La Patrie (p. 128-131).

Simples vies


Le poêle ronfle gaiement, comme s’il voulait remplir de son unique joie le petit appartement silencieux, où rien ne chante plus… une de ces chambres où l’on rentre le soir, pour se réfugier quelque part ; un de ces coins qui ne prend rien de nous, où les portraits chéris se regardent d’un air étonné et paraissent se dire : Comment se fait-il que nous soyons ici ?

Les meubles semblent des inconnus réunis depuis la veille ; les gravures dans leur cadre ont l’aspect dépaysé ; la pendule a le tic-tac fatigué des heures d’ennui… seul, le poêle a sa voix joyeuse, et dans cette tristesse, il donne l’impression de ces idiots qui rient près d’un lit funèbre, ne comprenant rien au lugubre des circonstances.

Dans l’enfoncement d’un fauteuil, une mince créature s’ensevelit, perdue elle aussi, comme tout ce qui l’entoure, dans ce milieu disparate, parce qu’une note heureuse n’y fait pas vibrer l’harmonie. On sent que cette femme vit à peine, tant il y a de lassitude pénible dans sa pose : c’est le sommeil des désenchantements qu’elle veut dormir, un sommeil où il n’y a plus de rêves, et où les illusions ne peuvent se rajeunir, tant elles ont gardé le deuil des réelles joies mortes.

Ne plus espérer ! Comprend-on ce que c’est quand on est jeune, et quand on a l’amour ? Vieille : l’était-elle, cette femme ?… À peine un cheveu gris par-ci par-là, dans les tresses brunes ; le visage avait de la fraîcheur, et le sourire gardait ce quelque chose d’enfantin restant au pli des lèvres de ceux qui passent dans la vie, à la façon des êtres aériens ; ils volent vers un but lumineux, et la fange n’altère pas l’immaculé de leur nature.

Déjà le repos ne dure plus. Ses mains se sont jointes en une contraction douloureuse, mais le regard a bientôt le calme sublime des dévouements ignorés.

Elle est debout, maintenant, gracieuse encore dans sa taille menue, ayant gardé de sa jeunesse enfuie, tout le charme, comme ces fleurs rares des lointaines contrées qui, roses le matin, deviennent blanches le soir sans laisser de leur grâce… Seulement, on sent que les fleurs ont vieilli et peut-être souffert, pour avoir perdu en un jour leur carnation chaude…

Quel âge avait-elle ? Et la voilà qui sourit, contente de se retrouver assez jeune ; joie de malade qui, après les heures insensibles, se réveille à la vie, et se réjouit de n’avoir pas trop perdu de minutes. Mais à quoi bon tout cela ? N’est-elle pas vieille, bien vieille, puisque sa vie est toute vécue, et que plus un rêve ne hante son cœur ? Elle songe parfois, comme ce soir, mais c’est uniquement par le besoin de regarder avant lorsque après nous est fermé.

Vieille fille, elle était vieille fille ! seule ! Seule à jamais dans ce coin perdu où elle entrait, la journée de devoirs finie, avec une répugnance atroce de la solitude. C’est qu’elle avait désiré, jadis, le cher nid gaiement peuplé ; elle avait senti dans son cœur d’ardentes tendresses ; elle avait voulu de complets dévouements, elle se sentait capable de s’immoler toute à qui l’aimerait parce qu’elle l’aimait. — Et la voilà seule, incomprise de tous, parce que jadis elle ne voulut être comprise que d’un seul. Regrette-t-elle, ce soir, son effacement passé ? En y pensant, elle sourit encore, tant la vision d’antan eût de pure fraîcheur et d’abnégation sublime… Pas une amertume n’est restée à l’âme de la pauvre femme. Il est des bonheurs qui échappent, mais laissent dans la vie une idéale douceur : telles ces merveilles qui sillonnent la nue par des soirs privilégiés, et vers lesquelles les enfants tendent les bras… Il n’était rien tombé jadis, dans le cœur tout grand ouvert de la pauvre solitaire, si ce n’est des rayons lumineux ; de ceux qui se donnent à tous.

Elle est maintenant près d’un portrait aimé encore, mais que la délicate créature ne veut pas trop regarder… Une sensation de renouveau la pénètre ;… est-ce donc que le passé veut la reprendre ?… Un éclair inquiet dans les yeux limpides — puis le sourire se fait plus attiédi, plus pénétrant : elle sent bien que le droit de garder ces miettes du passé a été chèrement acquis, et elle comprend que ses larmes ont épuré à jamais ce lointain amour. Avec un respect attendri, elle pose ses lèvres sur la miniature qui reçut jadis d’autres baisers : seulement ce soir-là, c’était le baiser du saint pardon des joies défuntes et des souffrances apaisées.

C’est fini, sa faiblesse est devenue une force ; un dernier soupir, et accoudée à son petit secrétaire elle songe d’abord, puis la plume court. Le jour, elle donne aux enfants des autres le meilleur de sa tendresse, — maîtresse d’école ! le soir, elle prodigue à tous ceux qui souffrent le secours réclamé, et dans des lettres où respirent la candeur la plus exquise, et la compréhension délicate de certaines douleurs, elle va calmer celles qui agonisent de son mal passé. Puis, soudain dans les feuilles de ses paperasses, un bout de lettre attire son regard. C’est comme une explosion… Trop à la fin, gémit-elle, est-ce que je ne pourrai jamais guérir ?… Ces quelques lignes ravivent toutes les amertumes anciennes, car c’est quelque chose de son âme qu’il avait mis là pour elle, ne se doutant guère avec l’égoïsme inconscient de l’homme, qu’une vie en serait à jamais meurtrie. La voilà qui pleure encore, après longtemps, qui pleure comme autrefois, au soir des adieux, alors qu’elle crut que sa vie s’en allait avec lui… Elle avait crié, mais après un dernier sourire — car par un miracle d’amour et de générosité, elle l’écoutait narrer ses projets, lorsque follement heureux, il disait son amour pour l’autre, content de cette attention de l’amie fidèle, croyant lui donner un peu de son bonheur en le lui disant.

Pauvre fou, va ! Elle lui pardonna tout, jusqu’à cette explosion joyeuse qui l’avait anéantie. Mon Dieu, comme les femmes savent mieux aimer, quand elles aiment !

Elle le laissa partir, et ne mourut pas complètement, mais la source des illusions fut tarie, et au cœur de la pauvre, il ne remonta plus de ces espoirs qui font la vraie vie. Si elle avait pu le haïr en le méprisant, en le sentant petit, mesquin, vulgaire… Mais il planait bien haut, et ne pouvant le mépriser, elle ne cessa pas de l’aimer, comme aiment les martyres. Rien ne voila le souvenir. Sa droiture d’âme lui interdisait de détester un homme, parce qu’il n’avait pu l’aimer. Ce sont de ces fautes qu’il faut généreusement pardonner.

— Pourquoi ces lignes ? Non, elle ne doit plus les relire, et dans le feu sombre, les caractères se rougissent ; un nom, celui qu’il lui donnait, flamboie lumineux, comme si toute la flamme se réfugiait en lui — puis tout devient gris. Ce fut ainsi sa vie… une heure d’infini bonheur… puis le vide !

Maintenant la vieille fille a tout consumé, et ne pense plus qu’au présent ; son sourire a recouvré sa sérénité exquise ; elle a donné de son cœur aux cœurs souffrants, elle pense aux pauvres, à la saison mauvaise, aux petits grelottants, et la voilà qui entasse de chauds vêtements, de bonnes couvertures, de soyeux tricots tous préparés durant les longues veillées, et pour mettre de la joie dans les intérieurs sombres.

***

Chères vieilles filles au calme sourire, au regard pénétrant, au charme vieillot qui allez dans la vie, donnant à tous ce que vous auriez prodigué d’amour à l’époux, aux enfants, pourquoi ne vous comprend-on pas mieux ? Vous êtes la joie des désespérés, le soutien de tous et surtout le bon ange des berceaux. Que de jolis êtres chétifs recueillis par vous, alors que l’oisillon était seul au nid. Que de tendresses vous donnez, et qu’il y a de résignation admirable dans votre abnégation.

On prend tout de vous, on vous prive de toute joie, comme si la joie devait vous rester inconnue. On accepte tous vos sacrifices, comme choses dues, on oublie de vous remercier, et si parfois votre doux visage s’assombrit des ennuis de vos idéals détruits, on vous flagelle de ce mot qui devient une insulte, tant on le fait blessant : Vieille fille !

Chères jeûneuses d’amour dont la vie es un carême de tendresse, on vous laisse dans votre coin : les réunions ne sont pas pour vous, les gâteries ne sont pas pour vous… On vous demande tout, pour ne rien vous donner.

On ne voit pas l’auréole que vous met au front la couronne de toutes les sanctifications, vous êtes les douces saintes de la vie, chères vieilles filles, que l’on accuse parfois d’égoïsme, quand, lasses de vous donner sans cesse, vous vous repliez, fatiguées, pour un court repos.

Oui, vous êtes des saintes ignorées, qui mettez le rayonnement de vos âmes candides aux foyers où vous tenez la plus petite place, semble-t-il, jusqu’au jour où, vous endormant à jamais, la maison en paraît toute vide. Tout est bien manque dans vos simples vies, douces femmes…

Chères vieilles filles, je vous aime de toute la tendresse que l’on oublie de vous donner.