Principes d’économie politique/III-II

DEUXIÈME PARTIE

LES DIVERSES CATÉGORIES DE REVENUS



Nous avons vu les principes généraux de la distribution des richesses ; reste à examiner d’une façon plus précise la part que chacun de nous touche sous le nom de revenu et à rechercher l’origine et les causes de chacune de ces catégories de revenus.

Si nous vivions sous un régime de production isolée, chaque individu produisant sur sa terre et avec ses propres instruments, l’étude que nous allons faire serait supprimée chacun de ces producteurs autonomes garderait pour lui l’intégralité du produit de son travail nul, en droit, sinon en fait, ne songerait à le lui disputer — et tout serait dit.

Mais nous savons qu’une telle hypothèse n’est pas réalisée, sinon dans la très petite industrie[1]. Généralement aujourd’hui le principal agent de la production qu’on appelle l’entrepreneur[2] ne fournit personnellement qu’une faible part des éléments indispensables à la production, et il est obligé d’emprunter à autrui tout ou partie de ces éléments, travail, capital, terre. Il ne pourra donc garder pour lui l’intégralité du produit, mais il devra commencer par payer le concours de ses collaborateurs, et la part qu’il donnera à chacun d’eux est précisément ce qui constituera son revenu. Au travailleur il donnera un salaire, au capitaliste un intérêt, au propriétaire foncier une rente ou un loyer, après quoi il gardera pour lui ce qui reste s’il en reste c’est ce qui constitue son revenu à lui entrepreneur, revenu d’une nature spéciale qui s’appelle le profit[3].

Il semble donc que c’est par le profit que nous devrions logiquement commencer cette revue des diverses catégories de revenus, puisque c’est l’entrepreneur qui est le grand distributeur des parts et que tous les revenus autres que le sien ne sont pour ainsi dire que de seconde main. Mais tout au contraire comme, ainsi que nous venons de le dire, le profit est ce qui reste sur la valeur du produit après avoir prélevé les parts des autres copartageants, c’est par ceux-ci qu’il convient de commencer.

Cette division tripartite dans la répartition a l’avantage de correspondre très exactement à la division tripartite dans la production. Chacun des trois facteurs qui coopèrent à l’œuvre de la production sociale se trouve avoir sa part distincte dans le produit social — et cela paraît parfaitement naturel, si bien que les grands économistes classiques ne se préoccupent même pas de justifier ces diverses catégories de revenus. Cela, semble-t-il, va de soi.

Cependant le mécanisme que nous venons de décrire, et dans lequel l’entrepreneur joue le rôle de pivot, a un caractère, sinon artificiel, du moins contingent, en ce sens qu’il est déterminé par une forme particulière de l’évolution économique. Si nous nous reportons aux réserves que nous avons déjà faites quant à la division tripartite de la production (p. 105), si nous nous rappelons que le travail ou, pour mieux dire, l’homme est le véritable agent de la production et que la terre et le capital ne sont que des instruments entre ses mains, la confiance que nous imposait cette belle symétrie est un peu ébranlée et il semble que naturellement c’est le travailleur qui devrait avoir pour lui l’intégralité du produit. Il semble bien que la terre et le capital n’étant que des choses ne peuvent élever aucune prétention pour elles-mêmes à une part quelconque du produit et que c’est par pure métaphore qu’on peut parier de leurs droits et les faire figurer parmi les copartageants. Les personnes seules peuvent avoir des droits. Sans doute on comprend bien que ce n’est pas la terre ou le capital eux-mêmes qui réclament, mais certaines personnes, le propriétaire et le capitaliste, qui se présentent en leur nom — mais alors il faudra du moins qu’elles disent pourquoi et en vertu de quels titres elles se croient autorisées à le faire.

  1. On compte cependant encore dans certains pays, et notamment en France, un bon nombre de producteurs autonomes — probablement environ 2 1/2 millions de propriétaires paysans, un peu plus de 1 million d’artisans, et au moins 1 1/2 million de boutiquiers (c’est-à-dire, avec les membres de la famille, la moitié de la population française). Si cette dernière catégorie (dont 1/3 sont des débitants d’alcool) n’a pas une grande utilité sociale et peut disparaître sans inconvénients, les deux autres au contraire valent bien la peine qu’on cherche à les défendre, précisément parce que, n’étant guère touchées par les grands problèmes de la répartition des revenus, elles sont un élément de paix sociale.

    C’est parce que ces producteurs autonomes étaient beaucoup plus nombreux autrefois que la question sociale n’avait pas la même acuité, et on ne pourra probablement la résoudre qu’en revenant par des procédés plus complexes et détournés à des modes nouveaux de production autonome.

  2. Adam Smith et l’école anglaise ne l’avaient pas distingué du capitaliste. C’est J.-B. Say qui l’a le premier mis en lumière : toutefois le nom d’entrepreneur se trouve déjà dans Quesnay.
  3. Il est possible que l’entrepreneur, au lieu de distribuer aux copartageants leur part après que la valeur des produits aura été réalisée, leur en fasse l’avance : c’est même ce qui a lieu généralement pour le salaire, le loyer, mais cela ne change rien à son rôle.
    Il est possible aussi et même ordinaire que l’entrepreneur fournisse lui-même certains éléments de la production généralement tout ou partie du capital et généralement aussi un certain travail mais peu importe lui-même alors en ce cas touchera un revenu théoriquement distinct à titre de capitaliste, propriétaire ou salarié.
    Et s’il fournit tous ces éléments à la fois, auquel cas il est producteur autonome, alors encore son revenu doit être décomposé analytiquement en ces trois céments constituants.