Principes chimiques sur l’art du teinturier-dégraisseur/1

PRINCIPES CHIMIQUES SUR L’ART

DU TEINTURIER-DÉGRAISSEUR.


CHAPITRE PREMIER.

De la Nature des Matières qui peuvent former des Taches.


Tous les corps qui, portés accidentellement sur une étoffe, en recouvrent, salissent, changent ou altèrent une partie de la couleur, forment ce qu’on est convenu d’appeler taches : leur extraction, ou le rétablissement de la couleur altérée ou détruite, constituent la profession ou l’Art du Dégraisseur, connu encore dans la société sous le nom de Teinturier-Dégraisseur.

On voit, d’après cela, combien longue seroit l’énumération de tous les corps qui peuvent former des taches ; mais nous la réduirons aux plus connus, c’est-à-dire, à ceux pour l’extraction desquels on a recours au Teinturier-Dégraisseur.

Le plus commun de tous les corps qui doivent entrer dans ce chapitre, c’est l’eau. Ce liquide, qui tombe le plus souvent par gouttes sur les étoffes qui servent à nos usages, détruit ce brillant, ce glacé, cet uni qu’on donne à presque tous les tissus et même aux feutres, par le moyen des apprêts.

Ces apprêts ne sont généralement composés que de substances gommeuses, susceptibles de se dissoudre dans l’eau ; de manière que les gouttes de ce liquide, répandues sur une surface qui n’offroit d’abord qu’une teinte bien unie, y laissent des empreintes qu’il est très-aisé de distinguer à l’œil.

C’est pour éviter cet inconvénient, surtout sur les tissus de soie et de laine, qu’on est dans l’usage de les faire délustrer avant de les exposer à la pluie.

Dans ce cas, en appliquant l’eau sur toute la surface, on enlève une grande partie de la matière qui donne le lustre, et on prévient l’inconvénient des taches partielles que forment les gouttes de pluie inégalement réparties. On sacrifie alors, à-la-vérité, une partie du brillant et du corps de l’étoffe, mais on conserve à toute la surface le même ton de couleur.

Dans cette opération du délustrage ou dégommage, on donne à l’étoffe beaucoup plus de souplesse ; et, à l’aide de la brosse et des presses, on rend au tissu presque tout le poli et l’uni primitifs.

Les feutres de laine ou de poil dont on fait les chapeaux, et qui s’altèrent si aisément par l’action de l’eau, ne sont par susceptibles d’être dégommés, attendu que le corps et la force de ces feutres dépendent essentiellement de la quantité considérable de gomme qu’on a fait pénétrer dans le tissu, et qu’en l’enlevant on leur donne une souplesse et une perméabilité qui sont incompatibles avec leurs usages.

Après celles que forme l’eau, les taches les plus communes sont celles qui sont produites par les matières graisseuses ; et dans ce nombre, l’huile est certainement la plus générale : car, non-seulement cette substance est très-employée sur nos tables, dans la préparation de nos alimens, dans l’éclairage de nos habitations, dans les opérations de nos ateliers ; mais comme l’huile conserve assez constamment son caractère liquide, et que les corps qui en sont imprégnés la transmettent par le simple contact, on est souvent exposé à en salir ses vêtemens : et les taches qui en résultent, en pénétrant dans le tissu des étoffes et en s’y répandant sur une grande surface, y laissent une impression très-désagréable à l’œil.

Quoique la graisse et la cire aient, par leur nature, une grande analogie avec les huiles, on ne peut pas néanmoins en assimiler les effets ; car la graisse et la cire ne tachent que lorsqu’elles sont liquides, ce qui n’est pas leur état naturel.

Nous devons ranger dans la classe des corps graisseux le beurre, les pommades, dont on fait un grand usage, et qui, par conséquent, donnent matière à beaucoup de taches.

Les taches de fer, ou plutôt de rouille, sont encore extrêmement communes : à-la-vérité, ce métal ne se fixe pas sur les étoffes à l’état de métal ; mais comme il s’altère facilement, et prend alors le caractère d’un oxide par l’action combinée de l’air et de l’eau ; comme la plupart de nos tissus ont une telle affinité avec l’oxide de fer, qu’il suffit de les plonger dans un bain où cet oxide est délayé, pour en faire absorber jusqu’aux dernières parcelles, et que ces mêmes tissus peuvent se colorer en vert-fauve dans les dissolutions de fer, en enlevant au dissolvant une portion d’oxide, il s’ensuit que les étoffes doivent souvent être tachées par ce métal.

On sentira encore mieux combien les taches de rouille doivent être communes, si l’on fait attention que ce métal nous sert dans presque tous nos usages ; que les clous sont généralement employés pour lier les pièces de bois d’un étendage, et que, par conséquent, il est très-difficile de garantir nos étoffes, surtout celles qu’on est dans le cas de blanchir, du contact du fer et des altérations qu’il éprouve lui-même en passant à l’état d’oxide.

De toutes les étoffes employées à nos usages, celles de lin, de chanvre et de coton sont celles qui ont le plus d’affinité avec les oxides de fer ; de sorte que les taches qui en résultent sont une combinaison plutôt qu’une superposition de l’oxide sur l’étoffe : cette affinité extrême de l’oxide avec ces tissus rend son extraction difficile, et exige l’emploi d’un dissolvant chimique.

Les taches d’encre ont beaucoup de rapport, par leur nature, avec celles de rouille : elles passent même à cet état, lorsque, par le laps du temps ou par les lavages, on a détruit ou enlevé le principe végétal qui tient l’oxide en dissolution.

Les taches d’encre sont encore très-communes, par rapport au grand usage qu’on fait de l’encre, et par rapport à sa fluidité ordinaire.

Les taches de boue, surtout celles qui sont occasionnées par la boue des rues d’une grande ville, se rapprochent aussi de celles dont nous venons de parler, en ce qu’elles contiennent de l’oxide qui provient du detritus des fers des roues et de ceux des pieds des chevaux.

Nous pouvons encore rapporter à la nature des taches dont nous venons de parler, toutes celles qui sont produites par le cambouis, mélange de graisse et de rouille.

Dans tous ces cas, après avoir enlevé le principe graisseux qui sert d’excipient à la rouille, on retrouve des traces de celle-ci sur l’étoffe, où elle forme une couleur brune ou jaunâtre, selon le degré d’oxidation du métal.

Les résines forment encore une classe nombreuse de corps propres à produire des taches. La poix, qui est employée à plusieurs usages ; les torches dont on se sert pour éclairer ; les térébenthines, l’encens et autres substances de cette espèce, employées à la fabrication des vernis et des mastics, aux fumigations, à la composition de quelques remèdes, à l’enduit des toiles et des tafetas, salissent et adhèrent fortement à tous les corps sur lesquels elles tombent dans leur état fluide.

La plupart des fruits qui servent à nos usages occupent encore une place dans le nombre des corps qui peuvent salir et altérer une étoffe ; et comme la nature de leurs sucs varie prodigieusement, l’effet qu’ils produisent nous offre de grandes différences : les uns, tels que ceux du citron, de l’orange, de la groseille, de l’oseille, etc., sont de nature acide ; d’autres présentent un caractère astringent, tels que ceux de grenade, de sorbes, etc. ; tandis que le plus grand nombre dépose sur l’étoffe un suc déjà coloré qui y adhère avec plus ou moins de force. Les premiers et les seconds altèrent la plupart des couleurs, comme nous le verrons par la suite ; les derniers ne font que porter sur l’étoffe une couleur étrangère.

La plupart des infusions végétales dont on fait usage comme boisson, le café, le thé, etc., plusieurs extraits de sucs employés comme alimens sous le nom de sirops, confitures, chocolat, etc., doivent être classés parmi les substances qui tachent les étoffes, et dont la connoissance appartient à l’Art du Dégraisseur.

Nous pourrions ajouter à cette classe les taches qui sont formées par le tabac qui découle du nez dans l’état d’une dissolution opérée par le mucus animal, de même que celles qui sont produites par quelques décoctions de végétaux, qu’on prépare pour notre usage, dans nos cuisines ou dans nos ateliers.

Dans tous ces cas, ainsi que nous l’avons déjà observé, il y a quelquefois simple apposition d’un principe colorant, souvent altération de la couleur, quelquefois combinaison de la couleur étrangère avec celle de l’étoffe, ce qui produit alors une couleur composée.

Les acides, soit végétaux, soit minéraux, altèrent la plupart des couleurs.

Les acides végétaux exercent une action très-marquée sur les couleurs faux-teint, surtout sur les violets, les roses, et les bleus, produits par les bois de Campêche, de Brésil et autres.

Les acides minéraux ont de l’action sur des couleurs plus solides, et altèrent souvent l’étoffe. Ceux-ci détruisent la plupart des couleurs, tandis que les acides végétaux ne font que les nuancer, les modifier, les changer, de sorte qu’on peut les rétablir dans leur état primitif en saturant l’acide qui a produit ces légers changemens.

Nous pouvons comprendre dans la classe des acides l’urine fraîche, surtout celle de quelques animaux, dont l’impression et les effets sont si difficiles à détruire ; et la sueur récente, qui, quoique moins active, altère néanmoins quelques couleurs.

L’effet des alkalis est moins général et beaucoup moins dangereux que celui des acides ; ils peuvent, à-la-vérité, tourner quelques couleurs, mais il est facile d’en détruire l’effet.

L’urine et la sueur prennent, par la vétusté, un vrai caractère alkalin ; la sueur, par exemple, déposée sur l’écarlatte, en avine la couleur ; et on peut en détruire l’effet par les acides, comme nous le verrons par la suite.

Dans un écrit sur l’Art du Dégraisseur, il n’est pas permis de passer sous silence l’effet du sang sur les étoffes : car, outre que c’est une des substances dont les taches sont les plus communes, cette liqueur animale a une affinité si marquée avec la plupart d’entre elles, surtout avec celles qui sont formées par des préparations végétales, qu’elle présente des phénomènes très-importans, capables d’occuper le chimiste.

Outre les substances dont nous venons de parler, il en est bien d’autres qui peuvent produire des taches ; telles que la fumée de nos foyers et de nos lampes, l’action d’une lumière vive, qui, portée inégalement sur les divers points d’une étoffe, ne tarde pas à en nuancer les couleurs, l’effet de l’humidité, qui détruit les apprêts, etc. : mais nous pensons qu’en établissant des principes sur la nature des divers corps qui peuvent former des taches, et sur les moyens généraux qu’on peut employer pour les détruire, nous pouvons donner des procédés applicables à tous les cas qui peuvent se présenter.

Si, à présent, nous cherchons à ramener à des principes généraux tout ce qui regarde la nature et l’effet des corps qui, le plus communément, produisent des taches, nous pouvons les considérer sous deux points-de-vue.

En nous bornant à la nature des corps, nous pourrions les distinguer en sept classes : 1.° les corps graisseux ; 2.° les corps résineux ; 3.° les oxides de fer ; 4.° les sucs des végétaux ; 5.° les acides ; 6.° les alkalis ; 7.° l’eau.

En ne considérant que les effets de ces mêmes corps sur l’étoffe, nous pouvons les réduire à trois : 1.° ceux qui déposent un corps coloré ou opaque sur une étoffe ; 2.° ceux qui changent la nature de la couleur ; 3.° ceux qui détruisent la couleur.

Comme il nous importe d’adopter une division qui, en nous faisant connoître la nature de la tache, nous conduise aux moyens de la faire disparoître, nous nous bornerons à les considérer dans leurs effets les plus sensibles ; et, sous ce rapport, nous admettrons trois espèces de matières propres à former des taches.

La première comprendra celles qui produisent des taches simples, qu’on peut enlever en employant un seul agent.

La seconde embrassera la série de celles qui forment des taches composées, où il faut le concours de plusieurs agens.

Et la troisième comprendra toutes celles qui altèrent ou détruisent la couleur.

ARTICLE PREMIER.

Des Substances qui forment des Taches simples.

Les corps simples qui se déposent sur une étoffe sans en détruire la couleur, rentrent tous dans la classe de ceux qui sont compris dans cet article.

L’huile, la cire, le suif, la pommade, les résines, les sucs des fruits, le vin, la rouille, le sang, etc., sont les principales substances dont il s’agit ici.

Comme, par leur nature, tous ces corps sont solubles dans un seul agent, il ne s’agit que d’une seule opération pour faire disparoître les taches qu’ils produisent ; et nous verrons, par la suite, que lorsqu’il est question d’enlever les taches qui sont formées par des substances de cette nature, il suffit, pour y parvenir, d’appliquer un dissolvant convenable.

ARTICLE II.

Des Substances qui forment des Taches composées.

Lorsque la substance qui forme une tache est composée de deux ou trois principes de nature différente, il faut alors employer successivement l’action de plusieurs agens, et c’est pour cette raison que nous appelons ces taches composées.

S’il s’agit, par exemple, de dégraisser une étoffe salie par le cambouis, la boue ou l’encre à écrire, après avoir enlevé la graisse du cambouis ou le principe végétal de la boue et de l’encre, il reste encore à dissoudre le résidu métallique qui donne à l’étoffe une teinte brune plus ou moins foncée.

ARTICLE III.

Des Substances qui altèrent ou détruisent les couleurs.

Les acides, les alkalis, les sucs de quelques fruits, l’urine récente, changent, nuancent, modifient, altèrent ou détruisent la plupart des couleurs faux-teint.

Pour rétablir ces couleurs, il suffit, dans plusieurs cas, de neutraliser le corps qui a produit la tache ; c’est surtout ce qui arrive lorsque l’acide est faible. Mais souvent la couleur est complètement détruite, et il faut alors la remplacer, en portant sur la partie altérée une couche de couleur qui soit du même ton que celle qui n’a pas été dégradée, et qui présente une fixité convenable.

Comme cette partie de l’art du Teinturier-Dégraisseur est la plus difficile, nous y donnerons une attention particulière.