Principes d’économie politique/II-2-VII-XI

XI

DE QUELQUES FORMES PARTICULIÈRES DU CRÉDIT.


Il en est trois notamment qui ont fait l’objet d’innombrables études et qui ont donné, naissance à des institutions variées : crédit foncier, crédit agricole et crédit populaire.


§ 1er. — Crédit Foncier.


Le crédit foncier est théoriquement celui qui est affecté à l’acquisition de la terre ou à la création d’un domaine, mais en fait il reçoit souvent une destination tout autre et n’a d’autre trait caractéristique que d’avoir la terre pour gage.

La forme la plus simple et la plus ancienne du crédit foncier, c’est Je prêt sur hypothèque. Il présente un avantage considérable au point de vue du prêteur qui l’a fait rechercher de tout temps par les capitalistes : c’est la sécurité presque absolue, la terre étant un gage qui ne peut périr ni être volé[1]. Mais le prêt hypothécaire présente, à côté de cet avantage, de grands inconvénients pour chacune des deux parties : — pour l’emprunteur, parce qu’il fait peser sur lui une charge des plus onéreuses, le taux d’intérêt étant rarement inférieur à 5 %, tandis que les améliorations agricoles ne donnent en général qu’un revenu inférieur à ce taux ; — pour le prêteur lui-même, parce que le prêt hypothécaire, tout en lui donnant pleine sécurité pour son argent, ne lui permet pas d’y rentrer facilement ; il ne trouve pas aisément à céder sa créance et, quand le terme est venu, il lui faut recourir trop souvent à une extrémité aussi désagréable pour le créancier que lamentable pour le débiteur : l’expropriation forcée.

On peut, dans une certaine mesure, remédier à ce dernier inconvénient, en ce qui concerne le prêteur, en rendant les créances hypothécaires négociables par voie d’endossement, comme des créances commerciales, et ce système, qui est désigné quelquefois, quoique assez improprement, sous le nom de mobilisation de la propreté foncière, a été très savamment organisé dans certains pays[2]. Mais il est fort douteux qu’aucun système, si ingénieux qu’il soit, puisse permettre au créancier hypothécaire de négocier son titre comme un effet de commerce ; cela est contraire à la nature des choses le titre hypothécaire participera toujours dans une certaine mesure à la stabilité de la terre sur laquelle il repose.

Un autre système plus ingénieux consiste dans l’institution de banques d’une nature spéciale qui sont désignées ordinairement sous le nom de sociétés du Crédit Foncier. Ces banques jouent le rôle d’intermédiaires entre les capitalistes et les propriétaires : elles empruntent l’argent aux premiers pour le prêter aux seconds, et bien qu’elles ne rendent pas ce service gratis, cela va sans dire, cependant elles procurent certains avantages importants aux deux parties : — aux capitalistes prêteurs elles offrent des titres aussi solides que des titres hypothécaires puisqu’ils ont la même garantie, mais beaucoup plus aisément négociables, parce qu’ils ont pour gage non point telle ou telle terre déterminée, mais tout l’ensemble du fonds social : c’est d’ordinaire une puissante compagnie qui émet les titres, et ils circulent aussi aisément que des titres de rentes ou des actions ou obligations de chemins de fer ; — aux propriétaires emprunteurs, elles offrent le triple avantage : 1° d’un emprunt à longue échéance, 75 ans par exemple ; 2° d’un remboursement s’opérant petit à petit et d’une façon presque insensible par voie d’annuités ; 3° et enfin, en général, d’un taux d’intérêt relativement modéré[3].

Nous n’apprécions pas beaucoup, du reste, l’utilité du crédit foncier, quelques formes ingénieuses qu’on lui donne. Sans prétendre formuler ici un principe absolu, nous ne pensons pas qu’il y ait un intérêt social à faciliter au petit propriétaire les moyens d’emprunter : pour une fois qu’il y trouvera une occasion de fortune, dix fois il y trouvera une cause de ruine. Nous serions plutôt disposés, nous inspirant d’une idée tout opposée, à réclamer l’adoption de certaines mesures, telles que l’homestead des États-Unis qui enlève au propriétaire la faculté d’emprunter sur sa terre — du moins quand il s’agit de la petite propriété — car pour la grande, les suites fâcheuses de l’emprunt sont moins à redouter et si même l’expropriation devait en être la conséquence, on pourrait plus aisément, au point de vue social, s’en consoler[4].

§2. — Crédit Agricole.

Le crédit agricole ressemble beaucoup, à première vue, au crédit foncier, parce qu’il a aussi pour objet de fournir des fonds aux propriétaires. Il en diffère toutefois d’une façon assez nette et par son but économique, et par son caractère juridique, et par la forme des institutions qui lui servent d’organes. Il peut enfin, à notre avis, rendre beaucoup plus de services.

D’abord le crédit agricole a pour but de procurer au propriétaire non pas précisément les capitaux qui lui seraient nécessaires pour les dépenses d’acquisition ou de premier établissement, mais le fonds de roulement qui lui est nécessaire pour les dépenses courantes d’exploitation. Il faut remarquer qu’il est dans la nature de l’industrie agricole de ne donner des recettes qu’au bout d’un an et quelquefois d’un temps beaucoup plus long encore, tandis que les dépenses qu’elle exige sont continues : il faut donc que le cultivateur fasse continuellement des avances : or ces avances, c’est précisément le crédit agricole qui a pour but de les fournir.

De plus le crédit agricole ne repose pas sur la terre elle-même, mais sur le fonds d’exploitation ; il prend pour gage seulement le matériel, le bétail et les récoltes une fois rentrées : c’est, comme disent les jurisconsultes, un prêt mobilier et non immobilier.

En Allemagne (et même en Chine, paraît-il, de temps immémorial), le crédit agricole est organisé sous la forme de sociétés de crédit mutuel entre propriétaires, se prêtant entre eux et se servant du crédit que leur confère l’association pour se faire aussi prêter par des tiers dans des conditions plus avantageuses. Les plus célèbres de ces associations sont celles connues sous le nom de leur inventeur, Banques Raiffeisen[5].

Ces sociétés présentent les caractères suivants : 1° les associés n’apportent aucune mise dans la société : elle se constitue donc sans capital, il n’y a point d’actions ; 2° ils ne touchent aucun dividende : les profits, s’il y en a, restent dans le fonds indivisible ; 3° ils sont tous solidairement responsables sur tous leurs biens. C’est là surtout le trait caractéristique qui leur confère une valeur morale et éducative remarquable. Il y a aussi en Allemagne un autre type de sociétés de crédit agricole qu’on appelle Schulze-Delitzsch (Voy. le § suivant), qui ont toujours pratiqué aussi la solidarité illimitée, mais qui distribuent des dividendes et ont un caractère plus capitaliste.


§ 3. — Crédit populaire.

On connaît le proverbe « on ne prête qu’aux riches » et l’expérience de tous les jours le vérifie. Cependant les pauvres aussi peuvent avoir besoin de crédit, encore plus que les riches. Comment faire pour le leur procurer ?

C’est par l’association qu’on peut résoudre très aisément le problème. Un ouvrier ou un artisan isolé, si honnête et si laborieux qu’on le suppose, ne peut offrir une garantie suffisante à un prêteur : la maladie, le chômage ou la mort pouvant à tout instant déjouer la meilleure volonté. Mais si ces ouvriers ou artisans sont au nombre de dix, de cent, de mille, alors — groupés en faisceau et réunis au besoin par le lien d’une responsabilité solidaire — ils présenteront une grande surface et pourront facilement trouver du crédit sans passer par les mains d’usuriers. Leurs cotisations personnelles d’ailleurs, si modiques qu’elles soient, finiront par constituer, par leur nombre et par l’effet du temps, un fonds social imposant qu’ils pourront aussi se prêter entre eux.

C’est en Allemagne surtout, sous l’inspiration d’un homme dont le nom est resté attaché à cette institution, Schutze-Delitzsch, que ces banques populaires, qu’on appelle aussi sociétés coopératives de crédit et qui ont pour caractère essentiel la solidarité illimitée de tous les associés, ont pris un développement extraordinaire[6]. Les chefs de ces sociétés en Allemagne espèrent qu’elles réussiront à donner à la petite industrie les moyens de lutter efficacement contre la grande, en lui procurant les capitaux et l’outillage qui lui manquent. Ce serait un résultat considérable, s’il est réalisable. Cependant il y a lieu de remarquer que ces sociétés coopératives de crédit, précisément dans la mesure où elles soutiennent le petit commerce et la petite industrie individualiste, vont à l’encontre du but auquel tendent les sociétés coopératives de consommation et de production. Aussi les coopératistes sociaux sont-ils assez tièdes à l’égard de ces institutions.

Le seul crédit qui semblerait de nature à améliorer notablement la condition des classes ouvrières serait le crédit aux associations ouvrières de production, qui leur permettrait d’acquérir collectivement leurs instruments de production (Voir au Liv. suivant). On a déjà fait des essais dans cette voie en France sous le règne de Napoléon III, actuellement il existe une Banque des associations coopératives de production qui a précisément le but que nous venons d’indiquer. Mais jusqu’à présent ce crédit aux associations ouvrières n’a pas donné grand résultat[7].

    nombre énorme de leurs succursales, à leurs rapports intimes avec la population et à la haute éducation morale et économique de celle-ci.
    Il existe en France une « société pour la propagation du crédit populaire » qui publie un journal et tient des Congrès annuels, et il y a quelques banques populaires, dont un religieux, le père Ludovic de Besse, a été l’initiateur, mais ce mouvement n’a pas pris grande extension en France jusqu’à présent.

  1. Le montant des prêts hypothécaires pour la France était, en 1876, de 19.279 millions. On estime qu’il a augmenté depuis de 4 milliards, mais on a calculé d’autre part qu’il fallait en déduire 5 à 6 milliards d’inscriptions périmées, ce qui le ramènerait à 8 milliards environ. Mais il s’agit ici des prêts sur maisons aussi bien que sur la terre or, on peut estimer que la dette hypothécaire de la propriété foncière ne représente guère que moitié — soit 8 à 9 milliards, 10 à 12 % de la valeur totale de la terre en France. Elle est fort supérieure dans d’autres pays : elle est évaluée à 58 % pour l’Angleterre.
  2. En Allemagne, le propriétaire peut créer lui-même sur sa terre des créances hypothécaires qu’il négocie ensuite au fur et il mesure de ses besoins, comme un banquier qui tirerait des chèques sur sa propre caisse. En Australie, sous le régime de l’Act Torrens, le titre hypothécaire peut être transféré aussi très aisément. — Voy. pour plus de détails, les nombreux ouvrages publiés dans ces derniers temps sur les procédés de mobilisation de la propriété foncière (Challamel, Worms, etc.).
  3. En France, il n’existe qu’une seule société de ce genre puissante Compagnie qui est investie d’un monopole depuis 1852, sous le nom de Crédit Foncier de France. Ce grand établissement prête pour une période de 75 ans. L’intérêt n’est pas de beaucoup inférieur à 5 %, mais ce taux comprend une annuité calculée de façon à éteindre le capital dans une période de 75 ans, de sorte qu’à l’arrivée du terme le propriétaire se trouve libéré de toute dette, tout en ayant payé un intérêt un peu moindre que celui qu’il aurait dû payer à un créancier ordinaire. Malgré ces ingénieuses combinaisons, les services que le Crédit Foncier a pu rendre à l’agriculture ne sont pas considérâmes la somme des capitaux déjà prêtés s’élève bien au chiffre imposant de près de 3 milliards, mais la plus grande partie a été employée à des constructions dans les villes et c’est à peine si le quart est allé à la propriété rurale. On ferait donc mieux de l’appeler le Crédit Urbain !
  4. En vertu de la loi du homestead, tout propriétaire américain, cultivant lui-même sa terre, peut faire déclarer insaisissable sa maison, avec une certaine étendue de terre à l’entour, jusqu’à concurrence d’une certaine valeur dont l’importance est variable suivant les législations des États, mais ne dépasse pas 2.000 dollars (10.000 fr.). Quelquefois même cette exemption n’est pas facultative, mais de droit, et il nous semble qu’elle ne peut guère être efficace que dans ce cas. Il va sans dire que le propriétaire ainsi protégé doit renoncer à trouver crédit, du moins dans les limites de son homestead et cette conséquence est considérée par beaucoup d’économistes comme faite pour discréditer cette institution. À notre point de vue, au contraire, elle est de nature à la recommander.
    On a proposé récemment d’introduire cette loi en France, principalement en vue de conserver le foyer de famille et subsidiairement de maintenir la petite propriété. On a beaucoup écrit dans ces derniers temps pour ou contre cette institution. L’école de Le Play la préconise, l’école libérale la honnit. — Voy. notamment Bureau Le homestead, et contre, Levasseur, dans la Réforme sociale, 1895, I, p. 71 et 226.
  5. C’est en 1849 que Raiffeisen a fondé la première caisse. À sa mort en 1888, il y en avait 862. En 1896 on en comptait 2.666. Ce sont de petites sociétés ayant un caractère philanthropique et même un peu socialiste chrétien. — De plus, il y a en Allemagne 5 ou 6.000 sociétés de crédit agricole appartenant à d’autres types.
    En Italie, il en existe un assez grand nombre qui utilisent fort ingénieusement les fonds déposés dans les caisses d’épargne.
    En France le crédit agricole sous forme de sociétés mutuelles (caisses rurales) était presque inconnu jusqu’à ces derniers temps peut-être parce que le paysan français se trouve dans une condition relativement aisée et parce qu’il n’est pas dévoré par l’usure autant que les populations agricoles d’un grand nombre de pays. Cependant, depuis quelques années, il s’en est fondé un assez grand nombre, 5 ou 600 environ, ayant un caractère catholique très accentué.
    Une loi récente du 3 novembre 1894 a permis aux syndicats agricoles (Voy. ci-dessus, p. 192) de fonder des sociétés de crédit agricole ; elles ne devront point distribuer de dividendes. — Un projet de loi (non encore voté), crée des caisses régionales de crédit agricole et les dote avec un capital de 40 millions fr., prêté sans intérêt, par la Banque de France comme prix du renouvellement de son privilège, et avec une annuité de 2 millions qu’elle a dû consentir également (Voy. p. 369, note).
  6. D’après le dernier rapport (pour l’année 1897) on comptait en Allemagne environ 9.400 banques populaires du type Schulze-Delitzsch, dont le tiers environ font plutôt le crédit agricole.
    De ces banques, 1.055 seulement ont envoyé leur rapport au Congrès (il est vrai que ce sont tes plus importantes et il faudrait se garder de tripler les chiffres ci-après) et voici les principaux résultats. Elles comptaient 527.000 membres. Elles avaient un capital propre de 212 millions de francs et un capital en dépôt de 645 millions, ce qui faisait un capital de plus de 850 millions à leur disposition. Et par suite du roulement de ces capitaux, elles étaient arrivées à faire à leurs membres environ 2 milliards de francs de prêts ! Et sur cette somme énorme elles n’avaient que des pertes insignifiantes, moins de 1 pour 1000. Les bénéfices réalisés ont été de 1.860.000 francs dont la plus grande partie, conformément au principe coopératif, a été partagée entre les membres.
    En Angleterre et aux États-Unis, les sociétés coopératives de crédit proprement dites n’existent pas, mais les building societies (Sociétés de construction) y jouent le rôle de banques populaires, bien qu’on pût croire, d’après leur nom, qu’elles sont uniquement des sociétés coopératives de construction.
    En Écosse, ce sont les banques ordinaires qui jouent le rôle de banques populaires : elles y réussissent le mieux du monde, grâce au
  7. La Banque des associations coopératives de production dont nous venons de parler, n’a guère d’autre capital qu’une somme de 500.000 francs qui lui a été donnée par un généreux anonyme.
    En 1894 elle a fait pour 2.056.000 francs d’affaires et réalisé seulement 8.510 francs de bénéfices.