Calmann-Lévy (p. 104-106).
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XX

Ce Fontbruant devint tout de suite pour nous, il va sans dire, une sorte de succursale de Rochefort ; mes parents, ainsi que mes chères vieilles amies tutélaires aux papillotes grises, y allaient ou en revenaient pour un rien, à tour de rôle, et les plus rares fleurs sauvages de la forêt, les plus étonnantes fougères du ravin des grottes approvisionnaient constamment les vases et les corbeilles de notre salon rouge. Quant à tante Claire, qui avait toujours eu un penchant pour le jardinage et la botanique, elle faisait dans les bois des découvertes de bizarres et exquises petites plantes qu’elle enlevait avec leurs racines pour les rapporter chez nous, et toute notre cour se parait par ses soins d’une végétation très agreste. Les plus fragiles capillaires, aux tiges fines comme du crin noir, les capillaires les plus capricieux, qui d’habitude ne poussent qu’aux endroits de leur fantaisie, elle seule trouvait par miracle le moyen de les acclimater sur les bords de mon bassin, à ma grande joie, — et aujourd’hui encore je fais soigner et je vénère certain nénuphar à fleur blanche du marécage de Fontbruant, qui fut installé par elle au fond de mon petit lac sacré, il y a déjà, hélas ! plus d’un demi-siècle !… Pauvre nénuphar, toujours solitaire et captif, il a pris rang parmi mes reliques, — ridiculement trop nombreuses, je le sais bien, — en compagnie d’un diclytra qui fut également planté par la main de tante Claire quand j’étais petit enfant et qui, dès que reviennent les tiédeurs de mars, ne manque jamais de reproduire toujours ses pareilles petites fleurettes roses. Pour nous qui n’avons pas de durée et qui ne devinerons jamais le pourquoi de rien, la presque éternité des plantes frêles ajoute encore à l’immense étonnement douloureux que l’ensemble de la Création nous cause…