Principes d’économie politique/III-II-II-III

III

HISTORIQUE DU PRÊT A INTÉRÊT.

Toute l’antiquité a pratiqué le prêt à intérêt et sous des formes terriblement dures, mais tous ses grands hommes, Moïse, Aristote, le dur Caton lui-même, l’ont flétri[1]. Après l’avènement du christianisme[2], les attaques redoublèrent de vigueur dans les écrits des Pères de l’Église, et quand l’Église eut solidement établi son pouvoir, elle réussit à faire prohiber formellement le prêt à intérêt dans le droit civil aussi bien que dans le droit canonique[3].

Quoique cette théorie ait été depuis lors traitée avec un profond mépris et considérée comme une marque d’ignorance de toutes les lois économiques, elle peut au contraire très bien s’expliquer historiquement.

Nous avons déjà fait remarquer (Du crédit, p. 318) que jusqu’à une époque relativement récente, le crédit, le prêt d’argent ne pouvait avoir un caractère productif : il ne pouvait servir, et ne servait, en effet, qu’à la consommation. Les anciens et les Canonistes ne se trompaient donc pas si grossièrement qu’on le croit et avaient au contraire une notion très exacte de l’état économique de leur temps quand ils confondaient le prêt et l’usure.

Ceux qui empruntaient, c’étaient les pauvres plébéiens aux patriciens de Rome pour s’acheter du pain, les chevaliers besogneux aux Juifs et aux Lombards du moyen âge pour s’équiper pour la croisade, tous pour des consommations personnelles et par conséquent improductives. Naturellement, quand venait l’échéance, ils ne pouvaient payer ni les intérêts, ni même le capital. Ils devaient alors payer de leur corps et de leur travail comme esclaves de leurs créanciers[4]. Dans ces conditions, le prêt à intérêt se manifestait comme un abus du droit de propriété chez le prêteur, comme un instrument d’exploitation et de ruine pour l’emprunteur, et c’est assez pour expliquer un préjugé si antique et si tenace.

À cette époque, on ne connaissait presque pas le capital, même de nom ! (Voy. p. 151). Il n’y avait guère que la terre qui fut frugifère. Mais aussi ne songeait-on pas à discuter la légitimité du fermage : c’est que dans le bail à ferme, on voyait le revenu sortir de terre sous forme de récoltes, et l’on sentait bien que la rente payée au propriétaire ne sortait pas de la poche du fermier. Mais il n’en était pas de même de l’argent et, en ce qui le concerne, l’observation d’Aristote paraissait exprimer la vérité : l’argent ne fait pas de petits[5]. C’est pourquoi St Jean Chrysostome, mettant en contraste le propriétaire et le capitaliste, s’indignait de ce que le prêteur « pratiquait une damnable agriculture, en moissonnant là où il n’avait pas semé ».

Au reste, ce qui montre que le raisonnement des canonistes n’était pas une pure casuistique, c’est que, dans tous les cas où il était établi que l’emprunteur devait réaliser un bénéfice, par exemple en faisant le commerce, et que le prêteur courait certains risques, l’intérêt devenait légitime[6].

Mais il semble que puisque les canonistes admettaient parfaitement la propriété du capital ou du moins de l’argent, ils auraient dû, en vertu du raisonnement que nous exposions dans le chapitre précédent, admettre aussi en tous cas la légitimité de l’intérêt ? Non, parce que le prêt d’argent suppose précisément l’aliénation de l’argent prêté (Voy. p, 326) et il leur semblait contradictoire que le prêteur, après avoir aliéné l’argent prêté, s’en fit payer encore un prix de location.

Aussi l’admettaient-ils quand le prêteur transférait définitivement à l’emprunteur la propriété de la somme prêtée, c’est-à-dire renonçait à toute réclamation du capital c’était le prêt sous forme de constitution de rente.

La Réforme réagit naturellement contre la doctrine canonique. Calvin se montra disposé à tolérer le prêt à intérêt sous certaines conditions. Deux grands jurisconsultes français huguenots, Dumoulin et Saumaise (celui-ci réfugié en Hollande), au XVIIe siècle, réfutèrent les arguments scolastiques contre l’usure[7]. Toutefois il faut arriver jusqu’aux économistes, Turgot (Mémoire sur les prêts d’argent, 1769) et Bentham (Lettres sur l’usure, 1787), pour voir la doctrine économique s’affirmer en faveur du prêt à intérêt.

À partir de cette date, tous les économistes sont unanimes. Et cette fois ils ont raison. Pourquoi ? Parce que les choses avaient changé de face.

D’une part les rôles se sont intervertis. Aujourd’hui ce ne sont plus les besogneux qui empruntent aux riches, les plébéiens aux patriciens : — ce sont au contraire les riches, les puissants, les spéculateurs, les grandes compagnies, les Rothschilds, les propriétaires de mines d’or, les grands États surtout, qui empruntent au public, aux petites gens, qui puisent dans l’épargne populaire, dans le bas de laine du paysan. Et il en résulte ceci c’est que ce n’est plus l’emprunteur dont le sort est pitoyable mais plutôt le prêteur. Ce n’est plus l’emprunteur faible et désarmé dont l’opinion publique et la loi doivent prendre la défense contre la rapacité du préteur, c’est le préteur ignorant que la loi et l’opinion publique doivent protéger contre l’exploitation des gros emprunteurs privés ou publics dont l’histoire financière de notre temps offre maints scandaleux exemples.

D’autre part, et ces deux changements sont concomitants, la nature même du contrat de prêt a changé. Généralement aujourd’hui on n’emprunte plus pour avoir de quoi manger, mais pour faire fortune aujourd’hui le prêt de consommation est devenu l’exception et le prêt a pris son véritable caractère, son caractère économique, celui d’un mode de production[8]. C’est, comme nous l’avons montré (voy. p. 440), l’entrepreneur, c’est-à-dire le véritable agent de la production, qui loue le capital et paie l’intérêt, et cet intérêt figure dans ses frais de production au même titre que le salaire de la main-d’œuvre ou le loyer de son usine. Il serait donc insensé de vouloir dans un but humanitaire le dispenser de payer l’intérêt, ce qui n’aurait d’autre résultat que d’augmenter ses profits !

Cependant même aujourd’hui, dans notre législation, le prêt à intérêt porte encore comme un stigmate de cette vieille réprobation. En effet, on sait que malgré les protestations ininterrompues des économistes, la loi interdit de prêter au-dessus du taux de 5 % et que le fait de prêter habituellement au-dessus de ce taux constitue le délit d’usure qui est puni de peines assez sévères[9].


  1. Deutéronome (xxiii, 19). « Tu ne prêteras point à intérêt à ton frère ».
    Aristote (Politique, I, ch. 4). « L’argent ne devait servir que de simple moyen pour faciliter l’échange des produits. Mais loin de là, le gain qu’on en tire par intérêt lui fait faire des enfants, comme l’indique son nom τόκος (enfantement). Père et enfants sont tous semblables, l’intérêt est donc de l’argent issu de l’argent et c’est de tous les moyens de réaliser un profit, le plus formellement désavoué par la nature des choses ».
    Caton (cité par Cicéron) : Quid fœnerari ? quid hominem occidere ? (qu’est-ce que prêter à intérêt ? qu’est-ce qu’assassiner ?)
  2. On connaît la parole du Christ : Mutuum date nil inde sperantes (quand vous prêtez n’attendez rien en retour).
  3. C’est seulement du Concile de Vienne, en 1311, que date la prohibition formelle du prêt à intérêt entre chrétiens.
    De la part des Juifs, au contraire, il était permis, parce qu’on sentait bien qu’on ne pouvait se passer des prêteurs d’argent et que les Juifs rendaient aux chrétiens un très grand service en se chargeant à leur place de ce péché.
  4. Les maisons des patriciens de Rome avaient des caves qui servaient de prisons, ergastula, pour y tenir enfermés les débiteurs insolvables. Au moyen âge, malgré le type sinistre de Shylock, les mœurs s’adoucirent ; quand il s’agissait d’un débiteur puissant et insolvable, il devait seulement fournir des otages à ses créanciers et en payer la nourriture, ce qui était encore fort onéreux. Cela ne justifie-t-il pas le mot des canonistes : jus belli, jus usuræ ?
  5. Pour Aristote cependant, la doctrine est moins explicable, car les Grecs de son temps connaissaient déjà à merveille la façon de se servir des capitaux dans le commerce et d’en tirer profit.
  6. Le concile de Latran (1515) déficit parfaitement la situation : « Il y a usure là où il y a gain qui ne provient pas d’une chose frugifère et qui n’implique ni travail, ni dépenses, ni risques de la part du prêteur ».
  7. Il est curieux de constater que les Jésuites contribuèrent aussi bien que les réformateurs à faire admettre le prêt à intérêt dans la pratique, en inventant des combinaisons subtiles pour éluder la loi économique, par exemple le contractus trinus, contrat plus ou moins fictif par lequel le prêteur était censé s’associer aux risques et profits de l’entreprise et en même temps s’assurait contre ceux-là et renonçait à ceux-ci moyennant une somme fixe payable annuellement.
    L’intérêt était admis aussi sous forme de clause pénale pour le cas où le capital ne serait pas remboursé à l’échéance et comme rien n’empêchait de fixer cette échéance au lendemain même du prêt, si l’on voulait — on voit que de cette façon aussi la règle pouvait être assez facilement éludée.
    Pour plus de détails, voyez l’excellent livre de M. Ashley, Economic history, ch. VI, et Capital et intérêt de M. Böhm-Bawerk, Vol. I.
  8. Il faut noter toutefois une grande et déplorable exception en ce qui concerne le crédit public qui, depuis un siècle, a englouti dans des consommations, pour la plus grande part improductives et même destructrices, 150 milliards de capitaux dont les malheureux contribuables auront à payer l’intérêt à perpétuité ou du moins jusqu’au jour de la banqueroute finale. — Même dans le crédit privé les formes déplorables et ruineuses du prêt de consommation n’ont pas entièrement disparu. Elles ont été conservées par les fils de famine qui souscrivent des billets, par les pauvres gens qui achètent à crédit chez les détaillants, par les paysans de Russie, d’Orient, d’Algérie, qui empruntent aux usuriers et se font exproprier. C’est de là qu’est né ce mouvement qu’on appelle l’anti-sémitisme et c’est pour cette raison que les vieilles lois contre l’usure peuvent être encore parfaitement de saison dans certains pays et sous certaines conditions.
  9. C’est une loi de 1807 qui avait établi cette limitation de 5 % en matière civile et 6 % en matière commerciale. Les économistes se sont toujours élevés contre cette restriction et ils ont obtenu en partie gain de cause, puisqu’une loi de 1886 a aboli la limitation entre commerçants, la laissant subsister seulement pour les non commerçants. On peut retrouver ici une trace des distinctions des canonistes la loi admet le taux illimité de l’intérêt là seulement où le prêt est présumé productif par la nature des opérations, non dans le cas contraire.
    Mais on pourrait très bien abolir aussi la restriction en matière civile. Ce serait plus logique, puisque la loi n’établit aucun autre cas de maximum (ni pour le fermage, ni pour le loyer, par exemple) — et sans danger, croyons-nous, à la condition de laisser subsister le délit d’usure, c’est-à-dire de frapper ceux qui font métier de prêter de l’argent au-dessus du taux courant, en spéculant sur la misère ou l’inexpérience de l’emprunteur. Il n’y a là aucune contradiction et même cette distinction est admise par certaines législations, notamment en Allemagne et en Autriche.