Principes d’économie politique/III-II-I-I

CHAPITRE I

LE SALAIRE

I

DÉFINITION DU SALAIRE.

Le salaire, tel que le définissent généralement les économistes, c’est tout revenu touché par un homme en échange de son travail.

Si l’on s’en tient à la définition que nous venons de donner, le salaire apparaît comme le revenu naturel, par excellence, celui qui a toujours existé et existera de tout temps. On ne saurait concevoir en effet un état social quelconque dans lequel l’individu puisse vivre autrement qu’en échangeant son travail ou les produits de son travail ou ses services contre une certaine quantité de richesses. C’est ce qui permet aux économistes classiques d’affirmer, comme Mirabeau dans une phrase célèbre, que tous les hommes, sauf les voleurs ou les mendiants, sont des salariés, et même ils font rentrer les propriétaires eux-mêmes et les rentiers dans cette catégorie.

Mais c’est là, à notre avis, une définition incorrecte et inspirée par le désir peut-être inconscient de représenter le salaire comme le mode de rémunération le plus parfait qu’on puisse imaginer et le salariat comme un état définitif.

Or la science doit s’appliquer à distinguer et non à confondre pêle-mêle tous les revenus provenant d’un travail quelconque. Le mot de salaire, dans la langue économique, comme d’ailleurs dans la langue vulgaire, doit servir à qualifier non point tout mode de rémunération du travail, mais seulement un mode très spécial, à savoir le prix du travail loué et employé par un entrepreneur[1].

Nous avons vu en effet à maintes reprises que l’entreprise constitue le trait caractéristique de l’organisation économique moderne. Or le salariat est inséparable de l’entreprise, comme la face et le revers d’une même médaille, ou plutôt comme la vente et l’achat d’une même marchandise. La marchandise ici c’est le travail ou la main-d’œuvre : le salarié c’est celui qui la vend, l’entrepreneur c’est celui qui l’achète.

Par conséquent le salaire ne constitue, qu’un mode de rémunération relativement récent dans l’histoire économique, qui n’a guère apparu qu’avec l’organisation capitaliste moderne et le patronat et qui pourra très bien disparaître avec elle. C’est ce qui va nous apparaître plus clairement dans le chapitre suivant, et comme il est entaché, ainsi que nous le verrons plus loin, de certains vices graves, nous devons espérer qu’il sera remplacé un jour par quelque autre mode de rémunération du travail supérieur tant au point de vue de la justice que de l’utilité sociale (Voy. le ch. sur l’Avenir du salariat).


  1. En effet dans le langage courant, du moins en français, le salaire c’est ce que touche l’ouvrier, c’est-à-dire l’homme travaillant pour un patron. Tout autre mode de rémunération de travail porte un nom différent. Le revenu de l’artisan ou du marchand ce sont les bénéfices ; ceux des professions libérales, les honoraires, des fonctionnaires, les traitements ; des serviteurs, les gages. Pourtant tous ceux-là vivent aussi de leur travail personnel, mais ce travail ils le vendent non à un entrepreneur, à un patron, mais au public ou à l’État. Et de là des différences considérables au point de vue de la situation de ces personnes et des lois économiques qui fixent leur rémunération.
    Nous ne pouvons nous occuper ici de tous les revenus du travail en général, mais seulement du plus important de tous, le salaire.