Calmann-Lévy (p. 215-220).
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XLVI

On m’envoya passer mes vacances de Pâques en pleine campagne aux environs de Dreux, chez un ingénieur très huguenot, ami de ma famille, et là, un jour de pluie, j’écrivis sur le petit cahier confidentiel qui ne me quittait jamais, ces souvenirs de Limoise, trop imprégnés d’exagération enfantine :


Cela se passait à la Limoise quand j’avais huit ou neuf ans. Il devait être midi en juillet, par une chaleur torride. La vieille maison grise, fermée contre le soleil, semblait assoupie sous ses arbres. J’étais au rez-de-chaussée, dans la « chambre blanche », avec Lucette qui lisait, et l’envie de courir me prit : j’entr’ouvris donc la porte du jardin qui laissa entrer dans notre pénombre un violent rayon de lumière, et puis je la refermai sur moi et me trouvai dehors au milieu de toute la silencieuse splendeur de ce midi d’été. Je baissai mon chapeau de paille sur mes yeux et, malgré la chaleur de fournaise, je m’engageai dans une allée bordée de hautes lavandes pour aller m’asseoir là-bas sous un très petit berceau de treille que nous affectionnions, Lucette et moi, d’une façon particulière. Il s’adossait au mur d’enceinte, un peu croulant et hanté en cet endroit par une peuplade de lézards d’un gris roux ; bien des années avant notre naissance sans doute, il avait été construit avec des bois maintenant tout jaunis de lichen ; auprès fleurissaient en juin des vieux lys de France, et le reste de l’été ces délicieuses roses-de-tous-les-mois, aujourd’hui démodées.

C’est surtout aux environs de midi que l’on respire dans ce jardin le parfum aromatique, qui est l’odeur de la Limoise et qui ne peut avoir d’autre nom ; on y devine mieux qu’à toute autre heure les solitudes pastorales qui l’entourent et, au silence qui y règne, se mêlent des petits bruissements de sauterelles agitant leurs élytres ou de cigales se promenant parmi des feuilles sèches. « Tu sens la Limoise, petit ! » me disait toujours tante Berthe, en flairant mes vêtements quand je revenais d’ici…

Assis sur le banc vermoulu, je regardais les guêpes, les mouches de toutes couleurs qui tournoyaient dans l’air étouffant, et peu à peu je me sentais envahir par le sentiment elmique ; j’aspirais à l’objet vague, ou à l’être qui m’inspirait ce sentiment-là et qui m’appelait au fond des bois, mais dont l’approche me causait pourtant de la frayeur. Je tendis tous les ressorts de mon intelligence pour essayer de comprendre de quoi, ou de qui me venait cet appel mystérieux ; et puis je commençai toujours par grimper sur le mur, pour regarder au dehors, interroger les profondeurs silencieuses de la campagne, et là je sentis que je m’étais déjà rapproché de ce que je cherchais. Le pays que j’avais sous les yeux du haut de ce mur n’était cependant pas nouveau pour moi, mais jamais ses aspects ne m’avaient tant frappé. Les chênes-verts des bois dormaient ; le ciel était d’un bleu violent et profond, et sur les lointains on voyait remuer des réseaux de vapeurs tremblotantes comme il s’en forme au-dessus des brasiers.

Lentement, je descendis de mon mur, mais de l’autre côté, du côté de la campagne, — et décidément je m’échappai.

Je traversai d’abord sans m’arrêter la première futaie de chênes pour aller m’enfoncer dans un autre bois un peu plus lointain, en pleine brousse, écartant les ajoncs et les bruyères ; je dérangeais en passant tout un petit monde grisé de chaleur, qui faisait la sieste, des sauterelles roses ou bleues, de grosses mantes vertes qui s’abattaient affolées sur moi ; je faisais fuir des serpents et de gros lézards ; un hibou, épouvanté d’une visite si inaccoutumée, s’éleva lourdement de son vol soyeux pour retomber bientôt, étourdi par trop de lumière. Je jouissais de me dire que personne ne me savait là, si loin, à cette heure accablante, et qu’on devait s’inquiéter de moi, m’appeler, me chercher.

Enfin j’arrivai à une clairière, où je m’arrêtai saisi de recueillement et d’extase, tant le lieu me parut idéalement sauvage ; de sombres chênes-verts l’entouraient de toutes parts ; il y avait des buissons d’églantines roses chargés de fleurs, des chèvrefeuilles, des touffes d’ancolies, et je cueillis des orchidées blanches qui embaumaient ; par terre, c’était un tapis sans doute inviolé de lichen et de mousse. On sentait l’odeur des marjolaines, du thym, du serpolet, surchauffés par le soleil méridien, et je faisais lever quantité de papillons, les uns aux larges ailes noires, les autres tout petits d’un bleu céleste… C’était ainsi que je m’étais imaginé les campagnes de la Gaule primitive, aux étés d’autrefois, au temps de ces Druides, dont j’allais parfois visiter avec Lucette les autels d’énormes pierres, restés dans un bois du voisinage[1]. J’étais en proie à ce sentiment elmique, dans lequel les Druides devaient bien entrer pour leur part. Jamais encore je ne m’étais senti si près de cet être ou de cette chose que je n’ai jamais su définir ; je cédais tout entier à la fascination et à la terreur de sa présence ; mais qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Était-ce simplement ce que les Latins appelaient Horror nemorum ? Je ne le crois pas, puisque dans d’autres bois bien plus profonds que ceux-ci, je n’ai jamais éprouvé rien de pareil. Non, le sentiment elmique a jeté sur ce coin de terre un charme que lui seul possède et que je suis seul à comprendre…

Dans cette clairière enchantée il me semblait en outre que j’avais pénétré comme un intrus, à une heure défendue, dans un sanctuaire, que j’avais violé le mystère de quelque fête de la Nature, et j’eus peur, grand peur tout à coup d’être seul, — mais cette peur était délicieuse… Sans l’éducation si chrétienne que j’ai reçue, je crois que j’aurais été le plus farouche des sauvages, j’aurais adoré les divinités terribles des solitudes et des forêts, ou peut-être le Soleil. (Sic.)


C’était sans doute aussi par opposition, par contraste avec ces campagnes plus froides où je passais mes pluvieuses vacances, que mes souvenirs de Limoise s’exagéraient un peu pour moi dans la lumière et les chaudes couleurs.

  1. Dans ce journal d’enfant, textuellement cité, je n’ai pas cru nécessaire de modifier les notions que l’on avait alors sur ce que l’on appelait les pierres druidiques.