Principes d’économie politique/III-II-II-V

V

SI LE TAUX DE L’INTÉRÊT TEND À LA BAISSE ?

S’il faut souhaiter la hausse des salaires, par contre il faut souhaiter la baisse de l’intérêt, et cela à tous les points de vue.

Au point de vue de la répartition des richesses — car par cela même qu’elle réduirait le prélèvement exercé par les capitalistes rentiers sur la production totale, elle accroîtrait d’autant la part disponible pour le travail. D’ailleurs le taux de l’intérêt ne détermine pas seulement le revenu des capitalistes ; il détermine indirectement le taux des profits, des loyers, des fermages même, et par conséquent de tous les revenus des classes possédantes.

Au point de vue de la production — car par cela même qu’elle abaisserait sans cesse le prix de location du capital, et par conséquent aussi les frais de production, elle faciliterait l’exécution d’entreprises jusque-là impossibles. Voici une terre qu’on pourrait défricher, des maisons qu’on pourrait bâtir pour y loger des ouvriers, mais on sait qu’elles ne rapporteront pas plus de 3 %. Si donc le taux courant de l’intérêt est de 5 %, on ne pourra trouver de capitaux pour ces entreprises, car on ne pourrait les entreprendre qu’à perte on s’abstiendra. Mais supposez que le taux de l’intérêt tombe à 2 % : aussitôt on s’empressera de les exécuter. Turgot, dans une image célèbre, compare l’abaissement du taux de l’intérêt à la baisse graduelle des eaux qui permet d’étendre la culture sur de nouvelles terres.

Mais il ne suffit pas de dire que cette baisse est désirable. Est-elle probable ? A-t-elle un caractère permanent ? Peut-on la considérer, en un mot, comme une véritable loi économique, naturelle, semblable, par exemple à cette de la hausse de valeur de la terre ou même de la baisse de valeur de la monnaie métallique.

L’économie politique, particulièrement l’école optimiste française depuis Turgot jusqu’à M. P. Leroy-Beaulieu, a toujours affirmé cette loi : Bastiat la mettait au nombre de ses plus belles « Harmonies ».

Cette thèse s’appuie à la fois sur le raisonnement et sur les faits.

En fait, la baisse considérable du taux de l’intérêt qui, depuis trente ou quarante ans, l’a fait tomber de 5 à 3 et même 2 1/2 %, sera un des phénomènes économiques les plus caractéristiques de la seconde moitié du XIXe siècle.

En théorie, il semble raisonnable de penser que dans une société progressive les capitaux doivent devenir de plus en plus abondants, comme d’ailleurs toute richesse artificielle, et que par suite leur utilité finale et leur valeur doit aller en décroissant. Et la sécurité aussi doit aller en augmentant, si du moins on admet que le progrès suppose de la part des individus et des États plus de fidélité à leurs engagements ou des moyens de contrainte plus efficaces de la part des créanciers. Enfin si les capitaux doivent devenir plus abondants et plus assurés, il y a lieu de penser aussi qu’ils deviendront moins productifs et que les profits diminueront, soit dans l’agriculture par suite de la loi du rendement non proportionnel, soit même dans l’industrie ou les transports parce que les possibilités d’emploi y sont limitées — par exemple il est incontestable que les chemins de fer qu’on pourra encore construire en France seront beaucoup moins productifs que les grandes lignes par lesquelles on a commencé. Ainsi de tous les facteurs qui déterminent le taux de l’intérêt, il n’en est pas un seul qui ne le pousse dans le sens de la baisse.

Il semble même qu’il n’y ait guère de limite assignable à cette décroissance, car il n’y a pas ici, comme quand il s’agit d’une marchandise, la limite minimum des frais de production, ou comme quand il s’agit du salaire, celle fixée par le coût d’existence d’un ouvrier. Ici la seule limite c’est celle au-dessous de laquelle le capitaliste renoncerait à prêter et préférerait thésauriser son capital ou le manger mais quel est le taux au-dessous duquel le capitaliste préférera dépenser son argent ou le garder sous clé que le prêter ? Sera-ce 1 p. 100 ? Sera-ce 1 p. 1000 ? Nul ne peut le dire[1].

Voilà les arguments : mais aucun ne nous paraît décisif.

En fait, la soudaineté même et l’amplitude de la baisse qu’a subie, en moins d’une génération, l’intérêt de l’argent, nous révèle assez qu’il ne s’agit point ici de ces courbes séculaires qui caractérisent le mouvement évolutif, mais d’une oscillation temporaire et probablement périodique. Et c’est ce que l’histoire confirme aussi. Sous l’Empire Romain le taux de l’intérêt n’était pas plus élevé qu’au milieu de ce siècle, et au XVIIIe siècle, en Hollande, il était déjà tombé aussi bas qu’aujourd’hui.

Quant aux prévisions sur la diminution des risques courus par les capitaux et la diminution de leur productivité, elles ne peuvent être que bien incertaines. Pour les risques d’abord, pense-t-on qu’il y ait aujourd’hui moins de débiteurs insolvables, moins de faillites, moins de colossales escroqueries, moins de capitaux engloutis dans des entreprises aventureuses qu’au temps jadis et par conséquent pourquoi se croire autorisés à conclure qu’il en sera différemment dans l’avenir ?[2] — En ce qui concerne la productivité, il est certain que si l’on considère une même industrie, par exemple, celle des chemins de fer ou l’éclairage au gaz, il y a une limite à leur développement, mais si l’on considère la production en général, comme les industries anciennes sont sans cesse remplacées par de nouvelles, rien n’autorise à croire que les transports par ballons, par exemple, seront moins rémunérateurs que ceux par chemins de fer, ou l’éclairage électrique (ou à l’acétylène) que l’éclairage au gaz[3].

En résumé, ce qui nous paraît le plus probable c’est que le taux de l’intérêt, après avoir atteint un certain point minimum dont nous ne sommes plus sans doute bien éloignés, se relèvera, et qu’il passera dans l’avenir par les mêmes longues périodes alternantes de hausse et de baisse que dans le passé.

    était la fraction du capital représentée par l’intérêt. Au lieu de dire qu’on prêtait à 5 %, on disait prêter au denier 20 (parce que l’intérêt représente en ce cas le 1/20 du capital), au lieu de 4 %, on disait au denier vingt-cinq, etc.

  1. Bastiat dit que l’intérêt peut descendre au-dessous de toute quantité assignable sans jamais pourtant descendre à zéro, comme ces courbes, connues en mathématique sous le nom d’asymptotes, qui peuvent se rapprocher indéfiniment d’une ligne droite sans jamais arriver à la toucher. Un économiste anglais, M. Foxwell, a même eu le courage de déclarer qu’un jour pourrait venir où les capitalistes, loin de toucher un intérêt de ceux à qui ils confieraient leurs fonds, les paieraient au contraire pour cela. C’est donc la gratuité du crédit rêvé par Proudhon et qu’on avait si fort raillée.
    Il est juste de dire d’ailleurs que M. Foxwell vise surtout les prêts faits aux banques sous forme de dépôts. Et dans ce cas, en effet, il est très possible qu’à raison du service qu’elles rendent au déposant, non seulement les banques ne paient point d’intérêt, mais encore fassent payer un droit de garde : c’est ce qu’elles faisaient autrefois (Voy. p. 327).
  2. Il faut même tenir compte d’un risque nouveau, celui qui résulte des grèves et aussi des charges que les lois tendent à imposer de plus en plus aux patrons et aux rentiers.
  3. C’est M. P. Leroy-Beaulieu, défenseur ardent de la thèse de l’abaissement progressif du taux de l’intérêt, qui a surtout développé cet argument auquel il attache une grande importance. Cependant cet argument qui se fonde en somme sur une croyance pessimiste — celle d’une limite fatale imposée à l’industrie humaine — ne parait pas s’accorder très bien avec les vues de l’auteur qui sont généralement très optimistes tant pour la production que pour la répartition. Cette contradiction se révèle d’une façon curieuse dans ce fait que M. Leroy-Beaulieu, qui admet la décroissance de la productivité du capital, n’admet pas la loi du rendement non proportionnel dans l’agriculture et gourmande sur ce point Ricardo et Stuart Mill ! — Voy. dans le même sens, Saugrain, La baisse du taux de l’intérêt.