V

LES DIVERSES ÉCOLES AU POINT DE VUE DE LA MÉTHODE.


On appelle « méthode », dans le langage scientifique, le chemin qu’il faut suivre pour arriver à la découverte de la vérité.

L’école classique, surtout telle qu’elle est personnifiée dans Ricardo, a suivi de préférence la méthode déductive. Celle-ci part de certaines données générales, admises comme indiscutables, pour en déduire par voie de conséquence logique une série indéfinie de propositions. La géométrie peut être citée comme le type des sciences qui emploient la méthode déductive. On peut citer aussi, comme exemple familier à des étudiants en droit, le droit lui-même, surtout le droit romain, dans lequel on voit le jurisconsulte, partant de quelques principes posés par la loi des Douze-Tables ou par le jus gentium, construire tout ce prodigieux monument qui s’appelle les Pandectes. De même dans la science économique, l’école classique est partie d’un axiome fameux, à savoir « que l’homme cherche en toute occasion à se procurer le maximum de satisfaction possible avec le minimum de peine » et de quelques autres principes tels que le rendement non proportionnel du sol, et elle en a déduit une série de corollaires qui constituent encore à ce jour toute la charpente de la science économique.

L’école nouvelle, dite historique ou réaliste, suit et recommande la méthode inductive. C’est celle que Bacon a introduite dans les sciences physiques et naturelles depuis quelques siècles, et qui a donné de si merveilleux résultats. C’est celle qui part de l’observation de certains faits particuliers pour s’élever à des propositions générales, — par exemple, du fait que tous les corps tombent à la loi de la gravitation. Dans le domaine économique, cette méthode consistera dans l’observation patiente et accumulée de tous les faits sociaux, tels qu’ils nous sont révélés — dans leur état actuel, par les statistiques ou les renseignements des voyageurs — dans leur état passé, par l’histoire.

L’histoire surtout, en nous apprenant comment se sont formées les institutions économiques et sociales et comment elles se transforment, peut nous éclairer sur le véritable caractère des faits sociaux[1].

Or les institutions étudiées au point de vue historique nous apparaissent comme très changeantes de peuple à peuple et comme changeant sans cesse dans le sein d’un même peuple le double caractère d’universalité et de permanence que l’école classique attribuait aux phénomènes économiques et qu’elle décorait du nom de lois naturelles, s’évanouit donc. Il n’y a plus à chercher de lois générales régissant l’homme abstrait, mais des lois historiques régissant les rapports des hommes vivant dans une société déterminée, à une époque déterminée : d’où le nom qu’on donne quelquefois aussi à cette école, d’économie politique nationale.

Cette façon de voir les choses est assurément la plus exacte. Cependant il faut remarquer que l’emploi de la méthode purement inductive ne saurait être aussi efficace dans les sciences sociales que dans les sciences physiques et naturelles : et cela pour deux raisons.

D’abord l’observation des faits y est plus difficile — bien qu’il puisse sembler paradoxal au premier abord de déclarer plus difficile l’observation des faits qui nous touchent de plus près et à l’égard desquels nous sommes non pas simplement spectateurs, mais acteurs. Mais voilà justement la raison qui nous empêche de les bien voir ! — De plus, ils sont infiniment plus diversifiés. Qui a vu un seul hanneton les a tous vus : mais qui a vu un seul ouvrier mineur n’a rien vu. À vrai dire l’observation des faits économiques et sociaux est une tâche qui dépasse infiniment les forces individuelles et qui ne saurait être que l’œuvre collective de milliers d’hommes réunissant leurs observations, ou des États employant à cet effet les puissants moyens d’investigation dont ils disposent[2]. C’est toute une science qui s’appelle la Statistique.

De plus, l’observation pure des faits n’aurait jamais donné dans les sciences naturelles le merveilleux résultat que nous admirons sans le secours d’un mode particulier d’observation pratiqué dans certaines conditions artificielles et qui s’appelle l’expérimentation. Or justement dans les sciences sociales l’expérimentation est d’un emploi très difficile, souvent impossible. Le chimiste, le physicien, le biologiste même (quoique pour ce dernier ce soit déjà plus difficile) peuvent toujours placer le fait qu’ils veulent étudier dans certaines conditions artificiellement déterminées et variables à volonté — par exemple, pour étudier le phénomène de la respiration d’un animal, le placer sous la cloche d’une machine pneumatique et faire varier à leur gré la pression de l’air. Mais l’économiste, fût-il même doublé d’un législateur ou d’un despote tout-puissant, n’a point cette faculté. Il est obligé d’étudier les faits tels qu’ils se présentent à lui, sans pouvoir les isoler de la trame des faits connexes dans laquelle ils se trouvent engagés. Nous ne pouvons pas mettre un pays sous cloche, et, en admettant même que ce fût en notre pouvoir, ce ne serait point encore assez pour nous permettre de conclure avec certitude. Supposons que pour étudier les effets du libre-échange, nous puissions prendre deux pays, soumettre l’un à un régime libre-échangiste absolu, l’autre à un régime protectionniste, et qu’au bout de dix ans nous constations que le premier s’est beaucoup enrichi, tandis que le second s’est ruiné ? Sans doute ce sera là un renseignement très précieux, mais pourtant, même dans les circonstances extraordinairement favorables et d’ailleurs tout à fait irréalisables que je viens de supposer, ce ne sera point une expérimentation décisive. Nombre de causes, en effet, autres que la différence du régime commercial, telles que les différences de milieux, de races, de législations, d’énergies individuelles, etc., peuvent expliquer les destinées différentes des deux pays[3].

Nous sommes donc obligés, au lieu de provoquer directement des expérimentations sociales, d’attendre celles qu’un heureux hasard veut bien nous fournir dans certaines circonstances particulières, telles que l’application d’une législation nouvelle, la fondation de quelque colonie socialiste, l’apparition d’une crise pathologique dans une société, — et encore cette expérimentation indirecte ne nous permet-elle que très rarement d’arriver à des conclusions certaines[4].

En raillant donc, comme elle le fait, les procédés et les méthodes de l’école déductive, l’école nouvelle montre beaucoup de prétention et même quelque ingratitude, car, en somme, elle se meut toujours dans les catégories que la vieille école avait posées elle n’a pas encore refait la science, elle y a simplement apporté un esprit nouveau.

Et l’école historique de son côté donne prise à la critique en ce que, à force d’appliquer son attention à l’observation des faits et aux variations des peuples et des temps, elle tend trop à verser dans l’érudition et à perdre de vue les conditions générales qui déterminent partout les phénomènes économiques. S’il fallait renoncer à découvrir, sous les manifestations changeantes des phénomènes, des rapports permanents et des lois générales, il faudrait renoncer définitivement à constituer l’économie politique comme science ; or, si dangereuses que puissent être pour la science des hypothèses téméraires, elles le seraient infiniment moins que cet aveu d’impuissance (V. ci-dessus, p. 7-10). Si justifiées que puissent être, à certains égards, les railleries que l’on a dirigées contre l’homme abstrait, l’homo œconomicus de l’école classique, il faut bien admettre cependant qu’il y a certains caractères généraux propres à l’espèce humaine, et la meilleure preuve qu’on puisse en trouver est précisément dans l’histoire, puisque celle-ci nous montre que partout où des sociétés humaines se sont trouvées placées dans des conditions analogues, elles ont reproduit des types similaires régime féodal en Europe au XIIe siècle et au Japon jusqu’au XIXe siècle, formes successives de la propriété et du mariage, emploi simultané des métaux précieux comme monnaie, coutumes funéraires et jusqu’aux contes de fée, tels que celui du Petit Poucet que les « Folk-loristes » retrouvent aujourd’hui plus ou moins identiques sur tous les points du globe.

On ne peut donc pas rejeter absolument l’emploi de la méthode abstraite, ni ces « Supposons que… », familiers à l’école de Ricardo et que l’école historique a en horreur, ni même ses Robinsonades qu’elle raille. Le labyrinthe des faits économiques est bien trop inextricable pour que nous puissions jamais arriver, par le seul secours de l’observation, à nous y reconnaître et à démêler ces rapports fondamentaux qui constituent la matière de toute science[5]. Ce n’est pas seulement l’abstraction, mais à l’imagination, c’est-à-dire à l’hypothèse, qu’il faut faire appel pour porter la lumière dans ces ténèbres et l’ordre dans ce chaos. La véritable méthode procède par trois étapes :

1o Observer les faits, sans idée préconçue, et ceux-là surtout qui paraissent à première vue les plus insignifiants ;

2o Imaginer une explication générale qui permette de rattacher entre eux certains groupes de faits dans des rapports de causes à effets en d’autres termes, formuler une hypothèse ;

3o Vérifier le bien-fondé de cette hypothèse, en recherchant, soit par l’expérimentation si possible, soit tout au moins par l’observation conduite d’une façon spéciale, — si l’application correspond exactement aux faits.

Du reste, c’est ainsi que l’on procède même dans les sciences physiques et naturelles. Toutes les grandes lois qui constituent les bases des sciences modernes — à commencer par la loi de la gravitation de Newton — ne sont que des hypothèses vérifiées ; disons même plus les grandes théories qui ont servi de base aux découvertes scientifiques de notre temps par exemple, l’existence de l’éther dans les sciences physiques ou la doctrine de l’évolution dans les sciences naturelles ne sont que des hypothèses encore non vérifiées[6] !

Le tort de l’école classique, ce n’est donc point d’avoir trop usé de la méthode abstraite, mais d’avoir pris trop souvent l’abstraction pour la réalité par exemple, après avoir supposé son homo œconomicus mû uniquement par l’intérêt personnel, ce qu’elle avait le droit de faire, d’avoir cru à son existence réelle et de n’avoir plus su voir que lui dans le monde économique. Elle a vu dans ces abstractions la charpente même de l’édifice économique, alors qu’il ne fallait y voir que ces échafaudages nécessaires à la construction des édifices, mais qui sont destinés à être démolis une fois l’œuvre achevée. Ce n’est point la méthode déductive, c’est l’esprit dogmatique qu’il importe d’éviter.

Aussi la méthode déductive n’a point disparu : elle revit aujourd’hui plus absolue sous la forme d’une école nouvelle dite mathématique[7]. Elle considère l’homme comme par certains désirs qu’elle assimile à des forces et cherche à déterminer les positions d’équilibre de ces forces. Cela lui permet de réduire l’économie politique à une sorte de science purement mécanique et qui, comme telle, est absolument mathématique. Elle fait remarquer que les désirs de l’homme considérés au point de vue économique, présentent ce caractère tout à fait particulier et unique dans les sciences sociales, de pouvoir être mesurés quantitativement. Si un Arabe donne 1.500 fr. pour avoir un cheval et 1.000 fr. pour avoir une femme, n’est-il pas évident que le premier de ces désirs est exactement une fois et demie plus grand que le second ?

L’école psychologique (dite aussi autrichienne d’après la nationalité de ses représentants les plus éminents, Karl Menger, de Böhm-Bawerk, Sax, Wieser) se confond presque avec la précédente, sauf qu’elle n’emploie pas la langue mathématique, mais elle se plaît aussi aux analyses très subtiles. Pour plus de simplification, elle ramène d’ordinaire tous les désirs des hommes à une seule formule qu’elle appelle le principe édonistique (d’un mot grec qui signifie intérêt, utilité), et qui consiste à chercher toujours le maximum de satisfaction avec le minimum d’effort.

On voit donc que ces deux écoles ne sont en somme que l’école déductive poussée à ses extrêmes conséquences. Toutefois, il faut leur rendre cette justice qu’elles n’ont pas commis la faute, comme l’avait fait la vieille école déductive, de se laisser prendre au piège de leurs propres spéculations. Elles ne donnent leurs abstractions que pour ce qu’elles sont, d’après elles, c’est-à-dire des hypothèses nécessaires pour établir la science pure[8].

  1. C’est en Allemagne qu’elle a pris naissance, de même que l’école historique aussi avec Savigny, dans la science du droit. On peut dire qu’elle date de la publication du Traité d’Économie politique du professeur Roscher, en 1854. Elle compte comme principaux représentants à cette heure en Allemagne les professeurs Brentano, Schmoller et Wagner, (celui-ci plus spécialement socialiste d’État). Pour la langue française, on peut y rattacher de Laveleye, le professeur de Liège, mort récemment, et notre collègue M. Cauwès (Cours d’Économie politique).
    Cependant, en France, à peu près à la même date, la méthode historique dans les sciences sociales avait été brillamment inaugurée par la publication du livre de Le Play sur les Ouvriers Européens (1855) et elle a été depuis fidèlement appliquée par l’école dite « de Le Play » en mémoire de son fondateur, principalement sous la forme de « monographies de familles ouvrières ».
  2. Par exemple, le plus simple de tous les faits que puisse étudier les sciences sociales, c’est assurément le nombre de personnes qui composent une société. Cependant, n’est-il pas évident qu’un observateur isolé est dans l’impuissance absolue d’arriver à cette détermination ? Les administrations publiques peuvent seules entreprendre cette tâche, et encore n’est-ce que depuis bien peu de temps que les recensements officiels sont arrivés à un degré d’exactitude tolérable.
  3. Des deux colonies australiennes sœurs, la Nouvelle-Galles du Sud et Victoria, toutes les deux pourtant d’une commune origine et vivant dans le même milieu, la première est encore libre-échangiste, la seconde protectionniste bien que cette expérience ait duré assez longtemps, pense t’on qu’elle ait tranché la question ? Nullement : adhuc sub judicelis est.
  4. Voy. cependant l’efficacité de la méthode expérimentale dans les sciences sociales énergiquement soutenue par Donnat dans La politique expérimentale.
  5. Chevreul, le savant français mort centenaire, disait « Tout fait est une abstraction ». Cette formule, qui paraît bizarre au premier abord, se comprend très bien, si l’on songe que ce que nous appelons un fait c’est quelque chose qui a dû être dégagé d’une foule d’autres faits connexes et pour l’observation duquel il a fallu déjà faire abstraction de beaucoup d’autres choses.
  6. Voy. l’Introduction à l’étude de la Médecine expérimentale de Claude Bernard et la Logique de l’hypothèse de M. Naville. Comme l’a fait observer Stanley Jevons, dans ses Principles of Sciences, la méthode qu’on emploie pour arriver à la découverte de la vérité dans les sciences est semblable à celle qu’emploient inconsciemment ceux qui cherchent l’explication de ces rébus ou de ces langages chiffrés qui figurent à la dernière page des journaux illustrés. Pour deviner quel peut être le sens de ces énigmes, nous imaginons un sens quelconque ; puis nous vérifions si, en effet, il s’accorde avec les chiffres ou les images que nous avons sous les yeux. S’il ne s’accorde pas, c’est une hypothèse à rejeter. Nous en imaginons alors quelque autre jusqu’à ce que nous soyons plus heureux ou que nous perdions courage. Le chercheur ne trouvera jamais rien dans les faits, s’il n’a pas déjà dans la tête l’image pressentie de la vérité.
  7. Inaugurée par Cournot en France (Recherches sur les principes mathématiques de la théorie des richesses, 1838), il y a soixante ans, mais alors sans aucun succès, la méthode mathématique a été plus récemment mise en honneur par Stanley Jevons, Marshall et Edgeworth en Angleterre, Walras en Suisse, Pantaleoni en Italie, Gossen et Launhardt en Allemagne, Irving Fisher aux États-Unis.
  8. « L’économie politique pure, dit M. Walras dans ses Éléments d’Économie politique pure, est essentiellement la théorie de la détermination des prix sous un régime hypothétique de libre concurrence absolue ». M. Pantaleoni fait même cet aveu inouï jusqu’ici (Principii di Economia pura) « Que l’hypothèse édonistique et psychologique d’où se déduisent toutes les vérités économiques coïncide ou non avec les motifs qui déterminent réellement les actions de l’homme… c’est là une question qui ne touche point à l’exactitude des vérités ainsi déduites ».

    Il faut citer encore ici l’école sociologique-biologique qui compte d’illustres représentants comme Herbert Spencer en Angleterre (Principes de sociologie), Schæffle en Allemagne (Bau und Leben des Soialen Kœrpers) et de Greef en Belgique. Celle-ci a pour méthode d’assimiler d’une façon plus ou moins complète la société humaine à des êtres vivants et de chercher dans les lois biologiques l’explication de faits économiques et sociaux. Elle fait remarquer notamment :

    Que tout corps organisé se compose d’innombrables cellules ayant chacune leur vie propre et leur individualité, en sorte que tout être vivant n’est véritablement qu’une association de millions et de milliards plus nombreuses par conséquent que les plus grandes sociétés humaines d’individualités infiniment petites qui, comme le dit Claude Bernard, « s’unissent et restent distinctes comme des hommes qui se tiendraient par la main ».

    Que tout être organisé est soumis à la loi de la division physiologique du travail. Dans les organismes tout à fait inférieurs, toutes les fonctions sont confondues, dans une masse informe et homogène, mais à mesure que l’organisation se perfectionne, les fonctions diverses de nutrition, de reproduction, de locomotion, etc., se différencient et chacune dispose d’un organe spécial, en sorte que la perfection de l’organisme est d’autant plus grande que le travail physiologique est plus divisé.

    Que tout être vivant est le siège d’un mouvement perpétuel d’échange et de circulation, échange de services et même de matériaux : il faut bien en effet pour qu’une fonction de l’organisme puisse être spécialisée dans un seul organe, comme nous venons de le voir, que les autres