Principes d’économie politique/III-I-II-V

V

LE COOPÉRATISME.


Le mot de coopératisme est un néologisme que commencent à employer ceux qui voient dans la coopération non pas seulement un moyen de réaliser certaines améliorations, mais tout un programme de rénovation sociale. Ce programme n’est pas précisément socialiste dans le sens généralement attribué à ce mot puisqu’il maintient la propriété individuelle avec ses principaux attributs, et pourtant il l’est en ce sens qu’il offre un idéal tout fait différent de celui du régime individualiste et capitaliste, qu’il réalise plusieurs des desiderata les plus importants du socialisme, et en attendant, ce qui n’est pas à dédaigner, procure immédiatement une amélioration très réelle dans les conditions d’existence.

Dès le commencement de ce siècle, Owen en Angleterre et Fourier en France avaient pensé que l’on pourrait transformer complètement l’homme et le monde par le moyen de l’association libre et ils avaient imaginé à cet effet des mécanismes plus ou moins ingénieux que nous ne pouvons exposer ici. Mais la seule force des choses a fait surgir spontanément dans différents pays des formes très diverses d’association — en Angleterre des associations de consommation en France des associations de production, en Allemagne des associations de crédit — d’autres encore, qui, quoique dans des proportions plus modestes, ont déjà commencé à réaliser d’ assez sérieuses transformations dans les conditions économiques actuelles et à ouvrir le champ à de plus grandes espérances.

Nous n’avons pas à étudier ici chacune des formes d’association coopérative et nous devons renvoyer pour chacune d’elles au chapitre du livre dans lequel elle rentre plus particulièrement (Voy. pour l’association coopérative de consommation et pour celle de construction, à la consommation ; pour l’association coopérative de production, au profit ; pour l’association coopérative de crédit, au crédit). Mais nous devons indiquer ici les traits communs qui les caractérisent et qui permettent d’en dégager un certain programmé social.

1° Toutes ont pour but l’émancipation économique de certaines catégories de personnes afin qu’elles puissent se passer des intermédiaires et se suffire à elles-mêmes. La société de consommation permet aux consommateurs de se passer du boulanger, de l’épicier, du marchand quelconque, en faisant directement tours achats aux producteurs ou, mieux encore, en fabriquant eux-mêmes tout ce qui leur est nécessaire. La société de crédit permet aux emprunteurs d’échapper aux griffes des usuriers en leur procurant directement les capitaux nécessaires ou même en leur permettant de créer eux-mêmes ces capitaux par d’ingénieuses combinaisons d’épargne et de mutualité. La société de production permet aux ouvriers de se passer des patrons en fabriquant eux-mêmes la marchandise et en la vendant directement au public.

2° Toutes ont pour but de remplacer l’esprit de compétition par l’esprit de solidarité, et la devise individualiste Chacun pour soi par la devise coopérative Chacun pour tous. Les individus ne se fout plus concurrence puisqu’ils s’associent entre eux pour pourvoir à leurs besoins et ces associations elles-mêmes ont pour règle de ne pas se faire concurrence entre elles[1] mais tout au contraire de se fédérer pour former des organisations plus vastes.

3° Toutes ont pour but non d’abolir la propreté, mais de la généraliser en facilitant aux coopérateurs l’épargne individuelle et surtout collective, ou l’emprunt, et en leur permettant d’arriver par la à la copropriété des magasins, banques, ateliers et maisons d’habitation.

4° Toutes ont pour but non de supprimer le capital, mais de lui enlever son rôle dirigeant dans la production comme aussi de lui enlever la part qu’il prélève à titre de pouvoir dirigeant sous forme de profit et dividendes. La suppression du profit sous toutes ses formes était déjà le point essentiel du système d’Owen. Beaucoup de sociétés s’interdisent par leurs statuts de faire aucun profit, ou le versent au fonds de réserve celles qui en font ne le distribuent entre leurs membres qu’au prorata de leurs achats, s’il s’agit de consommateurs, ou de leur travail, s’il s’agit d’ouvriers, mais jamais au prorata de leurs actions, c’est-à-dire du capital apporté par eux. On paye le service du capital action, comme du capital emprunté, seulement par un intérêt assez modique. Si l’on songe que dans la forme d’association capitaliste qui tend à prendre une si, grande extension de nos jours, la société par action, le capital prend toujours le produit de l’entreprise en même temps que la direction, réduisant le travail au rôle d’instrument salarié, on comprendra que le système coopératif constitue une véritable révolution sociale puisqu’il renverse la situation actuelle et que c’est le capital qui se trouve à son tour réduit au rôle d’instrument salarié !

5° Toutes enfin ont une valeur éducative considérable en apprenant à ceux qui en font partie — non point à sacrifier une part quelconque de leur individualité, de leur esprit d’entreprise, mais au contraire à développer leurs énergies pour aider autrui en s’aidant soi-même, à placer le bonheur dans la satisfaction des besoins et non dans la poursuite du profit, à moraliser les relations économiques par la suppression de la réclame, de la fraude, de la falsification des denrées, du sweating system, etc., à supprimer tous les modes d’exploitation de l’homme par l’homme et toutes les causes de conflit. On peut même dire que toute grande forme d’association coopérative a pour caractéristique l’abolition d’un conflit particulier, d’un duel d’intérêts antagonistes : — l’association de consommation supprime le conflit entre le vendeur et l’acheteur celle de crédit, le conflit entre le créancier et le débiteur — celle de production, le conflit entre le patron et le salarié[2].

Ces associations réaliseront-elles un si ambitieux programme ? Beaucoup en doutent[3]. Les associations coopératives de production, sur lesquelles le vieux socialisme français avait fondé de si grandes espérances, n’ont pas donné de brillants résultats. Mais les associations de crédit et surtout celles de consommation prennent un développement qui a surpris leurs adversaires et même leurs apôtres. Ces dernières surtout visent à absorber en elles toutes les formes coopératives et à réaliser une sorte de république coopérative dans laquelle toute la direction de la production passerait entre les mains des Consommateurs, ce qui ne serait certes pas une petite révolution.

  1. Tel est du moins le principe toujours affirmé, mais en fait, cela n’empêche pas que les sociétés coopératives ne commencent par faire concurrence aux organismes similaires existants (par exemple les sociétés de consommation aux marchands ou les sociétés de crédit aux banquiers) parce qu’on ne peut changer un milieu que par des moyens empruntés à ce milieu lui-même. Et malheureusement il arrive parfois qu’elles continuent à se faire concurrence entr’elles parce qu’elles subissent, elles aussi, l’influence du milieu.
  2. Il y a d’autres formes d’associations qui ont aussi pour but de supprimer un certain conflit : — par exemple les syndicats ouvriers et les syndicats patronaux cherchent bien à supprimer la concurrence entre ouvriers d’un même corps de métier ou patrons dans une même industrie. Mais il s’agit ici du conflit qui naît de la rivalité d’intérêts similaires, tandis que dans l’association coopérative il s’agit du conflit qui naît de la divergence d’intérêts opposés.
  3. On trouvera dans le grand Traité d’économie politique, de M. P. Leroy-Beaulieu et aussi dans de nombreux articles de M. Brelay dans le Monde Économique, toutes les critiques qu’on peut faire valoir contre le coopératisme envisagé comme « palingénésie sociale » — Pour la thèse inverse voyez dans la Revue socialiste de 1888 notre article sur l’Avenir de la coopération, et dans la Revue d’Économie politique de 1889 celui sur La coopération et les transformations qu’elle est destinée à réaliser dans l’ordre économique.