Principes d’économie politique/II-2-VI-q-I

La question du libre-échange et de la protection.


I

HISTORIQUE DU PROTECTIONNISME.


Le commerce international, durant l’antiquité et le moyen-âge, n’avait pas le caractère général qu’il a revêtu de nos jours. Il était aux mains de quelques petits peuples qui, à raison de leur situation maritime — Tyr et Carthage dans l’antiquité, les républiques d’Italie ou les villes de la Hanse au moyen-âge, la Hollande au commencement de l’histoire moderne — avaient pris le monopole du commerce et des transports. Les autres peuples jouaient un rôle purement passif. Ils accueillaient les commerçants étrangers comme les peuplades nègres de l’Afrique reçoivent aujourd’hui les marchands musulmans ou européens avec une certaine bienveillance, puisqu’ils se procuraient par la des marchandises qu’ils n’auraient pu produire eux-mêmes ils cherchaient même à les attirer, ils leur concédaient au besoin des privilèges. Toutefois ils leur faisaient payer, en échange de la protection qu’ils leur accordaient, certains droits qui étaient comme une sorte de participation sur leurs bénéfices : ainsi font les petits rois africains sur les caravanes qui traversent leurs territoires. Les droits de douane, si on peut leur donner déjà ce nom, n’avaient donc au début qu’un caractère fiscal et nullement protecteur. Qu’auraient-ils protégé en effet[1]?

Quand les grands États modernes commencèrent à se constituer, au XVIe et au XVIIe siècles, la question changea de face, et cela par trois raisons :

1° Parce que ces grands États émirent la prétention de se constituer en marchés nationaux, de produire ce qui leur était nécessaire et de se suffire à eux-mêmes ;

2° Parce que la grande importance attribuée aux métaux précieux, à l’or et à l’argent, à la suite de la découverte de l’Amérique, accrédita l’idée qu’il fallait acheter le moins possible à l’étranger pour ne pas faire sortir de numéraire du royaume ;

3° Parce que l’ouverture des grandes routes maritimes du monde donna au commerce international un développement inconnu jusqu’alors. La concurrence internationale — dont il ne pouvait être question quand le commerce ne transportait guère que des objets de luxe, pourpre de Tyr, brocards de Venise, lames d’épée de Tolède, etc. — commença à se faire sentir du jour où ce commerce fut assez bien outillé pour transporter des articles de consommation courante, tels que les draps de Flandre.

Nous avons déjà dit un mot, dans l’histoire des doctrines économiques (p. 11), du mercantilisme qui apparut vers le XVIe siècle. Il est caractérisé par l’importance exagérée attribuée à la monnaie et au commerce extérieur en tant que moyen de se procurer la monnaie. Et cette préoccupation n’était pas aussi absurde qu’on l’a dit, car, à une époque où le commerce commençait, il fallait en effet un grand accroissement de numéraire pour lui permettre de se développer. Mais bientôt une autre préoccupation vint s’y joindre celle de mettre le pays en mesure de se suffire à lui-même, ce qui constitue véritablement l’idée protectionniste. Remarquez d’ailleurs qu’en cela on ne faisait que suivre l’évolution économique qui a toujours procédé par groupes autonomes de plus en plus élargis d’abord la famille, puis la cité, puis le marché national (Voy. ci-dessus : Historique de l’échange[2]), demain peut-être l’Europe.

C’est ainsi que les hommes d’État conçurent l’idée de faire servir les droits de douane à écarter la concurrence étrangère et à développer l’industrie nationale : ces droits perdirent leur caractère fiscal pour devenir protecteurs[3]. Cromwell en Angleterre, Colbert en France, furent les premiers hommes d’État qui aient créé de toutes pièces un vrai système protectionniste. Colbert le formulait lui-même en trois points : 1° repousser par des droits protecteurs l’importation des produits fabriqués ; 2° au contraire favoriser par une réduction de droits l’importation des matières premières et de tout ce qui sert aux fabriques ; 3° surtout favoriser par une réduction des droits, ou même au besoin par des primes, l’exportation des produits du pays.

Ce système, qu’on désigne généralement, sous le nom de Colbertisme, a régné sans conteste jusqu’à l’apparition des Économistes. On sait que ceux-ci (Voy. p. 12) prirent pour devise « laissez-faire, laissez-passer », et qu’ils ne combattirent pas moins énergiquement pour la liberté des échanges contre le système protectionniste que pour la liberté du travail contre le régime corporatif. Mais la Révolution française, qui fit triompher leur doctrine en ce qui concerne la liberté du travail, ne la réalisa nullement en ce qui concerne la liberté du commerce. Il est vrai que vingt ans de guerre européenne n’étaient guère propres à préparer l’avènement du libre-échange.

En Angleterre, au contraire, les idées d’Adam Smith avaient mûri. En 1838 Cobden commença, à Manchester, la mémorable campagne qui devait renverser le système protecteur. Il choisit très habilement le terrain en portant l’attaque uniquement contre les droits protecteurs sur les blés[4]. C’était en effet un spectacle particulièrement odieux que de voir les lords d’Angleterre, propriétaires par droit de conquête de presque toute la terre du royaume, repousser le blé étranger pour vendre plus cher le leur, et profiter des besoins croissants de la population pour toucher des rentes de plus en plus élevées ! La Chambre des Lords se trouvait donc en mauvaise posture pour résister au mouvement d’indignation déchaîné par la Ligue et en 1846, à la suite de la conversion éclatante du ministre sir Robert Peel, elle fut obligée de céder. Les droits sur les blés une fois abolis, tout le reste de l’édifice protectionniste (y compris le fameux « Act de Navigation » de Cromwell auquel on attribuait la grandeur maritime de l’Angleterre) croula.

En France une ligue fondée par Bastiat à l’exemple de la ligue anglaise, en 1846, échoua, les conditions sociales étant bien différentes. Mais l’empereur Napoléon III, dont la politique fut fondée sur l’alliance avec l’Angleterre et dont les instincts étaient assez démocratiques, profita du pouvoir qu’il s’était réservé par la Constitution pour signer avec le gouvernement anglais, et sans consulter la Chambre, un traité de commerce[5]. Ce traité fameux de 1860, que la France subit d’assez mauvaise grâce, eut un retentissement prodigieux en Europe et fut immédiatement suivi de la conclusion de traités analogues entre toutes les puissances européennes, en sorte que le régime du libre-échange semblait désormais consacré.

Cependant son règne ne devait pas être de longue durée. Déjà en 1866, à la suite de leur guerre civile et pour en réparer les désastres, les États-Unis avaient édicté un tarif très protectionniste et depuis lors ont marché de plus en plus dans cette voie. En 1872, à la suite de la guerre franco-allemande, la France, sous le gouvernement de M. Thiers, essaya de suivre l’exemple des États-Unis en rejetant sur les produits étrangers le poids des impôts nouveaux qu’elle était obligée de créer pour payer ses défaites, mais cette tentative échoua par suite des traités alors encore en vigueur. Ce fut l’Allemagne, par l’initiative du prince de Bismarck, en 1879, qui inaugura le retour en Europe à une politique résolument protectionniste[6] et son exemple, de même que celui de la France en 1860, entraîna les autres pays d’Europe, mais, cette fois, dans la voie opposée. Il n’y a plus guère en Europe à cette heure que l’Angleterre et quelques petits pays, Hollande, Norwège, Danemark, qui soient restés fidèles au free-trade : partout ailleurs les barrières de douane ont été relevées et les guerres de tarifs ont remplacé les traités de commerce.

En France tous les traités de commerce conclus depuis 1860 et qui avaient été renouvelés deux fois[7], ont été dénoncés en février 1892 — la période libre-échangiste a donc duré environ trente ans — et n’ont plus été renouvelés. En vertu du nouveau tarif général des douanes voté au commencement de 1892, le gouvernement ne peut plus offrir aux pays étrangers que le choix entre deux tarifs fixés par la loi elle-même, le tarif minimum pour ceux qui lui feront des concessions, le tarif maximum pour ceux qui n’en voudront point faire[8].

On ne constate pas dans la doctrine une réaction protectionniste aussi marquée que dans la politique commerciale et encore à ce jour la grande majorité des économistes est restée fidèle aux doctrines classiques. Cependant, l’allemand List dans son Système National d’Économie politique (1841) et, plus tard, l’américain Carey dans ses Principes de science sociale (1860) avaient déjà fait brèche à la doctrine de Manchester à l’époque même où celle-ci était à l’apogée. La réaction violente qui s’est manifestée de nos jours contre l’école classique, bien qu’elle n’ait pas porté spécialement sur la question du protectionnisme, a cependant contribué à ébranler la foi dans les principes absolus, et ceux qui se rallient à l’école historique ou réaliste admettent que le régime commercial de chaque pays doit être approprié à sa situation particulière[9].


  1. Quand Louis XI, fort en avant des idées de son temps, voulut, en 1482, organiser un système protectionniste et écarter les marchands étrangers, il se heurta à l’opposition des députés marchands de toutes les villes de France convoqués à Tours qui voulaient attirer « toutes nations estranges » Voy. dans la Revue des questions historiques, juillet 1895, un article de M. de la Roncière.
  2. Voy. dans la Revue d’Économie politique (1894, p. 1) l’article sur L’évolution économique dans l’histoire, d’après Bücher.
  3. Cependant les droits de douane peuvent avoir encore de nos jours un caractère fiscal. Ainsi l’Angleterre, quoique se déclarant tout à fait libre-échangiste, frappe cependant certains produits (thé, café, sucre, tabac et vins) de droits qui tiennent une place considérable dans son budget puisqu’ils ne représentent pas moins de 300 millions de francs, mais ils ont un caractère purement fiscal. À quoi le reconnaît-on ? À ceci que l’Angleterre ne veut ou ne peut produire sur son sol aucun de ces articles.
    Il y a un grand intérêt pour un pays, quand il établit des droits de douane, a bien savoir le caractère qu’il veut leur attribuer. Ce n’est pas ici une simple question de mots. Quand les droits ont un caractère fiscal, il sera de l’intérêt du gouvernement de les abaisser suffisamment pour développer l’importation des produits taxés. L’expérience indique en effet que pour cette taxe comme pour les autres, les taxes postales, par exemple, le rendement de l’impôt augmente en général en raison de sa modicité. Au contraire si les droits ont un caractère protecteur, il s’efforcera de les élever suffisamment pour restreindre l’importation des produits taxés.
  4. Voy. dans les Œuvres de Bastiat le volume Cobden et la Ligue avec les admirables discours qui y sont reproduits, et dans la Revue d’Économie politique de 1893 l’article de M. L. Brentano L’abolition des droits sur les céréales en Angleterre.
  5. Cobden pour l’Angleterre et Michel Chevalier pour la France en furent les rédacteurs.
  6. Cependant la première en date est l’Autriche : tarif du 27 juin 1878, mais son exemple eut beaucoup moins de retentissement. — Voyez pour les détails et l’historique, Lexis, Revue d’Économie politique, 1895.
  7. Les traités de commerce sont en général conclus pour une période de dix ans.
  8. En fait presque tous les pays étrangers, sauf l’Italie, ont accepté et bénéficient de notre tarif minimum.
  9. Voy. le Cours d’Économie politique de M. Cauwès (3e édit. 1893) et Libre-échange et Protection, par M. Poinsard.
    L’école catholique a pris une attitude résolument protectionniste, mais l’école socialiste se désintéresse de la question.