La Patrie (p. 132-136).

Dernière Berceuse


Une coquetterie avait, sans doute, créé ce nid bizarre, duveté comme celui des petites mères fauvettes, et le joli velours vert qui l’embellissait était de tendre mousse.

Le gros rocher qui servait d’écrin à cette émeraude jolie regardait l’immense fleuve, de son tranquille sourire. Il ne lui enviait rien, tout orgueilleux de porter en son cœur une charmeuse que le monstre humide ne toucherait jamais, et les jours où, dans des efforts désespérés, le superbe amant enlaçait le granit de sa puissante étreinte, voulant approcher sa bouche froide de la perle fine dont la beauté l’affolait, le granit, lui, riait… car il savait bien qu’il était le plus fort, et que jamais l’autre ne donnerait le baiser pour lequel depuis des siècles il entreprenait chaque jour sa lutte herculéenne. Et le vieux rocher portait mille déchirures à son flanc, mais restait vainqueur. Sa douce idole souriait là-haut dans toute sa grâce pure.

Une blancheur très douce se détachait sur le fond vert du coin merveilleux. On distinguait à peine une tête blonde, une de ces pauvres petites têtes qui veulent s’appuyer quelque part, dans une constante lassitude, pendant que les yeux se ferment pour revoir la vision cherchée par de pauvres âmes avides de soleil, de fraîcheur, d’idéal ; et rien ne venant à elles, sur la terre, elles s’en vont au paradis des rêves, dans une extase où les douceurs mystiques les pénètrent de leurs enveloppants effluves.

Vous auriez dit une fillette, à la voir là, perdue dans la verdure du nid, tant elle était petite dans sa mousseline blanche ; et si le nœud bleu qui se nichait près du cou mignon donnait un peu de ton à la blancheur mate du teint, on voyait le sang courir faiblement à travers la transparence de sa peau trop fine.

C’était si gracieux, si calme, si reposant, cette fleur blanche jetée sur ce feuillage, qu’il en venait à l’âme une évocation de madone dans sa châsse précieuse, et l’on était tenté de se mettre à genoux, non pour prier, mais pour sentir descendre sur soi quelques rayons de cet idéal si chaste. Le fleuve avait des accents berceurs dont la mélodie montait caressante, puis devenait attendrie, presque plaintive, pour soupirer tantôt, plus fort, dans des modulations brisées semblables aux reproches tristes de celui que l’on repousse.

***

Sur le sable fin, on retrouve encore l’empreinte des fins souliers et des élégantes bottines ; parfois les traces se précipitent, se croisent, se confondent. On a ri là, tantôt, au sortir du bain, réunis par un besoin de parler des plaisirs du moment, de demain, de potiner un peu, de toucher à tout, de ce coup d’aile de la conversation que possèdent supérieurement les mondains égarés sur les plages à la mode. Et c’est amusant tout plein, quoiqu’on en médise, de parler, au grand trot des esprits, de tant de petites choses.

Celle-là qui est seule maintenant dans son coin désert, est arrivée après les autres ; elle n’est pas venue pour voir les toilettes brillantes, pour surveiller les ébats du bain, pour s’amuser des on-dit ; non, elle venait chercher un peu de joie, et lorsque ses yeux s’ouvriront, nous y verrons peut-être l’éclat du bonheur vécu, au meilleur de l’âme.

L’appelait-elle celui qui s’avançait, allant au hasard en quête d’une émotion neuve, lui qui en avait tant ressenti de vieilles ? Il s’arrêtait parfois pour regarder au loin et près de lui : tout était si beau ! Il sentait flotter quelque chose de tendre, d’imprévu, de délicieux, dans cette pâle journée qui s’en allait mourante, et dans d’immenses yeux bruns pleins de vraie vie se lisait une attente fiévreuse.

Qu’attendait-il ?

Il n’aurait su dire, mais il sentait quelques miettes de bonheur égarées pour lui sous les derniers embrasements du soleil, tout rouge, et il s’en allait, cherchant, pris d’une impatience de trouver ces petites parts heureuses… et ainsi il arriva jusqu’au rocher où il demeura appuyé, pensif, presque triste, de ne les avoir point encore reçues…

Puis il voulut monter là-haut, où l’on était si bien, et lentement, posant avec précaution la pointe de sa bottine sur la roche effritée, le jeune homme gravit l’énorme bloc, tête basse, continuant le songe qui allait enfin se préciser… et son regard se levant, enveloppa l’exquise créature blanche sur le lit vert ; le blond des cheveux s’illuminait encore des rayons ardents du grand amoureux qui, là-bas, s’enfuyait, en donnant ses suprêmes splendeurs. Le joli visage s’idéalisait du reflet des teintes mourantes ; ce n’était pas une enfant, ce n’était pas une femme, ce n’était pas un ange ; c’était tout cela à la fois : la tête était d’une enfant, le corps, d’une femme, la pose, d’un ange…

Il ne joignit pas les mains, parce qu’il n’aurait su les réunir, incapable de bouger, pris complètement par cette vision jolie qui, dans l’or pâli du jour mourant, dormait. Le jeune homme resta là, de l’adoration plein l’âme et si heureux qu’il oubliait, dans cette minute douce, toutes les autres joies qui l’avaient remué de leur bonheur troublant. Et celui-là qui l’envahissait follement lui était inconnu. Quelle que soit la somme de joies amassées dans une vie, il reste toujours de nouvelles douceurs à déposer dans le trésor, sans fin, du cœur de l’homme. Et son cœur se gonflait d’une allégresse intense, il sentait qu’il lui fallait pleurer, car certaines douceurs ne se vivent bien que dans les larmes, et celles-ci, ainsi versées, se cristallisent dans l’âme.

Elle ne dormait pas, elle reposait, bercée par l’harmonie exquise de ce soir naissant. Soudain, il lui sembla que quelque chose de très tendre tombait sur elle ; c’était mieux que tous ses rêves imprécis, et la pauvrette ne voulait pas ouvrir les yeux, tremblant que devant elle rien ne parût.

Mais un regard plus appelant attira le sien, et tout se fit si beau dans son âme qu’elle crut au paradis !

Ils ne se dirent rien, mais lorsque languissante elle descendit sur les pierres, la main du jeune homme soutint la sienne, tandis qu’il aurait tant voulu la prendre dans ses bras, pour sauver aux tout petits pieds peut-être des meurtrissures. Elle s’en allait, et lui, sans réfléchir davantage, désireux de garder un souvenir réel de cette heure idéale, posa ses lèvres sur la main diaphane…

La pauvre petite s’en allait chancelant d’émotion, croyant emporter un cœur alors qu’elle laissait le sien. Pourquoi faut-il des cœurs trop vieux, dans de jeunes êtres, alors que tant de cœurs neufs les appellent ?

Sur la plage, elle revint tous les jours, à toutes les heures, cherchant les grands yeux qui lui avaient pris dans la caresse d’un regard tout ce qu’elle aurait d’amour à donner ici-bas. Chargé de ce trésor, allait-il ne plus venir ? C’était impossible, il arriverait et elle se prit à l’attendre pendant qu’il oubliait, repris par des impressions plus vives, plus tourmentées que celles que lui avait données la petite poitrinaire qui s’en irait aux dernières feuilles.

L’été passerait si vite !…

Pauvre petite !

Un souvenir le ramena enfin. Il arpentait la plage, causant avec un vieux médecin, quand, soudain, une petite robe blanche flotta, et il revit les grands yeux pleins de flamme. Son compagnon, empressé, saluait. Émile vit le plus joli des sourires errant sur les lèvres de la jeune fille, et ce sourire qui se donnait à un autre, il le savait tout à lui. À côté de la blanche enfant, une vieille dame en noir, marchait ; elle aussi regarda le jeune homme, et cela lui fit mal au cœur, tant était suppliante la prière de ces tristes yeux-là. Le docteur disait :

— « C’est une petite qui dans trois mois, ne vivra plus. Délicieuse créature qui s’en ira vite, née d’un père poitrinaire. Et pourtant, il y a tant de vie dans ce petit cœur assoiffé d’amour. Oh ! ces maladies qui sont mises dans les berceaux, et qui refusent aux êtres ayant droit à l’existence la joie de vivre. J’en ai le cœur malade de toutes ces morts-là, moi qui les compte tous les jours… Et je tremble de voir partir ce petit être que j’aime à cause de sa faiblesse injuste. Savez-vous, ajouta-t-il confidentiellement, le secret désir de cette petite âme ?… Celui des faibles comme des forts : elle veut aimer ! Qui donc lui donnera cet amour doux, discret, dont elle a soif ? Qui lui tendra la coupe pleine du liquide charmeur où elle pourra tremper les lèvres, ses pauvres petites lèvres altérées ?

Oh ! dans cette coupe-là un peu d’eau seulement, dans laquelle on laissera glisser quelques gouttes de parfum. Elle n’a jamais goûté et comme le petit être qui s’enivre d’une odeur, elle se grisera de cet illusoire nectar. Elle ne sait pas, elle, pauvre petite, et elle souffre. Qui donc lui donnera l’illusion de l’amour ? C’est tout ce qu’il faut à sa délicatesse, mais cela même ne se donne pas à une mourante ; ce tout petit peu, aumône du cœur, aiderait la mendiante d’amour à s’en aller heureuse…

Le vieux docteur n’essuyait pas les larmes qui se perdaient dans sa moustache grise.

Les deux hommes marchèrent, sans se plus rien dire. Ils s’en allaient, et Émile serrait la main du vieil ami.

— Celui-là que vous voulez, docteur, ce sera moi !

Le jeune homme en s’engageant ainsi, songeait bien à la vision du gros rocher, à la caresse des yeux qui l’avaient tantôt reconnu, mais plus encore, à la vieille dame en noir, qui l’avait regardé avec une si éloquente supplication.

Amour maternel, tes miracles ne se comptent plus ; tu appelles tous les dévouements, toutes les tendresses, tous les sacrifices.

Oh ! ces yeux priants de mère !

***

Tout l’été, le jeune homme joua l’amour sans jamais se laisser prendre à ce brûlant manège. Mais avec quel art, il rendit son rôle ! L’acteur le plus habile n’aurait pas fait mieux, car Émile mettait toute la pitié affectueuse de son être aux pieds de cette petite mourante qui, chaque jour, laissait un peu de sa vie. Mais avec quelle joie elle s’en allait, bercée par la musique de cette voix chaude et charmeuse qui lui modulait de si jolies choses ! Le regard d’Émile était un soleil, elle oubliait la vie, et ne s’apercevait pas qu’elle mourait…

Ô douce charité !

Tous les jours, le jeune homme réalisait la joie cherchée la veille, de lui procurer une douceur nouvelle ; il lui apportait les plus belles fleurs ; parfois il allait cueillir, lui-même, les roses aux buissons d’alentour ; il les jetait ensuite sur ses genoux, piquait les plus belles dans ses cheveux blonds, prenant plaisir à la rendre plus jolie, pour goûter de la joie au regard content qui se réfléchissait dans la petite glace tendue ; éloquent merci !

Elle aimait les vers, il lui en dédiait de bien jolis, qui rosaient d’émotion sa fine figure ; elle était heureuse de l’entendre chanter, et il lui disait des romances qui berçaient son ivresse. Il passait de longues heures près de ce fauteuil, devinant les moindres désirs de l’enfant, tout fier du sourire qu’elle lui donnait à chaque plaisir nouveau…

Puis la mère, oh ! la mère, comme elle comprenait bien la délicatesse infinie du grand cœur qui se dévouait, renonçant aux plaisirs anciens, aux bals, aux cartes, aux soupers, à tout, pour charmer d’illusions l’agonie de la petite souffrante !

Elle s’endormit un soir dans un grand fauteuil, après avoir embrassé des fleurs, vibré à des accents poétiques, et écouté de la chère musique. Dans toutes ces harmonies, son âme se dégagea et elle monta, monta au Ciel, pendant que la petite tête blonde se penchait complètement, les lèvres se posant, dans un mouvement habituel, sur la petite croix si souvent baisée.

Ce qu’il doit être beau le ciel pour ces âmes qui ne prennent, dans la vie, que l’illusion des joies du paradis…


***


À un ami de France


Vous qui me racontiez un jour cette douce idylle, je vous dédie ces lignes où ma plume a pris à votre cœur pour les écrire ici — oh ! trop peu — de la suave douceur que vous avez mise dans la berceuse chantée à la petite morte d’antan.

Cette berceuse, elle la finit là-bas, dans cette invocation tendre qui met dans les âmes toute une moisson heureuse :


« Notre-Dame d’amour, priez pour nous ! »