Éditions Prima (Collection Gauloise no 138p. 31-39).

IV

Le Mariage de Nichonnette

Un mois après, le palais royal était en grande animation. Un mois, jour pour jour, après avoir donné à son père son acquiescement à la proposition qui lui avait été soumise, la princesse Viviane épousait en grande pompe le prince Atchoum, le riche et puissant voisin, héritier du royaume de Calvitie.

Après les cérémonies officielles, un lunch monstrueux avait réuni au palais tous les hauts personnages des deux royaumes, tandis que les deux familles royales et quelques rares privilégiés s’était confortablement installés autour de la table, dans la salle à manger.

— C’est très distingué, le lunch debout, avait déclaré Hilarion XIV, mais c’est bien trop fatigant pour moi.

— D’autant plus, avait ajouté Nichonnette, que pour bien se taper la cloche, il n’y a rien de tel que d’être sur une bonne chaise ou dans un bon fauteuil.

Assise à la grande table à côté de celui que Dieu et les hommes venaient de lui « coller comme époux » — ainsi qu’elle le disait sans respect — Nichonnette s’occupait de tout le monde, sauf de son récent seigneur et maître. À un moment donné, le prince Atchoum qui avait déjà pas mal mangé et bu, voulut attirer sur lui l’attention de sa jeune et jolie femme, dont il était, au demeurant, très fortement épris. Il se pencha vers Nichonnette qui, à ce moment précis lui tournait le dos et apercevant les appétissantes rotondités qui se présentaient à portée de sa main, il y promena ses doigts avec agilité et précision.

Trop de précision même, sans doute, car Nichonnette se retournant d’un bond de carpe, lui administra un vigoureux coup de fourchette sur la main, en lui disant tout bas, mais d’un ton furieux :

— Eh bien, dites donc, espèce de gros veau, faudra pas vous amuser souvent à ce petit truc-là, hein ?

Le prince Atchoum regarda d’un œil hébété celle qu’il considérait déjà comme une proie à sa merci et, en dépit de sa soûlographie assez avancée, il sentit

Le prince Atchoum, au bras de sa femme (page 36).

confusément que les choses n’iraient peut-être pas aussi facilement qu’il s’était flatté de les mener lui-même.

Dans le doux pays de Boulimie, quand de simples paysans marient leurs enfants, le repas de noces est déjà fort long. Alors vous pensez ce que put être celui qui fut servi ce jour-là à la table du roi Hilarion XIV. À cinq heures du soir, on était péniblement parvenu à servir le rôti et il y avait encore sept plats, entremets et desserts à voir venir.

Aussi, Nichonnette, prétextant qu’elle ne mangeait pas de viande rouge, s’esquiva discrètement de la salle à manger. Le prince Zifolo, que son oncle, le bon roi Hilarion avait tenu à inviter malgré les protestations de la reine Euphrasie, aperçut le petit signe complice que lui adressa sa cousine et aussi discrètement qu’elle, il se leva et la suivit.

— Va-t-en m’attendre dans ma chambre, lui jeta-t-elle en passant à côté de lui, je te rejoins dans cinq minutes.

La jeune princesse parcourut en vitesse galeries et salons où elle distribua sans compter à ses invités la grâce de son sourire, puis à toutes jambes elle se sauva par une petite porte des appartements privés, et courut à sa chambre retrouver le prince Zifolo.

Blottie dans ses bras, elle lui abandonna ses lèvres avec passion et, entre deux baisers, elle lui rappela ce qui avait été convenu entre eux lors de leur dernière entrevue, au pavillon de chasse.

— Tu sais ce que je t’ai juré, lui dit-elle, c’est aujourd’hui même que je serai ta femme, ta vraie femme, à toi tout seul !

— Mais, c’est fou ! Nichonnettte…

— Ne t’inquiète pas, Zizi, puisque je te dis que tout est arrangé. Allez, encore un baiser et je reviens à table. Toi, sauve-toi et reviens ce soir à minuit où je t’ai dit…

Et prestement elle s’enfuit pour ne pas éveiller de soupçons par une trop longue absence. Mais quand elle rentra dans la salle à manger, elle se rendit compte que ses craintes étaient bien vaines. On avait servi, sur le rôti, un coquin de petit Bourgogne qui avait causé quelques dégâts dans la royale et princière assemblée. On se serait cru en Pologne !

Nichonnette reprit sa place à côté du prince Atchoum et elle ne tarda pas à s’apercevoir que son mari avait tenu à être un des meilleurs recordmen de la bouteille. Il était à peu près complètement noir.

— Chic ! pensa-t-elle, de cette façon ma petite combinaison marchera comme sur des roulettes.

Et elle fit un signe au vieux sommelier qu’elle tutoyait depuis son plus jeune âge.

— Vladi, lui glissa-t-elle à l’oreille, le prince a très soif, aussi, pour ne pas te déranger tout le temps, apporte-moi donc ici trois bouteilles de champagne brut et une bouteille de bourgogne, je le servirai moi-même.

Le vieux serviteur jeta vers sa ravissante maîtresse un regard curieux. En effet, il connaissait les effets immanquables de l’exquis mais terrible mélange, et c’est même lui qui l’avait enseigné à la princesse, un soir de bombe au palais. Il rapporta donc les bouteilles demandées en rigolant à part lui.

— Eh bien ! mon vieux, se disait-il, s’il est vrai qu’une cuite chasse l’autre, je connais un prince qui sera sûrement dessoûlé avant longtemps… à moins que le remède ne soit pire que le mal !

Hélas ! c’est bien ce qui arriva, et lorsque, vers neuf heures du soir, on se leva de table pour aller recevoir les diverses délégations populaires et assister au feu d’artifice, le prince Atchoum, au bras de sa femme, eut toutes les peines du monde à se tenir en équilibre. Le petit mélange de champagne et de Bourgogne avait produit l’effet que Nichonnette en attendait.

Enfin, vers onze heures et demie, après avoir elle-même ouvert le bal de nuit populaire avec le premier paysan qui lui tomba sous la main — telle est la coutume charmante au royaume de Boulimie — la princesse décida de se retirer avec son mari.

Elle le retrouva affalé dans le fauteuil d’osier où elle l’avait laissé, sur la grande terrasse. Il dormait à poings fermés.

— Venez, mon ami, lui dit-elle en le réveillant, je crois qu’il est l’heure de nous retirer discrètement.

— Ah ! nous allons à la pêche ? demanda-t-il, poursuivant sans doute quelque rêve intérieur.

— C’est ça même, lui répondit Nichonnette en riant, à la pêche à l’anguille !…

Et elle l’entraîna vers l’appartement qu’elle lui avait fait réserver à proximité de sa propre chambre. Quand il y fut parvenu et non sans peine, le prince revint un peu à lui. Il se rappela tout à coup qu’il était marié depuis le matin. Mais alors, la délicieuse petite femme qui était là, dans cette chambre avec lui ?…

— Ah ! mais, bon Dieu, s’écria-t-il à cet instant, c’est vrai que vous êtes ma femme !

Et il tenta d’empoigner Nichonnette par la taille, mais elle l’évita à la manière des toreros. Le malheureux prince perdit le sens de la verticale et s’étala sur le tapis.

— Allons ! lui dit son épouse, vous voyez bien qu’il faut être sage pour le moment. Passez un costume moins compliqué que votre uniforme de général de lanciers et, dans un petit moment je vous autorise à venir me rejoindre dans ma chambre. Mais surtout, je vous recommande de ne pas faire de lumière… je tiens essentiellement à l’obscurité complète, ajouta-t-elle en baisant pudiquement les yeux.

Et elle se sauva dans sa chambre. Là, elle retrouva sa fidèle Wassline qui l’attendait patiemment, en lisant la Bible pour se tenir éveillée.

Avec son aide, Nichonnette procéda à sa toilette de nuit. Baignée, parfumée avec un soin minutieux, elle passa ce qu’elle appelait avec emphase sa chemise de nuit, c’est-à-dire un assemblage de rubans et de dentelles qui la laissait scrupuleusement nue. Par-dessus cette toile d’araignée, la belle princesse enfila un peignoir de soie garni de duvet de cygne.

— Et toi, demanda-t-elle à sa camériste, es-tu prête ?

— Oui, Altesse, répondit celle-ci de la salle de bain.

Wassline, en effet, rentra dans la chambre. Elle était à peu près aussi nue que Nichonnette.

— Alors, allons-y, fit celle-ci avec un sourire diabolique…

Et elle éteignit avec soin toutes les lumières.