Calmann-Lévy (p. 232-235).
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XLVIII

Le lendemain fut le jour d’aller faire ma visite d’arrivée à tante Eugénie, qui habitait la Limoise comme tous les étés, jusqu’aux premières mélancolies d’automne, et, quand le soleil commença de décliner, je partis d’un pied joyeux pour faire les cinq kilomètres de la route.

Aussitôt la Charente franchie dans une barque, dès que je me retrouvai sur le plateau pierreux de la rive sud, dans la plaine des Chaumes, je me grisai de l’odeur du thym, du serpolet et des marjolaines. Il était l’heure de dîner quand j’arrivai à la Limoise, mais malgré cela, avant de me mettre à table dans la si vieille salle à manger aux épaisses murailles, je demandai la permission d’aller seul en courant jusqu’à l’entrée des bois, que j’avais trop hâte de revoir.

Le soleil se couchait quand je pénétrai sous ces chênes vieux de plusieurs siècles, un soleil rouge comme braise, qui était agrandi et ovalisé par la réfraction des épaisses vapeurs chaudes du soir, un énorme soleil déjà très bas que l’on apercevait à travers la futaie et qui semblait descendre au ras du sol pour incendier les bruyères. Quel silence et quelle paix, dans ce lieu toujours pareil que je revoyais avec un sentiment presque religieux ! Avoir quitté hier Paris, le tapage des boulevards, et me retrouver ici tout à coup, au milieu de mes rêves d’enfance !… L’émotion fut pour moi si poignante que je la notai le lendemain sur mon cahier secret, mais je n’ose reproduire ce passage, écrit avec tant d’exagération et même tant de lyrisme que les plus indulgents de mes amis inconnus ne pourraient s’empêcher de sourire…

Après dîner, au chaud crépuscule, quand déjà les chauves-souris tournoyaient, nous allâmes, tante Eugénie et moi, en pensant à Lucette, nous asseoir dans le jardin sur un banc de pierre abrité et embaumé par un vieux jasmin tout en fleurs. À ce moment l’angélus se mit à tinter là-bas au clocher roman du village d’Échillais, et le son de cette cloche, à lui seul, était évocateur de tout un passé : de plus, juste en face de nous, s’alluma l’étoile Polaire, l’étoile de Lucette, — l’étoile que pendant son mortel séjour à la Guyane nous nous étions entendus, elle et moi, pour regarder ensemble à la même heure et qui ce soir surgissait là tout à coup comme pour mieux la rappeler à mon souvenir…

L’étoile Polaire, pendant mon enfance je la considérais comme l’un des signes les plus éternellement immuables du ciel, pouvant même peut-être communiquer un peu de sa durée à l’affection de Lucette pour moi ; mais maintenant, hélas ! je commençais de trop bien savoir qu’elle n’était que l’un quelconque de ces monstrueux et inconcevables bolides de feu, en chute vertigineuse au milieu du désordre, du terrifiant tohu-bohu des mondes !… L’étoile Polaire, plus tard pendant mes nuits de veille sur des navires, je devais plus d’une fois l’interroger, avec nos instruments de précision, pour vérifier ma route à travers l’immensité des eaux… L’étoile Polaire, souvent, au cours de mes longs voyages, je devais la voir tomber peu à peu au-dessous de l’horizon et m’abandonner, tandis que surgiraient du côté opposé la Croix du Sud et les deux grandes nébuleuses australes, souveraines dans le ciel de l’autre hémisphère… Mais ici ce soir, vue de ce berceau de jasmin, dans le calme de ce jardin de la Limoise, elle était tranquillement redevenue pour moi un très petit feu allumé à sa toujours même place, une gentille et fidèle petite lueur de ver luisant : l’étoile de Lucette !…