Principes d’économie politique/II-2-VII-IX

IX

LE COURS DU CHANGE.


Les portefeuilles de toutes les grandes maisons de Banque — de celles du moins dont les opérations s’étendent l’étranger — sont bourrés de liasses de lettres de change payables sur tous les points du monde. Elles représentent des valeurs de plusieurs milliards et sont l’objet d’un commerce fort actif. On les désigne sous le nom de papier sur Londres, sur New-York, etc., suivant la place sur laquelle ces papiers doivent être payés.

Les banquiers qui les possèdent et qui en font le commerce ne sont évidemment que des intermédiaires. Il faut donc se demander chez qui ils achètent cette marchandise, ce papier, et à qui ils la revendent.

Chez qui l’achètent-ils d’abord ? — Chez ceux-là qui le produisent, chez tous ceux qui pour une raison quelconque sont créanciers de l’étranger, notamment chez les négociants français qui ont vendu des marchandises à l’étranger et qui ont, à la suite de cette vente, tiré une lettre de change sur leur acheteur de Londres ou de New-York. S’il arrive que ce négociant ait besoin d’argent avant que l’échéance de la lettre soit arrivée ou tout simplement s’il trouve incommode d’envoyer toucher sa créance à l’étranger, il remettra son papier au banquier qui le lui achètera, je veux dire qui le lui escomptera.

À qui le vendent-ils maintenant ? — À tous ceux qui en ont besoin et ceux-là aussi sont fort nombreux. Ce papier est fort recherché par toutes les personnes qui ont des paiements à faire à l’étranger, notamment par les négociants français qui ont acheté des marchandises à l’étranger. Si l’acheteur français, par exemple, n’a pu obtenir de son vendeur anglais qu’il fit traite sur lui, il se trouvera dans la nécessité d’envoyer le montant du prix d’achat en livres sterling au domicile de son créancier, ce qui n’est pas commode ; mais, s’il peut se procurer du papier payable sur la place où se trouve son créancier, il aura par là un moyen de se libérer plus commode et moins coûteux (Voy. p. 276).

Il semble que ce papier devrait se vendre, se négocier, pour un prix toujours égal à la somme d’argent qu’il donne droit de toucher. Une lettre de change de 1.000 francs ne devrait-elle pas valoir exactement l.000 francs, ni plus ni moins ? Il n’en est rien cependant. Il va sans dire d’abord que le plus ou moins de confiance que l’on accorde à la signature du débiteur et que le terme plus ou moins éloigné du paiement doivent faire varier la valeur du papier. Mais même en faisant abstraction de ces causes de variations évidentes par elles-mêmes, même en supposant que le papier soit de tout repos et payable à vue, malgré cela, sa valeur variera tous tes jours suivant les oscillations de l’offre et de la demande, comme d’ailleurs la valeur de n’importe quelle marchandise, et ces variations sont ce qu’on appelle le cours du change, cours coté dans les journaux, comme le cours de la Bourse.

Il est aisé de comprendre comment il faut entendre le jeu de l’offre et la demande appliqué aux effets de commerce. Supposons que les créances de la France sur l’étranger, soit à raison de ses exportations, soit pour toute autre cause, s’élèvent à 3 milliards fr. Supposons que les dettes de la France vis-à-vis de l’étranger, à raison de ses importations, de ses emprunts, ou pour toute autre cause, s’élèvent à 4 milliards. Il est certain qu’il n’y aura pas assez de papier pour tous ceux qui en auront besoin, puisqu’on ne pourra en offrir que jusqu’à concurrence de 3 milliards et qu’on en aurait besoin jusqu’à concurrence de 4 milliards. Tous ceux qui ont besoin de ce papier pour s’acquitter feront donc surenchère et le papier sur l’étranger sera en hausse, c’est-à-dire qu’une traite de 1.000 francs payable sur Bruxelles ou sur Rome, au lieu de se vendre 1.000 francs se vendra 1.002 ou 1.005 francs. Elle sera, comme l’on dit, au-dessus du pair : elle fera prime[1].

À l’inverse, si l’on suppose que les créances de la France sur l’étranger s’élèvent à 4 milliards fr., tandis que les dettes de la France vis-à-vis de l’étranger ne s’élèvent qu’à 3 milliards, il est certain que le papier sera surabondant, puisqu’il y en aura pour 4 milliards de disponible et que le règlement des échanges n’en pourra absorber que 3 milliards. Un grand nombre de traites ne trouveront donc pas preneurs et ne pourront être utilisées qu’en les envoyant à l’étranger pour les faire toucher. Aussi les banquiers s’efforceront-ils de s’en débarrasser en les cédant même au-dessous de leur valeur. La traite de 1.000 francs sur Bruxelles sera ainsi cédée 998 francs ou peut-être même à 995 francs : elle tombera au-dessous du pair.

Toutes les fois que dans un pays quelconque, en France par exemple, le papier sur l’étranger est coté au-dessus du pair, on dit que le change est défavorable à ce pays, à la France dans l’espèce. — Que veut-on dire par cette expression ? Que le cours du papier est défavorable aux acheteurs ? Sans doute, mais en sens inverse ne faut-il pas dire alors que ce cours est favorable aux vendeurs ? On veut dire que le cours du change dans ces conditions, indique que les créances que la France peut avoir sur l’étranger ne sont pas suffisantes pour faire l’équilibre à ses dettes vis-à-vis de l’étranger et que par conséquent elle aura, pour régler la différence, à envoyer une certaine quantité de numéraire à l’étranger. La hausse du cours du change, autrement dit la cherté du papier sur l’étranger, présage donc, comme un symptôme infaillible, une sortie de numéraire et c’est pour cela qu’on emploie cette expression de « change défavorable ». — À l’inverse, toutes les fois qu’en France le papier sur l’étranger est coté au-dessous du pair, on dit que le change est favorable à la France ; et le raisonnement est le même la baisse du prix du papier sur l’étranger indique que, tout compte fait, la balance des comptes se soldera au crédit de la France et fait donc présager des arrivages de numéraire du dehors.

Sans doute il ne faut pas attacher à ces mots de favorable et de défavorable une importance exagérée. Nous savons que pour un pays, le fait d’avoir à envoyer du numéraire à l’étranger ou d’en recevoir ne constitue ni un très grand péril ni un très grand avantage et qu’en tout cas il ne sera probablement que temporaire (Voy. p. 290). Mais au point de vue particulier des banquiers, cette situation a une très grande importance, car s’il y a du numéraire à envoyer à l’étranger, c’est dans leur caisse qu’on viendra le chercher tous les signes qui la révèlent ont donc pour eux un intérêt capital ; aussi ont-ils toujours les yeux uxéssur le cours du change, comme le marin qui redoute un orage sur l’aiguille du baromètre (Voy., plus loin, De l’élévation du taux de l’escompte).

Toutefois, il est à remarquer que les variations de prix du papier sont renfermées dans des limites beaucoup plus resserrées que celles des marchandises ordinaires. Ce prix n’est jamais coté (du moins en temps normal et sauf les exceptions que nous indiquerons tout à l’heure) ni très au-dessus ni très au-dessous du pair. Pourquoi ? Ce fait s’explique par deux raisons :

1o  Pourquoi d’abord le débiteur vis-à-vis de l’étranger recherche-t-il la lettre de change ? — Uniquement pour s’épargner les frais d’envoi de numéraire et la conversion de la monnaie française contre la monnaie étrangère. Mais il est bien évident que si la prime qu’il devrait payer pour se procurer la traite était supérieure à ces frais, qui sont en somme peu élevés, il n’aurait aucune raison pour l’acheter. De leur côté, le négociant créancier de l’étranger ou le banquier qui lui sert d’intermédiaire, ne cherchent à négocier ces lettres de change que pour s’éviter l’ennui de les envoyer toucher à l’étranger et de faire revenir l’argent ; mais plutôt que de céder ces traites à trop vil prix, le négociant ou le banquier préféreraient prendre ce dernier parti. En somme donc, le trafic du papier n’ayant d’autre but que de servir à économiser les frais de transport et de change du numéraire, il est facile de comprendre que ce trafic n’aurait plus sa raison d’être du jour où il deviendrait plus onéreux pour les parties que l’envoi direct du numéraire, c’est-à-dire du jour où les variations de prix, soit au-dessus soit au-dessous du pair, dépasseraient les frais d’envoi. Or ces frais, même en y comprenant l’assurance, sont très minimes : très minimes aussi par conséquent devront être les variations du change.

2o  Il existe une autre cause, plus lointaine et plus subtile en même temps, que nous avons déjà vue à propos de l’échange international (Voy. p. 289), qui limite ces variations. Supposons que le prix de la lettre de change sur l’étranger s’élève au-dessus du pair, c’est-à-dire que le négociant qui a tiré sur son acheteur étranger une lettre de change de 1.000 francs, puisse la vendre 1.010 francs : il est clair que ces 10 francs seront autant d’ajouté à son bénéfice sur la vente ; au lieu de gagner 10 % par exemple, comme il l’espérait, il se trouvera gagner 11 % ; ce supplément de bénéfices, pour tous ceux qui ont vendu à l’étranger, déterminera un grand nombre de négociants à suivre leur exemple : en d’autres termes, la hausse du change agit comme une prime à l’exportation[2].

Mais, en raison même de l’accroissement des exportations, le nombre de lettres de change auxquelles chacune d’elles donne naissance se multipliera, et la valeur de ces lettres, suivant la loi générale de l’offre et de la demande, s’abaissera progressivement jusqu’à ce qu’elle soit redescendue au pair.

À l’inverse, si le papier descend au-dessous du pair, il est facile de démontrer par le même raisonnement que cette dépréciation entraînera une perte pour les négociants qui ont vendu à l’étranger et tendra par conséquent à réduire les exportations, puis à réduire par contre-coup l’offre de papier sur l’étranger jusqu’à ce que sa valeur ait été relevée au pair.

En somme, il n’y a rien de plus ici que le mécanisme ordinaire de l’offre et de la demande qui, toutes les fois que la valeur d’une marchandise s’écarte de sa position d’équilibre, tend à l’y ramener par un accroissement ou un resserrement de la production.

Nous avons dit que, exceptionnellement, le cours des changes pouvait varier dans des proportions assez considérables et même limitées. Voici quels sont ces cas :

1o  D’abord, s’il s’agit d’une place fort éloignée ou avec laquelle les moyens de communication ne sont pas faciles, les frais d’envoi du numéraire étant beaucoup plus considérables, les variations de prix des lettres de change pourront aussi être beaucoup plus accentuées. Il est clair qu’un négociant qui aurait à faire des paiements à Khartoum ou aux villes nouvelles qui vont naître aux bords du Yucon pourra s’estimer très heureux de trouver du papier sur ces places, alors même qu’il devrait le payer 10 ou 12 % au-dessus de sa valeur nominale, et réciproquement le créancier qui aurait à les toucher là-bas s’empresserait de les négocier même à 10 ou 12 % au-dessous du pair.

2o  Mais c’est surtout quand il s’agit d’un pays dont la monnaie est dépréciée que les variations du change peuvent être excessives et pour ainsi dire sans limites. Voici une lettre de change sur Pétersbourg de 100 roubles ; la valeur vraie, le pair serait de 400 francs, le rouble valant 4 francs. Cependant si nous consultons le cours du change, nous verrons le papier sur Pétersbourg coté 265 francs (novembre 1897), soit une énorme dépréciation de 35 %. La chose s’explique tout naturellement, car telle est précisément la dépréciation que subit la monnaie courante, le rouble-papier, en Russie, or, un titre payable en une monnaie dépréciée doit subir nécessairement une dépréciation égale à celle de cette monnaie.

Ce n’est pas seulement la monnaie de papier, mais la monnaie métallique qui peut être dépréciée et alors cette dépréciation exerce la même influence sur le change. Tel est le cas aujourd’hui pour la monnaie d’argent qui a perdu la moitié de sa valeur, aussi toutes les créances sur les pays à monnaie d’argent, tels que ceux de l’Orient et l’Asie, ont-elles perdu la moitié de leur valeur au change : et vice versa dans tous ces pays, les créances sur les pays à monnaie d’or, c’est-à-dire payables à Londres, Paris, Berlin, bénéficient d’une prime énorme. Il en résulte une très grande perturbation dans les relations commerciales[3].

Il suffit donc de lire le cours des changes, quand bien même on n’aurait d’ailleurs aucune connaissance de l’état économique et financier des différents pays, pour se rendre un compte exact de leur situation, pour deviner s’ils achètent plus qu’ils ne vendent ou s’ils vendent plus qu’ils n’achètent, s’ils ont une monnaie dépréciée et quel est au juste le montant de cette dépréciation.

3o  Enfin toutes les fois qu’un débiteur éprouve de la peine à se procurer de l’or, soit parce que le crédit est resserré, soit parce que les banques font des difficultés pour escompter, soit parce que la balance du commerce ou plutôt des dettes a drainé l’or du pays, il se peut que le cours du change s’élève fort au-dessus du pair. Par exemple, lors du paiement de l’indemnité de cinq milliards à l’Allemagne, la France aurait eu bien de la peine à ramasser assez d’or pour régler cette énorme rançon ; aussi le gouvernement français, pour s’acquitter, recherchait-il partout le papier sur l’Allemagne ou même sur Londres, afin de payer par voie d’arbitrage[4] ; aussi le cours du change sur l’Allemagne ou même sur Londres se maintint longtemps, et non seulement en France mais partout, fort au-dessus du pair.

  1. C’est toute une science que de mesurer et de coter ces variations du change. On prend en général pour unité la lettre de change de 100 unités monétaires (francs, dollars, roubles, marks, florins, etc.), et on cherche si elle est cotée à un prix inférieur ou supérieur à sa valeur nominale. Soit une lettre de change de 100 marks sur Hambourg comme le mark vaut 1 fr. 25, la valeur nominale de cette lettre est de 125 fr. — Toutefois dans le change sur Londres, on prend pour unité la lettre de change de 1 livre dont la valeur réelle est de 25 fr. 22. Le change sur Londres est donc au pair toutes les fois que le papier sur Londres est coté exactement 25 fr. 22.
  2. Après la guerre de 1870, les exportations de la France augmentèrent beaucoup pendant quelques années. Pourquoi ? Parce que les énormes paiements que nous avions à faire à l’Allemagne ayant fait monter le papier sur l’étranger fort au-dessus du pair, le bénéfice que retiraient nos exportateurs du papier qu’ils tiraient sur leur débiteur étranger était tel qu’ils pouvaient se contenter d’un très petit profit sur le prix de leurs marchandises et même les vendre à perte. Un en était arrivé à vendre à l’étranger moins pour gagner sur le prix de la marchandise que pour avoir par ce moyen la faculté de tirer une traite et gagner sur le prix de cette traite.
  3. C’est ici surtout qu’on voit se manifester les effets du change sur les exportations et sur les importations dont nous avons parlé ci-dessus (p. 290). Le propriétaire indien qui vend son blé 10 schellings l’hectolitre à Londres peut vendre sa lettre de change sur Londres (payable en monnaie d’or) le double de sa valeur en monnaie d’argent indienne. À l’inverse, le fabricant anglais qui vend son drap ou sa cotonnade aux Indes est obligé de céder sa lettre de change sur Bombay ou Madras pour la moitié de sa valeur, parce qu’elle est payable en argent. Il est vrai qu’il ne tiendrait qu’à lui, sachant ce qui l’attend, de doubler son prix de vente, mais alors il risquera de perdre ses clients.
  4. L’arbitrage n’est qu’une opération de change, mais plus compliquée.
    La voici en deux mots. Ce n’est pas seulement à Paris qu’on trouve du papier sur Londres, il en existe sur toutes les places commerciales du monde. Si par conséquent il est trop cher à Paris, on peut chercher une autre place où, par suite de circonstances différentes, il sera à meilleur marché : or, cette opération qui consiste à acheter le papier là où il est bon marché pour le revendre là où il est cher, est précisément ce qu’on appelle l’arbitrage.
    L’arbitrage produit cet effet intéressant d’étendre à tout pays les facilités du paiement par compensation. La cherté du papier caractérise en effet un pays où les dettes dépassent les créances et qui, en conséquence ne pourrait se libérer tout seul par voie de compensation. Mais par le moyen du papier que ses arbitragistes iront lui chercher à l’étranger (et qu’ils iront prendre précisément dans les places qui se trouvent dans une situation inverse, c’est-à-dire là où les créances dépassent les dettes, car c’est là seulement qu’on trouvera du papier à bon marché), ce pays pourra rétablir l’équilibre et régler la totalité de ses dettes par compensation.