Éditions Prima (Collection Gauloise no 138p. 40-47).

V

Tout est bien qui finit bien

Hilarion XIV, maître souverain et vénéré du royaume de Boulimie avait institué pour son réveil comme pour beaucoup d’autres actes de sa vie, un protocole tout empreint de la plus aimable philosophie. Chaque matin, une jolie fille de chambre — autant que possible âgée de moins de vingt ans — était chargée de pénétrer dans la chambre de son auguste souverain. Patiemment, elle devait attendre que Sa Majesté manifestât par quelque signe extérieur qu’Elle reprenait le contact avec l’existence terrestre. Puis, au premier bâillement, la chambrière devait s’avancer vers la couche royale et là, selon son esprit et son tempérament, achever le réveil ainsi ébauché.

Une formule invariable avait été choisie une fois pour toutes. Quelles que fussent, en effet, l’heure et

D’un coup d’œil elle embrassa toute l’étendue… (page 44).

les conditions atmosphériques, la soubrette avait pour consigne de dire à haute voix, avant d’ouvrir les rideaux :

— Sire, il est sept heures et il fait beau.

Hilarion se donnait ainsi, dès le réveil, deux satisfactions gratuites. D’abord, il avait l’impression de conformer sa vie à l’adage qui affirme que le monde appartient aux gens qui se lèvent tôt, et ensuite il lui était doux de penser que la nature s’était parée de tous ses charmes pour saluer son réveil.

Or, ce matin-là, le lendemain du mariage de la princesse Viviane avec le prince Atchoum, Hilarion XIV fut tiré de son sommeil, au mépris du protocole depuis si longtemps respecté, par des glapissements furieux.

Il ouvrit un œil, puis l’autre. Il ne reconnut pas la femme de chambre qui venait de faire irruption chez lui. Furieux, il allait exhaler une juste colère, lorsqu’il reconnut Nichonnette, sa fille.

— Tu n’es pas folle de venir me réveiller à une heure pareille, alors que tu devrais être dans les bras de ton heureux époux !

— Oh ! non, mon père, je vous en prie ! C’est précisément à ce sujet que je suis venue vous chercher pour vous faire voir la conduite de celui que vous appelez mon époux. Venez avec moi.

Et d’autorité, elle saisit son royal père par la main, et l’entraîna vers sa chambre.

Revenons une demi-heure en arrière, si vous le voulez bien. Il devait être environ neuf heures et le soleil, déjà haut, entrait à flots dans la chambre de Nichonnette. Sur le lit bas, dont les draps avaient été furieusement rejetés et gisaient pêle-mêle avec les couvertures sur le tapis, deux corps étaient allongés. L’un, vêtu d’un pyjama du jaune le plus cocu qui soit, accusait par ses formes adipeuses et peu appétissantes le mâle trop gavé avant l’âge. L’autre, par contre, n’accusait pas, au contraire, il se dévoilait tout seul dès le premier regard : c’était un superbe corps de toute jeune femme à peu près entièrement nue.

Soudain, l’un d’eux, le mâle, s’agita. Puis, ayant bâillé avec la grâce d’un hippopotame, il se mit sur son séant, frotta ses yeux et coula un regard vers sa compagne. À peine avait-il fait ce geste qu’il se mit à pousser des cris de putois.

— Par les oreilles de Saint-Justinien le Chevelu, s’écria-t-il en calvitien — car c’était le prince Atchoum en personne qui s’éveillait — que signifie cette plaisanterie, Je me suis couché hier soir avec ma femme, la princesse Viviane, qui est blonde comme les blés et je me réveille ce matin à côté de cette moricaude !

À ce bruit, ladite moricaude s’était éveillée. L’œil encore vague, elle regarda le fauteur de tant de tapage et à sa seule vue, la raison et l’esprit lui revinrent subitement.

— Ciel ! s’écria-t-elle…

Et elle essaya de s’enfuir dans le simple appareil où elle se trouvait. Mais son compagnon la saisit par le bras et l’immobilisa. Le prince avait compté sans l’astuce de la terrible camériste. Se sentant prise au piège, Wassline — car vous avez deviné déjà que c’était elle — se mit à son tour à glapir comme si on lui introduisait de force un lavement d’huile bouillante.

À ce moment, la porte s’ouvrit et Nichonnette entra dans la chambre. D’un coup d’œil, elle embrassa toute l’étendue de la catastrophe et avec autorité, elle prit immédiatement la décision qui s’imposait. D’une main ferme, elle tira le prince du lit et le poussa dans son boudoir où elle l’enferma à clef avant qu’il eût même pu proférer une parole. Puis, courant vers Wassline, elle lui dit à voix basse :

— Quelle histoire ! J’ai passé une telle nuit dans les bras de Zizi que je me suis endormie comme un plomb ce matin. Mais toi, comment se fait-il que tu n’aies pas encore déguerpi ainsi que nous en avions convenu hier soir ?

— Moi aussi, Altesse, c’est à cause de ma nuit… mais pas pour les mêmes raisons que les vôtres. J’ai dû soigner votre « mari » jusqu’au petit jour et là, quand il s’est enfin endormi, je suis tombée de sommeil à côté de lui.

Nichonnette sentit que la petite rusée ne lui disait sans doute pas toute la vérité, mais ce n’était pas le moment d’ergoter, il fallait agir, au contraire.

— Reste-là, lui dit-elle, je vais t’enfermer à clef dans ma chambre et je vais chercher mon père pour lui faire constater le délit.

Nichonnette, traînant son père, revint à sa chambre où la petite camériste, effondrée sur le lit, faisait semblant de pleurer à chaudes larmes. Puis elle ouvrit la porte de son boudoir d’où le prince sortit, assez penaud.

Nichonnette, jugeant prudent de parler la première, se hâta d’attaquer :

— Tenez, mon père, voici les coupables ! Je me suis sentie un peu lasse, ce matin, continua-t-elle hypocritement et je suis descendue pour faire un tour dans le parc. Quand je suis remontée, j’ai trouvé cet ignoble individu qui avait vite profité de mon absence pour faire coucher avec lui ma femme de chambre !

— Quelle horreur ! s’écria Hilarion XIV.

— Et dans mon lit, encore, sanglota Nichonnette, dans le lit nuptial !…

— Pardon, pardon, essaya de bredouiller le prince Atchoum…

Mais à ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit brusquement et le prince Zifolo entra en criant :

— Vive la République de Boulimie !

Et des voix, derrière lui, répondirent en écho : — Vive le président Zifolo !

 

Quinze jours après ces événements, la République boulimienne ayant été proclamée et dûment consolidée par des alliances profitables, le président de la République, ex-prince Zifolo, épousait dans la plus stricte intimité sa délicieuse cousine Nichonnette, ex-princesse héritière du trône de Boulimie.

Quant au prince Atchoum, le cocu avant la lettre, dégoûté des femmes à tout jamais, il se fit… naturaliser gardien du harem de son père. En apprenant la nouvelle, Nichonnette dit à sa fidèle Wassline :

— Bah ! pour ce qu’il a perdu en se faisant couper… les cheveux !

Mais elle s’aperçut que la camériste rougissait des pieds à la tête… Eh, eh !…

FIN