Calmann-Lévy (p. 95-100).
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XVIII

Depuis quelque temps, je voyais paraître chez nous un vieux monsieur à visage de corbeau dont le haut de forme, toujours mal peigné, avait l’air d’avoir de longues soies, comme qui dirait un chapeau angora. Ma grand’mère le recevait dans sa chambre et, après chacune de ses visites, elle semblait accablée. C’était, paraît-il, son notaire qui venait lui annoncer des pertes d’argent, à la suite de placements fâcheux qu’il lui avait conseillés, ainsi qu’à sa sœur, ma grand’tante d’Oléron. Comme tous les enfants, je ne me souciais guère de ces questions-là, mais ce qui m’atteignit d’une façon douloureuse fut d’apprendre que nous ne serions bientôt plus propriétaires dans notre île, qu’il faudrait vendre nos derniers lambeaux de vignes et de marais salants, de même qu’il avait déjà fallu renoncer à cette maison de Saint-Pierre d’où nos ancêtres, à la révocation de l’édit de Nantes, étaient partis pour l’exil. Ce petit désastre contribuait du reste pour sa part à assombrir un peu notre vie familiale.

Toutefois un événement heureux succéda promptement à nos deuils : ma sœur ne nous quitta plus. Son mari vint habiter, à environ vingt-deux kilomètres de Rochefort, une petite ville, presque un village, qui s’appelait Fontbruant, près d’une antique forêt de chênes-verts. Leur installation, qui devait être provisoire, dura une douzaine d’années, — ce qui, à l’âge que j’avais alors, représente une période très longue, — et ce Fontbruant fut dans la suite un des lieux de la terre auxquels je m’attachai le plus passionnément.

Près d’une grand’route, où quelques dernières diligences passaient encore en faisant leurs gaies sonnailles de grelots, et à la tête d’un pont jeté sur un ravin plein de sources, ils avaient choisi une adorable vieille maison, aux murs épais comme des remparts, avec deux jardins superposés, plantés de grands arbres et qui communiquaient par un escalier de pierres moussues. J’avais là ma chambre, bien entendu, ma chambre à moi où jamais personne d’autre n’eut le droit de demeurer et où, pendant mes premières années de marine, je devais revenir tant de fois avec une émotion très douce, entre mes longues campagnes.

Alentour, dans un silence de désuétude, dans un calme que nos paysages de France ne connaissent déjà plus, s’étendait un site d’une beauté rare[1], quelque chose comme un reste des vieux temps de la Gaule qui, par miracle, se serait conservé là, oublié des hommes. En plus grand, et par suite en plus sauvage, cela ressemblait beaucoup, comme nature, à certaines parties des bois de la Limoise, et voilà pourquoi sans doute je m’y attachai si vite, m’y retrouvant chez moi. C’était le même sol exquis, où partout affleurait la pierre grise et où ne croissaient que les plantes délicates des lieux secs, les tapis de lichen, les graminées d’une impalpable finesse qui font comme une petite vapeur épandue sur la terre, et les orchidées dont les fleurs ont l’air de mouches en velours grimpant le long d’un brin de roseau. Comme arbres forestiers, c’étaient surtout des chênes-verts dont le feuillage éternel imite celui des oliviers ; il y en avait là d’énormes, de ces chênes de notre Sud-Ouest, si lents à se développer mais qui, avec les siècles, finissent par s’arrondir à la manière des banians hindous. Et à l’entrée de cette forêt, qui se maintenait toute l’année du même vert sombre, sommeillait un vieux château de la Renaissance, aux fenêtres toujours fermées depuis plus de cent ans. Je veux aussi noter certain ravin où se passa, l’année d’après, la scène la plus troublante de ma vie d’adolescent ; sur une longueur d’un kilomètre ou deux, ce ravin, qui ne tarda pas à devenir mon royaume favori, coupe comme une déchirure le vieux sol pierreux de Saintonge et entretient dans son repli ombreux toute une végétation d’eau, en contraste absolu avec celle des plateaux d’alentour ; là, dans la nuit verte, c’est le domaine des mousses merveilleuses, des roseaux grands comme des bambous et des fougères géantes ; la grande osmonde en particulier y devient presque arborescente et je ne connais dans nos climats aucun lieu ayant autant que celui-là des aspects de marais tropical. En outre, dans la muraille de rochers qui l’entoure, s’ouvrent en rang des espèces de porches d’église donnant accès à la nuit souterraine : des grottes, festonnées par la fantaisie millénaire des stalactites et dont l’alignement forme comme une petite rue très mystérieuse, aux profondes entrées noires. Oh ! quel incomparable champ d’exploration pour un jeune aventurier de quinze ans, qui, du matin au soir le revolver à la ceinture, scrutait les fouillis les plus inviolés, en se prenant pour un trappeur du Nouveau-Monde !…

  1. Dans un de mes livres intitulé : « Le château de la Belle-au-Bois-dormant », j’ai essayé de décrire en détail ce site unique.