Principes d’économie politique/III-II-I-VI

VI

DES MESURES PROPRES À GARANTIR LES SALARIÉS CONTRE LES RISQUES.


Ce n’est pas tout que de toucher un juste salaire. Encore faut-il être sûr qu’il ne fera pas défaut au moment critique. Or il y a cinq risques qui sont suspendus sur la tête du salarié : — trois qui lui sont communs avec le reste des hommes, la maladie, la vieillesse et la mort, — deux qui sont

spéciaux à sa condition, l’accident et le chômage. — Tous ont cet effet commun de le mettre dans l’impossibilité permanente ou temporaire de travailler et par conséquent de gagner sa vie et celle de sa famille.

Ici se pose la question de savoir si l’initiative individuelle, s’exerçant par la voie de l’épargne et l’association, est suffisante pour les prévenir ou s’il ne faut pas recourir à l’intervention de l’État. Et il semble bien que l’épargne — l’épargne du pauvre — ne puisse suffire contre tant d’ennemis !

En fait, il n’y a qu’un seul de ces risques auquel l’initiative individuelle ait pu faire face, et encore dans une mesure incomplète, c’est la maladie. Il existe à cette fin par tout pays un grand nombre de sociétés dites de secours mutuels, qui, moyennant une faible cotisation de 1 fr. ou 1 fr. 50 par mois, se chargent de payer les frais du médecin, du pharmacien et d’allouer une certaine indemnité par journée de maladie[1].

Mais en ce qui concerne les quatre autres risques, on peut dire que l’initiative individuelle n’a rien fait ou bien peu de chose. Il y a bien un certain nombre de sociétés de secours mutuels qui assurent leurs membres contre la vieillesse en leur promettant une pension au delà d’un certain âge, mais il n’est pas sûr qu’elles puissent tenir leurs engagements. La prime d’assurance contre la vieillesse, malgré les combinaisons les plus ingénieuses, reste toujours fort élevée et serait écrasante pour un budget d’ouvrier[2].

Contre la mort et contre les accidents, il ne manque pas de compagnies d’assurances spéciales, mais leurs tarifs sont élevés et elles ne recherchent guère la petite clientèle ouvrière. Il n’y a d’ailleurs pas beaucoup de bourgeois qui songent à s’assurer contre ces deux risques et on ne saurait demander à l’ouvrier plus de prévoyance.

Pour le chômage, les Trades-Unions anglaises ont réussi, grâce à leur puissante organisation et aux fortes cotisations qu’elles imposent à leurs membres, à obtenir d’excellents résultats, mais encore faut-il qu’il ne s’agisse que de chômages partiels et localisés[3].

Si donc l’ouvrier à lui seul est impuissant, ne faut-il pas se retourner du côté du patron ? Ne peut-on pas soutenir en droit que certains de ces risques, notamment celui des accidents et celui de la vieillesse, doivent retomber à la charge du patron, car il semble juste qu’il supporte cette responsabilité comme celle des instruments détériorés ou usés à son service ?[4] Et en effet, un certain nombre de patrons, surtout les grandes sociétés par actions, ont organisé de leur plein gré des caisses d’assurance contre les accidents et des caisses de retraite pour la vieillesse dont ils supportent les frais en totalité ou du moins en grande partie, ne faisant supporter à leurs ouvriers qu’une faible part sous forme de retenue sur leurs salaires.

Mais cette initiative des patrons est un acte de générosité qui ne trouve pas beaucoup d’imitateurs, soit faute de bonne volonté, soit aussi faute de ressources, de semblables institutions ne pouvant fonctionner qu’avec un personnel et des capitaux considérables.

Reste encore un troisième personnage auquel on peut recourir, c’est l’Etat.

Et il semble bien qu’on ne puisse guère éviter de lui demander d’intervenir : c’est d’ailleurs un acte de bonne administration de sa part, car le moindre de ces risques a pour effet de précipiter le prolétaire, ou ceux qu’il laisse après lui, dans les bas-fonds du paupérisme, quelquefois même dans ceux du crime ; or, l’armée des misérables constitue à la fois pour la Société un péril et une cause de dépenses considérables. Il y a donc un intérêt social de premier ordre, en laissant même de côté toute question de justice, à les conjurer. Mais remarquez que son intervention peut s’exercer de trois façons bien distinctes :

1° L’État peut poser le principe de l’assurance obligatoire — soit pour l’ouvrier en ce qui le concerne, par exemple pour la maladie, la vieillesse et le chômage, — soit pour le patron en ce qui concerne ses ouvriers, par exemple pour les accidents — mais en laissant d’ailleurs à chacun d’eux la liberté de s’assurer où il voudra. De même que pour l’instruction obligatoire, par exemple. C’est le plus simple : seulement il ne sera pas facile d’assurer une sanction à cette loi et en admettant même qu’on puisse forcer les ouvriers à s’assurer et à payer, il resterait à prévoir pour eux un risque grave celui de l’insolvabilité possible du patron.

2° L’État peut se faire lui-même assureur. S’il se contente d’imposer l’assurance obligatoire sans fournir les moyens de s’assurer, il semble qu’il s’arrête à mi-chemin. Quand l’État a décrété l’instruction obligatoire, il s’est chargé de fournir gratuitement les écoles et le personnel enseignant. Ne faut-il pas que l’État, de même ici, crée les caisses d’assurances et prenne à sa charge, tout ou partie des frais, du moins ceux qui incomberaient aux ouvriers ?

C’est ce que demandent les socialistes. C’est une charge colossale que va assumer l’État s’il assure les salariés contre tous les risques que nous venons d’énumérer, même en se récupérant sur les patrons d’une partie des frais ; il faudra doubler du coup tous les budgets. Et d’ailleurs ce n’est pas seulement une question de budget, mais les économistes ont bien quelque sujet de protester contre une mesure qui, par sa généralité, aurait pour effet d’affaiblir la prévoyance et la responsabilité dans les classes salariées.

3° Enfin l’État peut se contenter de faciliter l’assurance en créant certains organes spéciaux mais facultatifs pour la faire aux meilleures conditions possibles, de même qu’il a créé par exemple des caisses d’épargne postales.

C’est un mélangé de tous ces types qui a été réalisé en Allemagne. Le gouvernement allemand sous l’inspiration du prince de Bismarck — par trois lois successives, celle de 1883 sur la maladie, celle de 1886 sur les accidents, celle de 1889 sur la vieillesse — a constitué tout un vaste système d’assurances qui fait entrer bon gré mal gré tous les patrons et ouvriers de l’industrie ou de l’agriculture dans de vastes corporations industrielles et régionales. Pour la prime d’assurance contre les accidents, les frais sont entièrement à la charge des patrons ; — pour la prime d’assurance contre les maladies, 1/3 seulement est à la charge des patrons, les 2/3 à la charge des ouvriers ; — pour la prime d’assurance contre la vieillesse et l’invalidité, la moitié est à la charge du patron, la moitié à la charge de l’ouvrier : toutefois, comme les charges sont ici beaucoup plus considérables, l’État vient au secours des uns et des autres en s’engageant à verser une somme de 50 m. (62 fr. 50) pour chaque retraité. — Ce mécanisme, qui englobe 18 millions d’assurés, constitue la plus grandiose expérience de socialisme d’État qu’on ait encore osé tenter[5].

En France on répugne à l’assurance obligatoire comme à faire de l’État l’assureur général. Mais depuis quelques temps on tend, sous l’influence de l’idée de solidarité, à mettre à la charge de l’État une part des frais[6].

On voit que dans le système allemand il n’est pourvu qu’à trois risques seulement et que les deux autres, la mort et le chômage, restent en souffrance. Il était cependant dans l’intention du gouvernement allemand d’y faire rentrer aussi le quatrième. Mais, quant au dernier, la tâche est vraiment immense et décourageante, si l’on songe que rien n’est plus difficile que d’apprécier la bonne foi de celui qui prétend manquer de travail et qu’il est presque impossible d’y empêcher la fraude puisqu’il n’y a ici, à la différence des risques précédents, aucun signe reconnaissable ; — si l’on songe de plus que ce risque, à la différence des précédents, n’a rien d’individuel, mais qu’il est dans sa nature de frapper par grands coups à la fois tous les ouvriers d’une même usine ou même tout un corps de métiers ou même toute l’industrie d’un pays ![7]

Pendant longtemps on a cru que l’État pouvait venir au secours des ouvriers sans travail en garantissant le droit au travail. Ce droit, qui a fait grand bruit pendant la révolution de 1848, est aujourd’hui assez démodé. On a compris qu’il n’est pas au pouvoir de l’État d’assurer à chacun un travail spécial, le genre de travail qu’il sait faire, ni surtout un travail productif, à moins que l’État ne se fasse entrepreneur général d’industries, c’est-à-dire n’entre en plein dans la voie collectiviste. On est à peu près d’accord aujourd’hui pour reconnaître que le droit au travail ne saurait rien être de plus qu’un mode d’assistance publique.


  1. Il existe en France environ 10.000 sociétés de secours mutuels comprenant 1.500.000 membres avec un capital de 230 millions. C’est relativement peu sur l’ensemble de la population ouvrière. En Angleterre, l’effectif de ces sociétés (friendly societies) est 4 fois et leur capital 10 fois plus considérable.
  2. D’après les calculs faits pour le projet de loi sur les caisses de retraite en France, il faudrait une prime annuelle de 96 fr. pour constituer une rente viagère de 600 fr. — à partir de 55 ans et en admettant le taux exagéré de 4 %.
  3. À l’heure où nous écrivons ces lignes (décembre 1897), la plus puissante Trade-Union anglaise, celle des mécaniciens, distribue chaque semaine 8 à 900.000 francs d’indemnités entre ses 80.000 membres en état de chômage par le fait de grève, et la grève dure depuis vingt semaines !
  4. D’après notre Code civil, le patron n’était rigoureusement responsable des accidents qu’autant que l’ouvrier prouvait qu’il y avait faute du patron. Et cette obligation de la preuve rendait le droit de l’ouvrier presque illusoire. Les statistiques sur les causes des accidents, faites en Allemagne, ont établi que sur 100 accidents, 26 sont dus à la faute de l’ouvrier, 20 à celle du patron, 4 à tous les deux, et 50 à des cas fortuits. Il est généralement admis aujourd’hui par les jurisconsultes que la situation doit être renversée, c’est-à-dire que le patron doit être tenu pour responsable des accidents, à moins qu’il ne prouve qu’il y a faute grave de l’ouvrier. Le patron doit supporter la détérioration de son personnel de même qu’il est obligé de supporter la détérioration de son matériel, l’un et l’autre rentrant dans les frais généraux de l’industrie. C’est ce qu’on appelle la théorie du risque professionnel !. Elle a cet avantage aussi d’éviter les procès par lesquels chaque partie rejette la faute sur l’autre.
    De même pour éviter toute discussion sur le montant de l’indemnité, la loi allemande fixe un tarif pour chaque accident tant pour un bras, tant pour une jambe, tant pour un œil — comme les anciennes lois barbares en cas de coups et blessures.
  5. Le système allemand a donné lieu aux critiques les plus vives, notamment en ce qui concerne les formatées et l’assujettissement qu’il impose aux assurés (c’est-à-dire à presque tous les citoyens) la proportion énorme des frais généraux (29 millions fr. en 1895) la modicité des pensions de vieillesse (de 132 à 220 fr. au maximum) ; les charges qu’il fait peser sur l’industrie (la charge de ces trois assurances a été, en 1895, de 200 millions fr. pour les patrons et de 175 millions fr. pour les ouvriers) et sur le budget de l’État lui-même ; l’augmentation singulière du nombre des accidents (de 1886 à 1895 en dix ans, ils ont plus que doublé) — et même la multiplication des procès qu’elle avait pour but d’éviter. Mais on a répondu d’une façon assez satisfaisante à la plupart de ces objections. Voy., pour les détails, le grand ouvrage (3 volumes) de M. Bellom sur Les lois d’assurance ouvrière à l’étranger.
  6. Pour les accidents, une loi de 1897 en impose la charge en tous cas au patron, comme risque professionnel, mais laisse aux patrons la liberté de s’assurer comme bon leur semblera pour se prémunir contre les risques. Seulement elle fait garantir les ouvriers par l’État contre l’insolvabilité possible du patron, et pour garantir l’État lui-même contre ce risque, elle établit une légère majoration sur l’impôt (patente) payé par les industriels.
    Pour la vieillesse, l’État s’est borné à constituer, depuis assez longtemps une Caisse nationale de retraites et d’assurances qui fait aux ouvriers déjà, des conditions un peu plus avantageuses que les compagnies d’assurances financières, mais on en use peu. De plus l’État s’est engagé à majorer jusqu’à concurrence de 360 fr. les pensions de retraite de ceux qui auraient déjà fait des versements à cet effet dans une société de secours mutuels.
    Divers projets de loi ont été déposés en ces derniers temps pour constituer une caisse de retraites pour la vieillesse à l’instar du système allemand, en répartissant tes charges à la fois sur l’ouvrier, sur le patron et sur l’État seulement l’assurance resterait facultative. Or, étant donnée l’imprévoyance naturelle des hommes et plus particulièrement des classes ouvrières, nous craignons qu’aucun système d’assurances (vieillesse, accidents ou maladie) ne puisse donner de résultats considérables si la loi ne lui impose un caractère obligatoire.
    Quant aux autres risques, l’État, en France, ne s’en est pas encore occupé.
  7. Cependant on a fait de nombreuses études et même des expériences dans ces derniers temps pour tâcher de conjurer ce risque du chômage. Il a été créé par les communes, dans diverses villes de Suisse, des sociétés d’assurance facultative contre le chômage : et même à Saint-Gall une obligatoire.
    Les résultats de ces expériences n’ont pas été satisfaisants, mais on ne se décourage pas et d’autres villes suisses vont recommencer sur de nouvelles bases.