Calmann-Lévy (p. 101-103).
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XIX

Il avait été convenu que l’installation à Fontbruant se ferait avec la plus stricte économie, mais cela n’empêcha pas ma sœur d’y apporter, dans l’extrême simplicité, le goût dont elle ne se départait jamais. Ma chambrette, modestement blanchie à la chaux mais si soignée, devait tout son petit charme à deux ou trois riens, une vieille glace au cadre un peu étrange, une vieille étoffe indienne comme tapis de table, un vieux vase de faïence bleue… Sa fenêtre donnait sur le jardin bas et le ravin aux sources et, avant de m’endormir, j’y passais de délicieuses fins de soirées d’été, accoudé sur la pierre massive et fruste de l’appui, écoutant venir à moi le silence ou les bruissements intimes de la forêt de chênes.

Quant à une vaste pièce du rez-de-chaussée que, pour nous amuser, nous appelions le « grand salon », on avait décidé de ne même pas la meubler du tout : quelques chaises de paille, des tables de bois blanc sur lesquelles étaient drapés des cachemires d’aïeules, un grand vase où trempaient toujours des fleurs en gerbes délicieuses, rien de plus, et il était aimable quand même, ce « salon », avec sa large porte, vitrée de petits carreaux à la mode ancienne, par où l’on apercevait, à travers les branches des jasmins et des corcorus de la terrasse, le gai va-et-vient campagnard de la route, les carrioles et les troupeaux. L’épaisseur de ses murailles un peu déjetées, les énormes poutres de son plafond attestaient son grand âge. Sur quelques chevalets, des tableaux, des portraits commencés lui donnaient un aspect d’atelier de peintre, et il y traînait toujours une vague senteur de peinture fraîche, — que j’aimais parce qu’elle était celle de la palette et des pinceaux de ma sœur. Il y faisait toujours frais et on s’y tenait beaucoup, au grand calme, par les après-midi brûlants de l’été.

De telles conceptions de l’ameublement déroutaient les bonnes dames d’alentour, qui possédaient en général des petits salons conventionnels, décorés dans le haut style des tapissiers de Rochefort ou de Saintes ; mais elles sentaient là peut-être un je ne sais quoi indéfinissable qui les dépassait. Et je ne puis me rappeler sans sourire cette appréciation, qui me fut énoncée un jour par une vieille paysanne du voisinage : « Vous creyez que je vois point qu’ol est ine grande dame, votre sœur ! Non, mais vous creyez que je zou vois point ! »