Principes d’économie politique/II-2-VII-X


X

L’ÉLÉVATION DU TAUX DE L’ESCOMPTE.


Il est un cas dans lequel les banques courent le risque d’avoir à rembourser une grande quantité de leurs billets : c’est toutes les fois qu’il y a lieu de faire des paiements considérables à l’étranger. Comme ces paiements ne pourront point être faits en billets, mais seulement en numéraire, il faudra bien qu’on s’adresse à la Banque pour convertir les billets en espèces.

Si, à la suite d’une mauvaise récolte, il faut acheter une vingtaine de millions de quintaux de blé à l’étranger, voilà une somme de 400 millions de francs environ qu’il faudra envoyer en Amérique ou en Russie, et la Banque doit compter que l’on viendra puiser dans sa caisse la plus grande partie, sinon la totalité de cette somme. Les caves de la Banque, comme nous l’avons vu, sont le réservoir dans lequel vient s’accumuler la plus grande partie du capital flottant du pays sous la forme de numéraire et le seul dans lequel on ait la ressource de puiser en cas d’urgence. C’est une situation qui peut devenir périlleuse pour la Banque, si son encaisse, et surtout cette d’or, n’est pas énorme. Heureusement elle est avertie à l’avance de cette situation par une indication plus sûre que celle que le baromètre peut donner au marin ou le manomètre au mécanicien — par le cours du change. Si, en effet, le change devient défavorable, c’est-à-dire si le papier sur l’étranger se négocie au-dessus du pair, la Banque doit en conclure que les débiteurs qui ont des paiements à faire à l’étranger sont très nombreux, beaucoup plus nombreux que ceux qui ont des paiements à recevoir, et que par conséquent, comme tout ne pourra pas se régler par voie de compensation, il faudra envoyer du numéraire au dehors pour solder la différence (Voy. ci-dessus, p. 285).

Le danger ainsi constaté, la Banque va prendre ses précautions.

Pour parer à cette éventualité de remboursements trop considérables, il faut qu’elle prenne les mesures nécessaires soit pour augmenter son encaisse, soit pour diminuer la quantité de ses billets qui se trouvent en circulation.

Il n’est pas précisément au pouvoir de la Banque d’augmenter son encaisse, mais il dépend d’elle de ne plus émettre de billets, c’est-à-dire de ne plus faire de prêts au public, ni sous forme d’avance, ni sous forme d’escompte (car nous savons que c’est par ces deux opérations que la Banque introduit ses billets dans la circulation). Il est clair que ce moyen atteindrait parfaitement le but.

D’une part, en effet, l’émission des billets étant arrêtée, la quantité existant déjà en circulation ne s’accroîtrait plus.

D’autre part, l’échéance successive des effets de commerce qui sont dans le portefeuille de la Banque ferait rentrer chaque jour une quantité considérable — soit de billets, ce qui diminuerait d’autant la circulation, — soit de numéraire, ce qui augmenterait d’autant l’encaisse.

La quantité de billets en circulation peut être comparée à un courant d’eau qui, entrant par un robinet et sortant par un autre, se renouvelle constamment. Le flot de billets entre dans la circulation par le robinet de l’émission, c’est-à-dire de l’escompte, et sort de la circulation pour rentrer à la Banque par le robinet des encaissements. Or si la Banque ferme le robinet de l’émission, tout en laissant ouvert le robinet des rentrées, il est clair que la circulation ne tardera pas à tarir complètement[1].

Toutefois cet arrêt complet des avances et de l’escompte que nous venons de supposer serait une mesure trop radicale. D’une part il provoquerait dans le pays une crise terrible en supprimant tout crédit : d’autre part il porterait préjudice à la Banque elle-même en supprimant ses opérations et, du même coup ses bénéfices. Mais la Banque peut obtenir le même résultat d’une façon plus douce en restreignant simplement le montant de ses avances et de ses escomptes : il lui suffit pour cela soit d’en élever le taux, soit de se montrer plus exigeante pour l’acceptation du papier présenté à l’escompte, en refusant celui dont l’échéance est trop éloignée ou dont la signature ne lui paraît pas assez solide.

Sans doute, cette mesure, même modérée, est peu agréable au public commerçant. Elle l’est d’autant moins qu’intervenant justement au moment où l’on a besoin de numéraire, elle rend plus difficile de s’en procurer. On l’a même accusée d’avoir souvent provoqué une crise et nous le croyons sans peine. C’est un remède héroïque, mais malgré cela c’est bien celui qui convient à la situation et une banque prudente ne doit pas hésiter à y recourir pour défendre son encaisse — on appelle cela « serrer l’écrou » ; — son efficacité a été pleinement démontrée par l’expérience.

Non seulement elle a d’heureux résultats pour la Banque, en ce sens qu’elle pare le coup qui la menace, mais elle produit d’heureux effets pour le pays lui-même en modifiant d’une façon favorable sa situation économique.

Considérons en effet, un pays qui est menacé d’avoir à faire de gros paiements à l’étranger. L’élévation du taux de l’escompte, faite à propos, va intervertir sa situation en le rendant créancier de l’étranger pour des sommes considérables et par conséquent va provoquer un afflux du numéraire étranger ou tout au moins empêcher la sortie du numéraire national. Voici, en effet, ce qui va se passer :

Le premier résultat de l’élévation du taux de l’escompte, c’est une dépréciation de tout le papier de commerce. La même lettre de change de 1.000 francs qui se négociait à 970 francs quand l’escompte était à 3 %, ne se négociera plus qu’à 930 francs quand l’escompte sera à 7 % ; c’est une dépréciation de plus de 4 %[2]. Dès lors les banquiers de tout pays, ceux notamment qui font l’arbitrage[3], ne manqueront pas de venir acheter ce papier en France, puisqu’il y est à bas prix, et ils se trouveront constitués débiteurs de la France de tout le montant des sommes qu’ils consacrent à ces achats.

Le second résultat, c’est la dépréciation de toutes les valeurs de Bourse. — Chaque financier sait que la Bourse est très impressionnée par le taux de l’escompte et qu’une élévation de l’escompte entraîne presque toujours une baisse des cours. C’est qu’en effet les valeurs de Bourse (en particulier celles qu’on appelle internationales parce qu’elles sont cotées sur les principales Bourses de l’Europe) sont souvent employées par les commerçants ou du moins par les banquiers, au lieu et place du papier de commerce[4], pour payer leurs dettes à l’étranger. Du jour où ils voient qu’ils ne peuvent faire argent avec leurs effets en portefeuille ou qu’ils ne le peuvent qu’avec de grosses pertes, ils préfèrent se procurer des fonds en vendant leurs titres de rente ou valeurs mobilières quelconques. Elles baissent donc et suivent le sort du papier de commerce. Mais de même que la baisse du papier attirait les demandes des banquiers étrangers, de même la baisse des valeurs de Bourse va provoquer de nombreux achats des capitalistes étrangers, et de ce chef la France va encore se trouver constituée créancière de l’étranger pour tout le montant des sommes considérables consacrées à ces achats.

Enfin si l’élévation de l’escompte est forte et suffisamment prolongée, elle amènera un troisième résultat, la baisse dans le prix des marchandises. — Nous venons de dire que les commerçants qui ont besoin d’argent commençaient d’abord par s’en procurer en négociant leur papier de commerce, que si cette ressource leur faisait défaut ou était trop onéreuse, ils se rabattaient sur les valeurs de Bourse qu’ils pouvaient avoir en portefeuille, mais enfin, s’ils sont à bout de ressources, il faut bien, pour se procurer de l’argent, qu’ils vendent, qu’ils « réalisent tes marchandises qu’ils ont en magasin. De là une baisse générale des prix. Mais cette baisse ici encore va produire les mêmes effets et sur une plus grande échelle, c’est-à-dire qu’elle va provoquer les achats de l’étranger, augmenter par conséquent les exportations de la France et par suite la rendre créancière de l’étranger.

En somme on peut résumer tous ces effets en disant que l’élévation du taux de l’escompte crée une rareté artificielle de monnaie[5] et par là provoque une baisse générale de toutes les valeurs — ce qui est sans doute un mal, — mais elle provoque aussi, par voie de conséquence, des demandes considérables de l’étranger et par suite des envois d’argent — ce qui est un bien, et précisément le remède qui convient à la situation.

  1. Supposons, par exemple, que la Banque ait dans son portefeuille pour 1 milliard d’effets de commerce, qu’elle ait dans son encaisse pour 1 milliard de numéraire, et enfin qu’elle ait en circulation pour 2 milliards de billets.
    Dans cette situation, il est clair que si, par suite de quelque panique, tous les porteurs de billets venaient lui demander de les changer immédiatement contre du numéraire, elle serait dans l’impossibilité de le faire. Mais le jour où elle a lieu de craindre un semblable danger, elle n’a qu’à arrêter dorénavant tout escompte. Voici alors ce qui va se passer. Les lettres de change qu’elle a en portefeuille arrivant successivement à échéance, c’est une somme de 1 milliard qui va lui rentrer jour par jour, d’ici à 90 jours au plus tard, et pour la grosse part, beaucoup plus tôt. À ce moment-là que sera devenue sa situation ? — Si on lui a payé ce milliard en numéraire, elle se trouve alors avoir en caisse 2 milliards de numéraire, juste le montant de ses billets. Elle n’a donc plus rien à craindre. — Si on lui a payé ce milliard en billets, alors elle se trouve n’avoir plus en circulation que 1 milliard de billets, juste le montant de son encaisse elle n’a rien à craindre non plus. Si on lui a payé ce milliard moitié numéraire, moitié billets, alors elle se trouve avec une encaisse portée à 1.500 millions, une circulation de billets réduite à 1.500 millions, rien à craindre non plus. — Et de même avec toute autre combinaison que l’on voudra imaginer.
  2. Pour rendre le calcul plus clair, nous supposons l’escompte calculée pour un an de terme.
  3. Voyez ci-dessus, p. 343, note 1.
  4. Si vous avez un paiement à faire à Londres, le plus simple est sans doute de chercher du papier de commerce payable à Londres, mais vous pouvez vous servir également des coupons de la rente italienne, des obligations des chemins de fer lombards, de la banque ottomane, des mines d’or, etc., qui sont également payables à Londres. Ce sont de véritables monnaies internationales et employées continuellement à cet effet.
  5. Artificielle, disons-nous, mais qui correspond pourtant à une réalité ou du moins à une éventualité qui tend à se réaliser, à savoir la fuite du numéraire à l’étranger. On guérit le mal par un mal semblable : c’est le précepte de certaines écoles en médecine : similia similibus.