Principes d’économie politique/0-IV

IV

HISTOIRE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE

C’est en 1615 que l’Économie politique a reçu pour la première fois le nom sous lequel elle est aujourd’hui connue, dans un livre français, le Traicté de l’Œconomie politique par Antoine de Montchrétien.

Le mot Économie était cependant déjà usité et même un des livres de Xénophon porte ce titre mais les anciens entendaient par là l’économie domestique (οἰκος, maison, νομὸς, règle, loi). En ajoutant le qualificatif politique, Montchrétien a voulu marquer le caractère nouveau de cette science, qui est de s’occuper des intérêts publics et non des intérêts privés, idée qui coïncidait avec l’avènement des grands États modernes. Aujourd’hui que ce caractère n’est plus discuté, il vaudrait mieux l’appeler l’Économie ou l’Économique, nom qui aurait l’avantage de cadrer avec la terminologie ordinaire des sciences.

Bon nombre de ces questions que nous appelons aujourd’hui questions économiques, ont attiré de tout temps l’attention des hommes, telles que l’argent, le commerce et les moyens d’enrichir tes particuliers et l’État. Les Pères de l’Église avaient condamné le luxe, l’inégalité des richesses, le prêt à intérêt. Les anciens eux-mêmes, Aristote entr’autres, avaient très bien analysé la nature de la monnaie, la division des métiers, les formes d’acquisition de la propriété.

Mais on n’avait pas vu le lien qui unissait ces différentes questions et on n’avait pas songé à en faire l’objet d’une science d’ensemble. C’était plutôt l’occasion de sages conseils donnés soit aux souverains, soit aux particuliers.

La découverte de l’Amérique provoqua pour la première fois, dans le cours du XVIIe siècle et surtout du XVIIIe siècle, la formation d’une véritable théorie économique, d’un système, c’est-à-dire que ces conseils prirent la forme d’un ensemble de préceptes coordonnés et raisonnés. Les pays comme la France, l’Italie et l’Angleterre, qui voyaient d’un œil d’envie l’Espagne tirer des trésors de ses mines du Nouveau-Monde, se demandèrent par quels moyens ils pourraient se procurer aussi l’or et l’argent. C’est précisément le titre que porte le livre d’un Italien, Antonio Serra, publié avant celui de Montchrétien, en 1613 : Des causes qui peuvent faire abonder l’or et l’argent dans les royaumes dépourvus de mines. Et ils crurent trouver ce moyen dans la vente à l’étranger, c’est-à-dire dans l’exportation des produits manufacturés tendant à développer le commerce extérieur et les manufactures, et élaborèrent à cet effet tout un système compliqué et vexatoire de règlements. C’est ce qu’on a appelé le système mercantile.

Au milieu du XVIIIe siècle, nous voyons se produire en France une vive réaction contre ces doctrines. On ne rêve plus que revenir à « l’état de nature » et on répudie tout ce qui paraît arrangement artificiel. Toute la littérature du XVIIIe siècle est imprégnée de ce sentiment, mais la science politique aussi, avec Rousseau et Montesquieu, s’en inspira.

L’Esprit des Lois commence par cette phrase immortelle : « Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses », et Montesquieu dans la préface de ce même ouvrage déclare « Je n’ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses ».

C’est alors seulement que la science économique va vraiment prendre naissance. Un médecin du roi Louis XV, le docteur Quesnay, en 1758, publia le Tableau Économique et les Maximes générales du gouvernement économique[1], et eut pour disciples tout un groupe d’hommes éminents qui se donnèrent le nom de Physiocrates[2] ou d’Économistes.

L’École des physiocrates a introduit dans la science deux idées nouvelles qui étaient précisément l’opposé du système mercantile :

1° La prééminence de l’agriculture sur le commerce et l’industrie. La terre seule pour eux est la source des richesses : seule elle donne un produit net les classes de la société autres que la classe agricole sont des classes stériles.

2° L’existence d’un « ordre naturel et essentiel des sociétés humaines » (c’est le titre même du livre d’un des physiocrates, Mercier de la Rivière) qu’il suffit de reconnaître et auquel il suffit de se conformer. Inutile donc d’imaginer des lois, règlements ou systèmes il n’y a qu’à laisser faire.

Le premier de ces principes, bien que réagissant d’une façon contre les erreurs du système mercantile, était lui-même entaché d’une erreur ou du moins d’une exagération qui a porté un coup mortel à cette école.

Le second, au contraire, devait servir de fondement pendant près d’un siècle à tout l’édifice de la science économique. Des faits quelconques ne peuvent servir de base à une science qu’autant qu’on a reconnu entre eux des rapports de cause à effet, « un ordre essentiel et naturel »[3].

L’apparition du livre de l’Écossais Adam Smith : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations, en 1776, a exercé une telle influence sur les esprits qu’il a valu à son auteur le titre, peut-être un peu exagéré, de père de l’Économie politique.

Il est vrai que très supérieur aux écrits des physiocrates au point de vue de l’observation des faits et des enseignements à tirer de l’histoire, embrassant à peu près tout le champ de la science économique et qui n’a guère été élargi depuis lors, ce livre marque une ère décisive dans l’histoire de l’économie politique et va assurer à l’école anglaise une prééminence incontestée pendant près d’un siècle. Adam Smith rejette le premier principe des physiocrates, en rendant à l’industrie sa place légitime dans la production des richesses, mais il confirme le second, c’est-à-dire la croyance à des lois économiques naturelles et au laisser faire, du moins comme règle de conduite pratique.

Peu de temps après Adam Smith, et simultanément, apparaissent trois économistes dont les théories vont régenter les esprits durant un demi-siècle : deux en Angleterre : — Malthus, auteur d’une théorie célèbre sur l’accroissement de la population (1803) qui, bien que spéciale, devait avoir un retentissement considérable dans toute la science économique ; — Ricardo, non moins célèbre par sa théorie sur la rente foncière (1817), mais qui, par l’abus de la méthode abstraite et purement déductive, devait provoquer plus tard une vive réaction ; le troisième, en France, Jean-Baptiste Say, dont le Traité d’économie politique (1803) brille plutôt par la clarté de l’exposition, par la belle ordonnance du plan et par la classification que par la profondeur des idées. Traduit dans toutes les langues d’Europe, il a été le premier traité d’économie politique vraiment populaire et a servi plus ou moins de modèle aux innombrables manuels classiques qui se sont succédés depuis lors.

C’est dans ce livre surtout qu’apparaît nettement (non sans exagération, mais exagération salutaire à cette époque d’élaboration) le caractère de science naturelle, c’est-à-dire purement descriptive, attribué à l’économie politique. Adam Smith encore, de son temps, la définissait comme « se proposant d’enrichir à la fois le peuple et le souverain », lui assignant ainsi un but pratique. Mais J.-B. Say, corrigeant cette définition, écrit « J’aimerais mieux dire que l’objet de l’économie politique est de faire connaître les moyens par lesquels les richesses se forment, se distribuent et se consomment. Et tel est le titre même qu’il a donné à son livre[4].

À partir de cette époque, l’économie politique peut être considérée comme définitivement constituée sous sa forme classique. Désormais elle va se diviser en un grand nombre d’écoles dont nous allons sommairement exposer les doctrines[5].

  1. Avant eux avait paru un livre Essai sur la nature du commerce, par Cantillon, qui a paru en 1755 mais qui avait été écrit dès 1725. Ce livre vient d’être remis en lumière par les économistes anglais et a été appelé par l’un d’eux le premier traité méthodique d’économie politique. Toutefois, cet ouvrage, resté généralement ignoré, n’a exercé une influence sur le développement de la science que par le canal de l’école physiocratique qui le connaissait et lui a beaucoup emprunté.
  2. Le mot de « physiocratie » est composé de deux mots grecs qui veulent dire précisément « gouvernement de la nature ».
  3. L’un des disciples les plus illustres de cette école, Turgot, ne se contenta pas d’exposer ces principes dans des écrits remarquables, mais encore il les appliqua, d’abord comme intendant de Limoges, puis comme ministre de Louis XVI, en abolissant les réglementations de l’ancien régime, douanes intérieures, droits sur les grains, et surtout les règlements des corporations.
  4. Traité d’Économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses.
  5. Sur l’histoire des doctrines économiques, consultez :
    Ingram, Histoire de l’Économie politique, traduit en français.
    Espinas, Histoire des doctrines économiques.
    Cossa, Introduzione allo studio dell’ Economia Politica.