Calmann-Lévy (p. 221-231).
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XLVII

Il est étonnant que j’aie à peine gardé le souvenir de mon examen pour l’École Navale, qui fut cependant, sur la fin de juillet, l’événement capital de ma vie ; c’est sans doute parce que j’avais beaucoup travaillé les derniers jours, et que, dès la première séance, j’avais senti que cela s’annonçait bien, que je serais reçu ; le plus redouté des examinateurs avait dit du reste à un de ses complices, en me désignant : « Il comprend, celui-là ; des lacunes, c’est vrai, mais il comprend. » Les concours se passaient rue de Lille, dans un grand local silencieux, tandis que partout ailleurs, au soleil d’été, l’Exposition universelle de 1867 menait dans Paris son bruit de foire.

Mon départ pour rentrer à Rochefort s’est aussi presque effacé de mon souvenir. Il me semble que je ne songeai même pas à prendre congé de ces différents petits Levantins, mes compagnons d’exil ; tous m’étaient quelconques. Et, moi qui ai si souvent connu des serrements de cœur à quitter des logis de passage, habités seulement quelques jours dans différents pays de la Terre, je crois que je n’eus même pas l’idée de me retourner pour un regard d’adieu, en franchissant une dernière fois le seuil de cette chambre d’étudiant, d’où j’avais contemplé pendant les longues heures hivernales le clocher de Saint-Étienne-du-Mont, ou les trémoussements de marionnette de tous ces tuyaux de poêle, assemblés au-dessus des maisons besogneuses et moroses.

Au contraire, combien je me rappelle nettement mon arrivée en gare de Rochefort, au beau matin clair ! Mes parents et ma sœur étaient venus au-devant de moi, et, comme c’était ma première absence un peu longue, rien ne m’avait préparé à l’impression triste, — tant de fois éprouvée ensuite dans ma vie, — de les trouver vieillis. Maman, dans ses voiles noirs qu’elle ne voulait plus quitter, avait ses chères boucles bien plus grises que l’année dernière ; la notion de notre pauvreté nouvelle me fut aussi donnée dès l’abord, quand je reconnus, sur le chapeau que ma sœur portait ce matin-là, des fleurs et des plumes de l’un des derniers qu’avait eus ma mère avant son deuil.

Paris ne m’avait ni émerveillé, ni étonné ; non, mais ce fut mon petit Rochefort qui m’étonna beaucoup ; je me le rappelais autrement, je n’en revenais plus de voir ses maisonnettes si basses et ses rues si tranquilles, avec cet air de village. Mon retour à la maison familiale m’emplit d’une émotion à la fois poignante et douce ; cette avenue de feuilles et de fleurs, que notre longue cour n’avait pas cessé d’être, me parut adorable, et dès que je fus redescendu d’une joyeuse grimpade aux chambres du second étage où j’étais allé tendrement embrasser ma grand’mère et mes tantes, j’y revins pour m’asseoir à l’ombre sur le banc vert, près de mon petit bassin au rivage romantique. C’est alors que M. Souris, surnommé la Suprématie, s’approcha lentement de moi, non pas avec ces manifestations pétulantes des chiens qui retrouvent leur maître, mais avec cette discrétion, cette allure circonspecte qui sont toujours dans la manière des chats ; visiblement il se demandait : « Est-ce que nous ne nous sommes pas connus jadis, toi et moi ? Tu ressembles à l’enfant prodigue qui nous avait quittés depuis si longtemps : est-ce que par hasard tu serais lui, qui, après être allé se promener trop loin comme il m’arrive parfois, se serait perdu, mais nous revient ? » Et il sembla ravi quand je l’embrassai.

Cette paix, ce silence me reposaient et m’enchantaient. Et puis c’était fini de la préoccupation des examens : quelle délivrance ! En attendant cet inconnu charmeur qui s’appellerait le Borda, la navigation, les voyages, plus rien à faire qu’à flâner et rêver dans tous les recoins de la maison et des bois d’alentour, pendant deux délicieux mois d’été !…

La chère maison, elle n’était plus triste comme avant mon départ. Depuis notre grand désastre, pendant mon année d’absence, les choses s’étaient « tassées », comme on dit en marine ; on s’était résigné, on commençait à s’habituer aux dures restrictions nécessaires ; un peu de gaieté même était revenu à l’occasion de mon retour, et on avait recommencé à mettre dans le salon de belles fleurs, apportées sans frais du jardin de Fontbruant. (Hélas ! deux ans plus tard, nous devions descendre encore un terrible échelon vers la pauvreté, la presque misère ; mais, pour le moment, on ne le prévoyait pas encore.)

En comparaison de ma chambre de Paris, celle d’ici, la nouvelle que j’avais pourtant acceptée à regret, me parut accueillante raffinée presque adorable, surtout avec ce magnifique rosier noisette-des-prés, qui encadrait la fenêtre d’une guirlande de ses roses ; il est vrai, pour m’y rendre, j’avais eu la malchance de croiser dans l’escalier nos locataires ; mais la rencontre avait été moins terrible que je n’aurais cru, tant ils s’étaient montrés aimables et discrets.

Je n’avais pas tardé à m’apercevoir que tante Claire était devenue plus que jamais la providence de la maison ; les clefs de ma malle s’étant perdues en route, c’était elle qui sans peine l’avait ouverte avec un crochet très habile. Depuis un an, elle s’était perfectionnée comme jardinier et improvisée comme menuisier, tapissier et même serrurier. Ses outils, qui lui venaient de notre ancienne maison de l’île, comme tout ce qu’elle possédait, me la rappellent encore avec une acuité souvent douloureuse, et, pour moi, elle est évoquée surtout par son petit marteau emmanché de bois des colonies, qui avait fait tant de gentille besogne et que je ne touche qu’avec vénération.

Après le déjeuner, auquel ne manquait aucune de mes chères vieilles amies en papillotes, un de mes premiers soins fut d’aller me rendre compte de l’état de mon musée, et, pour cette inspection, j’emmenai bien entendu tante Claire. Nous descellâmes la porte, en arrachant les bandelettes de papier collées au moment de mon départ, et nous fûmes saisis en entrant par une odeur d’oiseaux empaillés, de camphre, d’aromates ; en somme, ça sentait assez tristement la mort là-dedans, mais la mort soignée et proprette, comme à l’ouverture d’un sarcophage de momie. Le papillon citron-aurore, que je cherchai des yeux avant toutes choses, était resté aussi éclatant, entre les grands bleus de la Guyane ; rien n’avait bougé nulle part, et ce petit réduit, — qui dans l’avenir devait si souvent conserver, des années de suite, son immobilité d’hypogée, pendant que je courais le monde, — ce minuscule réduit avait fidèlement rempli son rôle de reliquaire enfantin pour pauvres petites choses sacrées. Je me hâtai de desceller aussi la fenêtre, afin de laisser pénétrer de l’air vivant et aussi de revoir les lointains de la plaine d’herbages où notre rivière serpente ; alors, des abeilles, des guêpes, qui sans doute se souvenaient, entrèrent aussitôt en dansant, comme pendant les premiers étés de ma vie.

Ensuite, à la grande chaleur du milieu du jour, vint cet instant que j’avais désiré depuis des mois, celui de rouvrir mon piano, et là, avec maman, nous deux seuls, de lui jouer un peu de mon répertoire nouveau, à ma manière nouvelle. Tout se passa exactement comme je l’avais rêvé ; une fraîcheur, exquise après la fournaise du dehors, avait été maintenue, comme aux étés d’autrefois, dans notre salon rouge laissé en pénombre et dont aucun bruit ne troublait la sonorité propice. Pendant toute mon absence, on avait laissé dormir ce piano dont j’aurais reconnu entre mille les délicieux sons veloutés, chantants comme ceux d’une voix humaine.

Ce fut une des fois où je me sentis le plus intimidé devant ma mère chérie, tant je désirais que ce fût bien ; donc, pour commencer par une chose facile que j’étais sûr de jouer d’une façon impeccable, je mis sur le pupitre un morceau de Mozart, des variations d’une charmante naïveté sur l’air Lison dormait… À ce moment, on entendit, dans la rue accablée de soleil, trottiner une marchande de je ne sais quel laitage, qui s’annonçait comme jadis en jetant des cris plaintifs de hibou : une vieille connaissance encore, cette bonne femme-là, et qui aurait manqué à ma fête d’arrivée si elle avait omis de venir : depuis mes premières années, son cri étrange, à ces mêmes heures, se mêlait toujours aux silences des après-midi d’été, de même que celui de la vieille marchande de gâteaux, aux silences des nuits d’hiver.

À peine avais-je joué la première page de Lison dormait, que la porte, entrebâillée sur le corridor, s’ouvrit un peu plus, poussée par une faible pression extérieure, et M. Souris fit une entrée hésitante, marchant sur ses pattes de velours et me regardant en plein dans les yeux avec ses prunelles tout à coup dilatées. Je venais de le laisser endormi à l’ombre, tout au fond de la cour, sous des chèvrefeuilles ; mais il avait entendu ce son de mon piano, depuis longtemps oublié, et il était accouru pour se rendre compte ; évidemment il achevait de m’identifier, et, dès qu’il eut une certitude, il sauta sur mon épaule à sa manière d’autrefois.

— Oh ! maman, dis-je, permets-moi de m’arrêter un peu ; il faut bien que je le caresse, tu comprends ; vois comme il me reconnaît !

Quand maman l’eut installé sur ses genoux pour le faire tenir tranquille, je me replongeai dans les variations vieillottes et jolies ; mais je ne voyais là qu’une sorte d’entrée en matière, propre à me dégourdir les doigts ; c’était trop gentil et mièvre, ce n’était pas de la musique pour moi. Il me tardait d’en venir à des choses plus tourmentées, plus insondables ; je pris donc l’Appassionata de Beethoven et cette merveille appelée l’Aurore, qui devient si ennuyeuse pour peu qu’elle soit médiocrement jouée. Ma mère alors fut émue et ravie.

— Je savais bien que tu aurais du talent, mon chéri ! me dit-elle en me serrant dans ses bras…

Vraiment cette journée de retour était tout à fait bonne.