Principes d’économie politique/0-III

III

S’IL EXISTE DES LOIS NATURELLES EN ÉCONOMIE POLITIQUE.

Quand on donne à une branche quelconque des connaissances humaines le titre de « science », on n’entend point par là lui décerner simplement un titre honorifique, mais on prétend affirmer que les faits qu’elle étudie sont enchaînés naturellement les uns aux autres dans un ordre régulier.

Il est certains domaines dans lesquels l’ordre des phénomènes est si apparent que les esprits les moins habitués aux spéculations scientifiques n’ont pu faire autrement que de le remarquer.

Il suffit de lever les yeux au ciel pour constater la régularité avec laquelle se déroule chaque nuit la marche des étoiles, chaque mois les phases de la lune, chaque année le voyage du soleil à travers les constellations. Aux jours les plus lointains de l’histoire, les pâtres en gardant leurs troupeaux ou les navigateurs en dirigeant leurs barques, avaient déjà reconnu la périodicité de ces mouvements, et par là, ils avaient jeté les bases d’une vraie science, la plus vieille de toutes, la science astronomique.

Les phénomènes qui se manifestent dans la constitution des corps bruts ou organisés ne sont pas aussi simples, et l’ordre de leur coexistence ou de leur succession n’est pas aussi facile à saisir. Aussi a-t-il fallu de longs siècles avant que la raison humaine, perdue dans le labyrinthe des choses, réussit à saisir le fil conducteur, à retrouver l’ordre et la loi dans ces faits eux-mêmes, et à édifier ainsi les sciences physiques, chimiques et biologiques.

Petit à petit cette idée d’un ordre constant des phénomènes a pénétré dans tous les domaines, même dans ceux qui, à première vue, semblaient devoir lui rester toujours fermés. Même ces vents et ces flots dont les poètes avaient fait de tout temps l’emblème de l’inconstance et du caprice, ont reconnu à leur tour l’empire de cet ordre universel. On a pu constater les grandes lois auxquelles obéissent, à travers l’atmosphère ou les océans, les courants aériens ou maritimes, et la météorologie ou physique du globe a été à son tour fondée. Il n’est pas jusqu’aux chances des paris, jusqu’aux combinaisons du jeu de dés qui n’aient été soumises au calcul des probabilités. Le hasard même désormais a ses lois !

Le jour devait venir enfin où cette grande idée d’un ordre naturel des choses, après avoir envahi peu à peu comme une puissance conquérante tous les domaines des connaissances humaines, pénétrerait dans le domaine des faits sociaux. C’est à Montesquieu et aux Physiocrates, comme nous le verrons, que revient l’honneur d’avoir reconnu et proclamé les premiers l’existence de ce « gouvernement naturel » des choses.

Mais si les faits s’enchaînent dans un ordre constant, comme une procession bien réglée dans laquelle chacun garde son rang et observe ses distances, s’il y a, pour employer une locution populaire, « une marche des événements », il doit toujours être possible, un fait étant donné, de prévoir celui qui doit lui succéder ou qui doit l’accompagner. La prévision, voilà en effet le critérium d’une véritable science.

Dans certaines sciences, en raison de leur simplicité, cette prévision s’exerce avec une telle ampleur qu’elle fait la stupéfaction du vulgaire et prend les apparences de véritables prophéties : c’est le cas de l’astronomie. Dans les sciences physiques et naturelles, la prévision ne pénètre que bien rarement l’avenir, mais elle permet cependant au chimiste qui combine deux substances dans un creuset, de dire quel est le corps qui sortira de cette combinaison et quelles en seront les propriétés ; au géologue, d’annoncer les diverses couches de terrain que l’on rencontrera en perçant un tunnel ou en creusant un puits de mine. Le naturaliste qui aperçoit pour la première fois un animal inconnu, sans même avoir besoin de le disséquer, sait d’avance par certains signes extérieurs, quels organes son scalpel rencontrera et dans quel ordre ils se présenteront à lui. — L’économiste est-il en mesure de faire valoir, à l’appui de ses prétentions scientifiques, une semblable faculté de prévision ?

Il est permis d’hésiter, car les faits qui rentrent sous la discipline de l’économie politique ne sont-ils pas des faits de l’homme, par conséquent des faits volontaires et libres et qui, comme tels, peuvent bien faire l’objet de certaines conjectures, mais non d’une prévision vraiment scientifique ?

Il semble donc qu’il y ait contradiction ici entre l’idée de loi et l’idée de liberté. Mais cette opposition apparente tient à une double erreur qui porte à la fois sur le sens du mot loi naturelle et sur celui de libre-arbitre.

En ce qui concerne la loi naturelle, on se la représente sous l’image d’une puissance qui porte le glaive — comme la figure de la Loi dans les tableaux allégoriques — et qui veut être obéie. Or, la loi naturelle n’exprime rien de plus que certains rapports qui s’établissent spontanément entre les choses ou les hommes, rapports nécessaires, il est vrai, mais seulement si certaines conditions préalables sont remplies. Les atomes d’oxygène et d’hydrogène ne sont pas forcés de faire de l’eau, mais si un atome du premier de ces éléments et deux du second sont mis en présence sous certaines conditions de température, de pression, etc., ils formeront de l’eau. De même les hommes ne sont pas forcés à vendre et à acheter, mais si un homme disposé à vendre est mis en présence d’un homme disposé à acheter, et si leurs prétentions ne sont pas inconciliables, ils conclueront nécessairement un marché à un certain prix qu’on peut déterminer, et ce n’en sera pas moins un libre contrat.

En ce qui concerne le libre-arbitre, on se le représente vulgairement comme la faculté de « faire à sa tête », en d’autres termes, comme une forme du caprice. Cependant il suffit d’y réfléchir pour voir que le fait d’agir sans cause appréciable serait l’acte d’un insensé et que tout homme raisonnable, au contraire, obéit dans sa conduite à certains motifs en d’autres termes, ne se détermine pas sans cause.

Il serait donc très facile à l’économiste de prévoir à coup sûr la conduite d’un homme si cet homme n’était mû que par un seul mobile — (par exemple, le désir de s’enrichir) — aussi sûrement que la direction d’un corps qui tombe vers la terre. Hâtons-nous de dire que ce cas simple ne se présente jamais, ou n’existe qu’à l’état de pure hypothèse imaginée pour simplifier le problème. Toujours plusieurs causes concourent, et l’économiste, en supposant même qu’il connût toutes ces causes, ne pourrait prévoir laquelle l’emportera pour un individu donné et dans un cas donné. Mais du moins il peut prévoir quelles sont les causes qui détermineront le plus grand nombre d’hommes : or, cela nous suffit. Nous n’avons aucun intérêt, quand il s’agit de faits économiques, à prévoir la conduite de Pierre ou de Paul : la seule chose qui nous importe, c’est la conduite des hommes considérés en masse. Nous n’avons besoin pour nos prévisions et nos calculs que de moyennes[1].

Il est à remarquer que les gens pratiques qui dénient le plus vivement aux économistes la possibilité de prévision dans les questions économiques, ne manquent pas pourtant d’en user dans le train ordinaire de leur vie et dans la conduite de leurs affaires quotidiennes. Ce financier qui achète une action de Suez ou d’un chemin de fer, prévoit la continuité et l’augmentation progressive d’un certain trafic dans une direction déterminée, et en payant ce titre fort cher, il affirme par là, qu’il le veuille ou non, sa ferme confiance dans la régularité d’une loi économique. Quiconque spécule, et qui ne spécule pas ? exerce tant bien que mal la prévision scientifique.

Sans doute ces prévisions sont souvent démenties par les événements[2]. Mais si nos prévisions en fait d’économie politique sont toujours incertaines et à courte vue, la raison ne doit point en être cherchée dans le jeu du libre-arbitre, mais simplement dans notre ignorance des causes, comme pour la météorologie par exemple. Tout homme qui réfléchit est bien assuré que le vent, la pluie, la grêle ou les orages ne sont pas le résultat du hasard ni bien moins encore de la volonté humaine : il ne met pas en doute qu’ils ne soient régis par des lois naturelles. Cependant les prévisions en ce domaine ne sont nullement plus exactes que dans le domaine économique : il est peut-être plus facile de prédire l’arrivée d’une crise commerciale que celle d’un cyclone, et le transit du chemin de fer de Lyon à Marseille varie moins assurément que le débit du Rhône dont il suit la rive, quoique celui-là soit alimenté par les hommes et celui-ci par le ciel.

  1. Renouvier fait très bien remarquer (Voy., Classification des systèmes philosophiques, tome I, p. 292) que quand bien même les faits et gestes des hommes ne seraient le résultat que du pur hasard, même alors la prévision rationnelle pourrait parfaitement s’exercer dans les limites que nous venons d’indiquer, puisque le calcul des probabilités nous apprend précisément à prévoir combien de fois tel numéro sortira au jeu de la roulette. À plus forte raison les actes d’êtres raisonnables permettent-ils la prévision et si l’on avait affaire à des hommes infiniment sages, il est vraisemblable que la prévision s’exercerait avec autant de sûreté que pour les corps célestes.
    La statistique, du reste, a confirmé maintes fois la régularité vraiment surprenante avec laquelle se produisent les faits les plus importants de la vie humaine, tels par exemple que les mariages ou les plus insignifiants, tel que le fait de mettre une lettre à la poste sans avoir écrit l’adresse.
    Kant, qui est le métaphysicien de la liberté absolue, admet pleinement l’existence des lois naturelles dans les sciences sociales. « De quelque façon que l’on veuille, en métaphysique, se représenter le libre-arbitre, les manifestations en sont dans les actions humaines déterminées, comme tout autre phénomène, par les lois générales de la nature. Ainsi, les mariages, les naissances et les morts paraissent n’être soumis à aucune règle qui permette d’en calculer à l’avance le nombre ; et cependant les tables annuelles faites en de grands pays témoignent que cela obéit autant à des lois constantes que les variations de l’atmosphère, la croissance des plantes, le cours des fleuves et tout le reste de l’économie naturelle ». — Idée d’une histoire universelle.
  2. On donne comme argument contre l’existence de lois naturelles en matière sociale, ce fait que beaucoup de choses tournent autrement qu’elles n’avaient été prévues. Sans doute cela prouve simplement notre ignorance. Mais pensez plutôt combien de fois les choses tournent autrement qu’elles n’avaient été… voulues par leurs auteurs ! Cela ne prouve-t-il pas que dans ce monde il y a à l’œuvre des causes plus fortes que la volonté des hommes ?