Principes d’économie politique/III-II-I-IV

IV

DE LA HAUSSE DES SALAIRES.

La hausse graduelle des salaires, surtout depuis un demi-siècle, est un fait indiscutable. Des millions d’observations statistiques recueillies par tout pays permettent de conclure que les salaires agricoles ont doublé environ dans ce laps de temps et que les salaires industriels ont augmenté des deux tiers environ[1].

Mais que faut-il conclure de cette hausse ? — L’école optimiste en conclut que l’amélioration dans la condition des classes ouvrières est certaine, considérable, indéfinie, qu’elle s’opère spontanément et que par conséquent, dans l’intérêt des ouvriers eux-mêmes, il n’y a qu’à laisser faire.

L’école socialiste, persuadée que dans l’organisation économique actuelle les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres, ne saurait accepter cette façon de présenter les choses. Sans nier le fait matériel de la hausse des salaires, qui est indéniable, elle prétend que ce fait ne prouve rien au point de vue de l’amélioration du sort des classes ouvrières et voici les raisons qu’elle en donne :

1° La hausse des salaires est nominale, et non réelle : c’est une pure illusion d’optique causée par la dépréciation de valeur de l’argent. Si l’argent depuis un demi-siècle a perdu la moitié de sa valeur, qu’importe au travailleur de recevoir comme salaire une pièce de 2 fr. au lieu d’une pièce de 1 fr. ? Il n’en sera pas plus avancé.

Cette assertion est vraie en partie. Il est certain que la monnaie a perdu depuis un siècle la moitié de sa valeur et que cette baisse de valeur de l’étalon monétaire a déterminé une hausse générale des prix. Mais cette hausse du prix parait arrêtée depuis 1873 et même, depuis lors, c’est une baisse de prix sensible qui s’est dessinée. Il est vrai que celle-ci porte plutôt sur les prix du gros que du détail et que par conséquent l’ouvrier en a moins bénéficié. Néanmoins si les produits alimentaires (viande, légumes, vin, beurre, etc.) ont augmenté de prix dans des proportions très considérables, le prix des loyers plus encore peut-être et ce sont là de très gros articles dans le budget de l’ouvrier[2] — d’autre part le pain, qui constitue le plus gros article de son budget n’a pas haussé de prix ; beaucoup de denrées, le sucre, l’épicerie, les articles manufacturés, tels que les vêtements, meubles, etc., ont diminué dans des proportions considérables, et les prix des transports, de la correspondance, de l’instruction, ont diminué plus encore.

On estime qu’en moyenne c’est tout au plus si la vie matérielle a augmenté de 25 % depuis un demi-siècle. Or, comme les salaires, ainsi que nous venons de le voir, ont augmenté de 66 à 100 %, on voit qu’il reste une bonne marge de hausse réelle.

2° En admettant même, disent des socialistes, que la hausse des salaires soit en partie réelle, elle n’est pas en tout cas proportionnelle au développement de la richesse générale et à l’accroissement du revenu des autres classes de la société. Supposons que la masse à partager entre les propriétaires et les prolétaires fût, il y a cinquante ans, de 10 milliards, à raison de 5 milliards pour chaque classe supposons qu’aujourd’hui la masse à partager s’élevant à 20 milliards, les prolétaires touchent maintenant 7 milliards et les propriétaires 13 : — en ce cas la hausse des salaires, quoique réelle, ne représenterait pas une véritable élévation de condition ; la part des salariés se serait accrue de 40 %, celle des propriétaires de 160 %, quatre fois plus. Les salariés auraient plus de bien-être, mais ils ne se sentiraient pas plus riches, car il ne faut pas oublier que la richesse est chose toute relative, et telle est la nature de l’homme que l’aisance même lui apparaît comme un état de misère si elle fait contraste avec l’opulence de ceux qui l’entourent.

Cet argument contre l’ordre social actuel est peut-être le plus fort de tous ceux que renferme l’arsenal socialiste. En effet, au point de vue de la justice sociale, il faut admettre que les travailleurs ont droit non pas seulement à une amélioration quelconque dans leur condition, mais à un accroissement de revenu au moins proportionnellement égal à celui des autres classes de la société. Or, il semble bien que l’accroissement du revenu de la classe ouvrière n’a pas suivi une progression égale à celle de la richesse générale. Si nous prenons, par exemple, les chiffres officiels des valeurs transmises par successions et donations, par périodes de vingt ans, nous voyons l’ascension suivante :


1835 2.059 millions
1855 3.133
1875 5.320
1895 6.970


L’annuité successorale étant évidemment proportionnelle à la masse des fortunes privées, on peut donc affirmer que l’ensemble des fortunes privées a beaucoup plus que triplé depuis soixante ans et plus que doublé depuis quarante ans. Or, cet accroissement est assurément supérieur à celui des salaires, puisque, d’après les évaluations les plus optimistes, les salaires industriels ont tout au plus doublé depuis un demi-siècle, et même, d’après des statistiques plus circonspectes, paraissent n’avoir augmenté que des 2/3[3].

3° Enfin, il faut remarquer que les salaires moyens donnés par toutes les statistiques s’appliquent à des salaires présumés annuels et réguliers. Or le chômage et les mortes-saisons, qui deviennent un mal chronique de l’industrie, peuvent réduire effroyablement le salaire effectivement touché.

  1. Il faudrait accumuler les chiffres pour donner quelque valeur à cette démonstration, car quelques chiffres pris à part, qui peuvent toujours être choisis arbitrairement, ne prouvent rien. Nous ne pouvons donner ici de semblables tableaux. On pourra les trouver, avec une abondance de documents, dans le livre de M. Beauregard, sur la Main-d’œuvre et son prix. Nous nous bornerons à reproduire, comme donnant une impression générale, le tableau suivant dressé par M. de Foville et qui donne le revenu d’une famille de travailleurs agricoles, depuis un siècle :
    1788 
    200 fr.
    1813 
    400 —
    1840 
    500 —
    1852 
    550 —
    1862 
    720 —
    1872 
    800 —

    Il faut noter toutefois que la hausse a été beaucoup plus considérable à la campagne que dans les villes, et dans la province que dans la capitale, ce qui s’explique par l’émigration de la campagne vers les villes, et de la province vers la capitale.

  2. L’alimentation tient une place d’autant plus considérable dans un budget que ce budget est plus maigre : — les 2/3 dans un budget de 1.000 fr. pour s’abaisser jusqu’à 1/4 pour un budget de 5.000 fr. et au-dessus. Cette loi, connue sous le nom de « la loi Engel », du nom du statisticien allemand qui l’a formulée, a été vérifiée par de nombreuses observations.
  3. Cependant, il est juste de faire remarquer avec M. Paul Leroy-Beaulieu :
    1° Que cet accroissement considérable des capitaux est en partie factice, en tant qu’il est dû à une élévation dans le taux de capitalisation, laquelle résulte elle-même d’un abaissement du taux de l’intérêt. Une rente de 3.000 fr. sur l’Etat valait 60.000 fr. il y a quarante ans et en vaut 100.000 aujourd’hui ; mais la part du revenu social prélevée parle porteur n’est pas plus grande ;
    2° Que cet accroissement des capitaux tend à se ralentir assez sensiblement depuis quelques années (le maximum a été atteint en 1892 avec le chiffre de 7.417 millions) — ce qui s’explique aisément par les prélèvements de plus en plus considérables exercés par l’impôt, par les réductions de revenus résultant des conversions de rentes et obligations, par la diminution de valeur des terres et la réduction des fermages.