Principes d’économie politique/III-II-I-V

V

S’IL EXISTE DES MESURES PROPRES À FAIRE HAUSSER LES SALAIRES.


Les intransigeants de l’école libérale ne croient pas qu’il existe aucun moyen artificiel pour faire hausser les salaires, pas plus que pour faire hausser les prix. Pour eux, le taux des salaires est déterminé par des lois naturelles, et échappe par là même à l’influence de toute intervention de l’homme. Croire qu’une coalition des ouvriers, ou qu’un texte de loi, ou même que telle ou telle forme d’association, pourra faire monter les salaires, serait aussi puéril que de croire que pour faire venir le beau temps il suffit de pousser avec le doigt l’aiguille du baromètre.

S’il a pu arriver que quelque grève ait déterminé une hausse des salaires, c’est qu’alors la hausse des salaires devait arriver par la force des choses. La grève en ce cas a agi à la façon de ce léger coup de pouce qu’on donne sur le cadran pour permettre à l’aiguille toujours un peu paresseuse de suivre l’ascension du mercure et de prendre plus vite sa position d’équilibre.

Mais il vaut bien mieux s’appliquer à rendre l’aiguille parfaitement sensible en perfectionnant le mécanisme qui la fait mouvoir, c’est-à-dire, pour parler sans métaphore, à rendre le travail tout à fait mobile et disponible en assurant le plus libre jeu possible à la loi de l’offre et de la demande[1]. Cela suffira pour que le prix de la main d’œuvre s’élève progressivement, par suite de l’accroissement général des richesses qui est la condition normale des sociétés prospères.

Ce raisonnement est loin d’être irréfutable.

D’abord en admettant même que la main-d’œuvre ne soit qu’une marchandise passivement soumise aux lois de l’offre et de la demande, il n’en résulte pas qu’on ne pût agir sur le prix de la main-d’œuvre en agissant sur les causes qui font varier l’offre et la demande. On a bien la prétention, justifiée dans une certaine mesure, de pouvoir agir efficacement sur le prix des marchandises par des syndicats de producteurs (Cartels) ou par des systèmes protectionnistes. Pourquoi n’aurait-on pas la même prétention en ce qui concerne le prix de la main-d’œuvre ? Et telle est justement la prétention des associations ouvrières (Trades-Unions) d’arriver à relever le taux des salaires en raréfiant l’offre de la main-d’œuvre par le raccourcissement de la journée de travail, la limitation du nombre des apprentis, l’expulsion des ouvriers étrangers, l’interdiction du travail à prix fait et même parfois des procédés mécaniques.

Il est vrai que l’on déclare que ces mesures sont absolument vaines et que, même dans le cas où elles relèveraient les salaires pour certaines catégories d’ouvriers, elles n’atteindraient ce but qu’au détriment de la classe ouvrière en général. Et nous inclinons en effet à le croire.

Mais la vraie réponse à faire, c’est que la main-d’œuvre ne peut être assimilée à une marchandise. Nous ne nions pas qu’en fait le travailleur humain ne subisse la loi du marché et n’y soit soumis aux mêmes variations de cotes que le cours des cotons ou des charbons. Nous disons seulement que cela, loin d’être naturel, est contre nature. Il y a une réaction de plus en plus marquée contre cet état de choses — réaction dans laquelle les ouvriers, soutenus par l’opinion publique et par la loi, demandent à être traités non comme des choses, mais comme des hommes, à recevoir non pas le prix que le cours du marché fixe pour un ballot, mais la part que la justice attribue à un collaborateur, à un associé dans l’œuvre sociale. Ils demandent aux autres copartageants, en particulier au patron qui les touche de plus près, de se serrer un peu pour leur faire place[2]. Et ils y arrivent par deux moyens soit par la guerre, c’est-à-dire par la grève, soit à l’amiable par l’arbitrage.

Donnons quelques renseignements sur chacun de ces deux moyens.

§ 1. — Des grèves.

Dans les conditions ordinaires, quand l’ouvrier traite seul avec le patron, il est placé dans une situation d’infériorité forcée, et voici pour quelles raisons :

1° parce que le capitaliste peut attendre, tandis que le travailleur ne le peut pas. Celui-ci est dans la situation d’un marchand qui a absolument besoin de vendre sa marchandise pour vivre la marchandise ici, c’est la main-d’œuvre ; parce que l’entrepreneur peut en général se passer de l’ouvrier quand celui-ci est isolé, tandis que l’ouvrier ne peut pas aussi facilement se passer du patron. On trouve toujours un autre ouvrier ; au besoin on le fait venir de l’étranger ; au besoin même on le remplace par une machine. On ne trouve pas aussi aisément un autre patron ; on ne le fait pas venir du dehors par chemin de fer ou par bateau ; on n’a pas trouvé le secret de le remplacer par une machine ;

3° parce que l’entrepreneur est mieux au courant de la situation du marché. Il voit de plus haut et de plus loin.

Voilà pourquoi le contrat de salaire pendant longtemps n’a été libre que de nom. Mais du jour où l’ouvrier a pu constituer avec ses camarades du même corps de métier une association, l’égalité de situation s’est trouvée rétablie jusqu’à un certain point :

1° en donnant à l’ouvrier le moyen de refuser son travail, et en le soutenant pendant ce temps à l’aide du capital de l’association et des cotisations des associés ;

2° en solidarisant tous les ouvriers d’une industrie, en sorte que le patron n’ait plus à traiter avec un seul, mais avec tous ;

3° en leur procurant un bureau de renseignements et des directeurs compétents et expérimentés, pouvant se rendre compte de la situation aussi bien que les patrons eux-mêmes, et qui par là les empêchent de faire de fausses manœuvres.

Pourtant ce droit de s’entendre et de s’associer, les ouvriers ne l’ont conquis que récemment. Ils ont conquis d’abord le droit de coalition, c’est-à-dire de se concerter pour exiger certaines conditions et, en cas de refus, pour refuser de travailler et faire grève. Ce droit leur a été reconnu en Angleterre en 1824 et en France par la loi de 1864. Ce n’était point assez, car pour être efficaces, leurs réclamations devaient s’appuyer non sur des coalitions accidentelles et passagères, mais sur des associations permanentes. Or ce droit d’association ne leur a été légalement conféré qu’en 1871 en Angleterre et en 1884 en France[3].

La légitimité du droit de faire grève n’est plus aujourd’hui contestée par personne[4] — puisque même en admettant l’assimilation du travail à une marchandise, chacun doit être libre de refuser de vendre sa marchandise si on ne lui donne pas le prix qu’il en demande, — mais c’est son efficacité qui est encore aujourd’hui fort discutée.

La grève, étant un moyen de guerre, a tous les inconvénients de la guerre : elle entraîne une énorme gaspillage de forces productives[5] ; elle cause de grandes souffrances, et laisse toujours dans le cœur du vaincu (ouvrier ou patron) des ressentiments qui préparent de nouveaux conflits. Mais on ne peut nier que ce moyen violent n’ait contribué à relever le taux des salaires en forçant les patrons à faire à leurs ouvriers une part plus large. Il ne faut pas juger de l’efficacité des grèves seulement par la proportion des grèves ayant réussi ou échoué que donnent les statistiques[6]. Une seule grève qui réussit peut faire augmenter les salaires dans une foule d’industries. Et d’ailleurs c’est moins la grève elle-même qui agit pour relever le taux des salaires, que la crainte toujours imminente de la grève. Il semble même que plus les associations sont nombreuses et fortement constituées, moins il y ait de grèves — de même que l’organisation, dans chaque État d’Europe, de puissantes armées a eu justement pour effet de réduire le nombre des guerres.

§ 2. Arbitrage et conciliation.

De même que les conflits politiques, qui ont d’abord provoqué des guerres incessantes, tendent aujourd’hui à être résolus, au moins en partie, par l’arbitrage, de même dans les conflits entre le capital et le travail, à la solution brutale par la grève, c’est-à-dire au droit du plus fort, on tend à substituer l’entente amiable.

La forme la plus caractéristique est l’arbitrage. Mais l’arbitrage, pour donner de bons résultats, suppose au préalable de fortes organisations ouvrières assez éclairées et surtout assez disciplinées pour accepter les décisions de l’arbitre alors même qu’elles leur sont contraires. Il y a peu de pays où elles en soient arrivées là. cependant dans certaines grandes industries de l’Angleterre des Conseils d’arbitrage et de conciliation, élus par les patrons et les ouvriers, fonctionnent avec succès[7].

Les Conseils d’usine ou Conseils ouvriers, usités surtout en Allemagne et en Autriche, sont des conseils organisés dans certaines usines pour recevoir les plaintes des ouvriers, discuter les règlements d’atelier et participer au gouvernement intérieur de l’usine, sans que leurs décisions cependant puissent lier le patron. Un projet de loi en Autriche tend à rendre l’institution de ces comités obligatoire et à en faire la base d’une organisation arbitrale[8].

Il serait très désirable en effet que l’arbitrage fût constitué dans l’industrie à l’état d’institution légale. Il ne faut pas en conclure que le recours à l’arbitrage doit être rendu obligatoire et les décisions de l’arbitre recevoir une sanction pénale. S’il fallait traîner les parties devant les arbitres manu militari, cette institution perdrait tout caractère pacifiant. On ne voit pas d’ailleurs quelle sanction légale leur sentence pourrait comporter et comment on pourrait la rendre exécutoire contre plusieurs milliers de personnes à la fois[9].

On doit noter dans le même ordre d’idées l’institution des « échelles mobiles de salaires » (sliding scales). En vertu d’une convention passée entre le patron et les ouvriers et valable pour une durée déterminée, de 5 ans par exemple, le taux des salaires est déterminé arithmétiquement d’après le prix de vente du produit, haussant quand il hausse, baissant quand il baisse. Mais ce procédé ingénieux n’est applicable qu’à des produits simples, comme la houille ou la fonte, et même là il est d’un mécanisme difficile.


  1. C’est à cet effet que M. de Molinari a proposé depuis longtemps la création de Bourses de Travail semblables à des Bourses de commerce, où l’offre et la demande de la main-d’œuvre pourraient se rencontrer de toutes parts, et qui assureraient au travail une mobilité presque égale à celle qui caractérise les capitaux.
    En effet, on a créé récemment en France un certain nombre de Bourses de Travail : mais ces institutions, bien qu’elles aient pour but accessoire de chercher un emploi aux ouvriers et de se substituer aux Bureaux de placement, justement odieux aux ouvriers, servent surtout de centres de propagande pour les ouvriers syndiqués.
  2. Alors, dira-t-on, le salaire ne pourra s’élever que par la réduction du profit ? Et si l’on songe combien le taux du profit est déjà réduit par la concurrence universelle et qu’il faut pourtant laisser aux entrepreneurs un certain minimum sans lequel ils quitteront la partie, ne faut-il pas conclure que la marge de hausse des salaires est bien restreinte et doit aller en se rétrécissant de plus en plus ? Et si l’on admet que l’es patrons, sous la pression des salaires accrus, réussiront à élever leur prix de vente et à rejeter ainsi sur le public, par répercussion, la hausse des salaires, qu’y gagneront les ouvriers ? car eux-mêmes faisant partie du public, ne reperdront-ils pas en tant que consommateurs par hausse des prix ce qu’ils ont pu gagner en tant que travailleurs par la hausse des salaires ?
    Mais à tout cela il faut répondre que s’il y a un accroissement général de production et par conséquent du revenu total à partager, la hausse désire pourra très bien avoir lieu sans se heurter à aucune limite fatale et même sans rogner la part des autres copartageants. Et on peut même légitimement espérer, sans commettre une pétition de principe, qu’une hausse graduelle des salaires, en permettant à l’ouvrier ne de se développer physiquement et intellectuellement, augmentera la productivité du travail, par conséquent le revenu total du pays, et ainsi, par un circuit, facilitera une hausse subséquente et plus générale des salaires.
  3. Les associations ouvrières en Angleterre sont bien antérieures à 1871, puisqu’on peut en retrouver en remontant à deux siècles en arrière, mais c’est à cette date seulement qu’elles ont été investies de la personnalité civile. Les Trade-Unions, riches aujourd’hui à millions, comptant des milliers d’adhérents (l’association des ouvriers mécaniciens compte 90.000 membres et possédait, à la fin de 1896, 7 millions francs en caisse), dirigées par des hommes prudents et distingués dont quelques-uns sont entrés à la Chambre des communes, représentées par de grands congrès annuels, constituent une véritable puissance sociale. Jusqu’à présent, elles n’ont pas mis cette puissance au service des idées sociales, mais n’ont poursuivi que le but plus pratique d’une augmentation dans les salaires ou d’une diminution dans la durée de la journée de travail, mais sans rien vouloir demander à l’État. Elles ont usé assez modérément de l’arme redoutable de la grève, préférant consacrer la plus grande partie de leurs ressources à des caisses de chômage, de retraite, on pour les maladies. Elles prenaient même un esprit de plus en plus conservateur, et en fermant leurs rangs, elles tendaient à faire de leurs membres une sorte d’aristocratie ouvrière.Il est vrai que la masse composée des ouvriers employés aux travaux vulgaires et qui n’exigent point d’apprentissage (ce qu’on appelle unskilled labor) formé depuis peu (depuis la fameuse grève dés portefaix des docks de Londres en 1890) des Trades-Unions nombreuses mais pauvres, d’un esprit beaucoup plus socialiste, beaucoup plus disposées à réclamer l’intervention de l’État à raison de la modicité de leurs ressources, et qui semblait devoir entraîner le Trade-Unionisme vers le collectivisme, mais aujourd’hui ces nouvelles Unions perdent plutôt du terrain (Voy. le livre de M. et Mme Webb, Histoire du trade-Unionisme, traduit en français).
    Aux Etats-Unis, il y a aussi des Trade-Unions ; mais on y préfère les formes d’association beaucoup plus vastes qu’on appelle des « organisations » et dont la plus célèbre, mais qui a perdu aujourd’hui beaucoup de son importance, était celle des Knights of Labor (Chevaliers duTravail) qui, malgré ce titre emphatique, se recrutait plutôt parmi les ouvriers unskilled.
    En France, les syndicats ouvriers comme on les appelle, n’ont obtenu l’existence légale que par la loi de 1884 sur les syndicats professionnels qui a été une sorte de contre-révolution. On sait, en effet, que la Révolution de 1789, par crainte de voir revivre les anciennes corporations avait défendu aux ouvriers de s’associer. Les appréhensions des hommes de la Révolution en ce qui touche le réveil de l’esprit corporatif et les risques qu’il pourrait faire courir à la liberté individuelle, n’étaient pas aussi vaines qu’on le prétend, car ces associations professionnelles à peine reconstituées et quoiqu’elles ne représentent encore qu’une faible minorité de la population ouvrière (421.000 membres en 1896) manifestent déjà la prétention d’imposer leurs décisions aux ouvriers non syndiqués.
    De là des conflits incessants qui ont provoqué de nombreuses décisions judiciaires contradictoires et une foule de projets de loi, la jurisprudence et la législation s’efforçant vainement de concilier les droits des syndiqués avec la liberté des non syndiqués.
    Il y a même eu un mouvement considérable en Suisse tendant à rendre les décisions des syndicats légalement obligatoires pour tous les ouvriers de la même industrie.
  4. Ce droit cependant est contesté, non sans motifs sérieux, pour les ouvriers qui appartiennent à un service d’État (fonctionnaires, employés de manufactures d’État, des postes, etc.), ou même à un service ayant un caractère d’intérêt publie urgent (gaz, eaux, chemins de fer, etc.).
  5. Le Bureau de statistique du Travail des États-Unis a évalué à 1.427 millions de francs (dont 2/3 pour les ouvriers, 1/3 pour les patrons) les pertes causées par les grèves et les lockouts pendant les treize années 1882-1894. (On désigne sous le nom de lockout la grève des patrons, quand ceux-ci s’entendent pour fermer simultanément leurs ateliers et forcer par là les ouvriers à capituler).
  6. D’après les nombreuses statistiques publiées à ce sujet il faut compter dans les grèves, en moyenne, moitié de réussites et moitié d’échecs. Les statistiques semblent démontrer que la proportion des grèves qui réussissent devient particulièrement considérable dans les périodes de prospérité industrielle. Pourquoi ? parce que c’est justement alors que les patrons font de plus gros bénéfices, et par l’effet ou la menace des grèves, ils se résignent à en abandonner une partie à leurs ouvriers, ce que très probablement ils ne feraient pas sans cela (Voy. Schwiedland, Revue d’Économie politique, 1890, p. 539).
  7. Voy. dans la Revue d’Économie Politique de 1890 (pp. 461, 553), les articles de M. Lotz sur ce sujet.
    Il va sans dire que les conseils de conciliation ont pour rôle de prévenir les grèves avant qu’elles n’éclatent ; ceux d’arbitrage, de les apaiser une fois qu’elles ont éclaté.
  8. Voy. dans la Revue d’Economie Politique, 1891, l’article de M. Schwiedland sur l’Organisation de la Grande Industrie en Autriche.
  9. En France une loi récente a constitué l’arbitrage — facultatif d’ailleurs — sous une forme assez timide. C’est le juge de paix qui est chargé de le constituer (mais sans en faire partie lui-même) sur la demande de l’une des parties. Si l’autre refuse, son refus est affiché : c’est là la seule sanction.
    Il ne faut pas confondre les conseils d’arbitrage et de conciliation avec les tribunaux industriels, tels que nos Conseils de Prud’hommes en France. Ceux-ci sont de véritables tribunaux : ils statuent non sur des questions économiques, telles qu’une demande de hausse des salaires mais sur des questions juridiques, telles qu’une réclamation pour un salaire qui n’aurait pas été payé, — non sur des cas généraux, mais sur des cas individuels. Leur réforme est aussi à l’étude.