La Patrie (p. 124-127).

Feuilles d’Érable et Bruyère Rose


Ils s’aimaient !

Là-bas, dans les landes sauvages, fleuries de bruyère, le ciel de Bretagne souriait à leurs premiers épanchements. Heureux du soleil qui rayonnait, faisant monter plus ardente la joie à leurs âmes, enivrés des effluves de leurs forêts, grisés par la chanson de la grande mer bleue qui battait les petits djords, ils écoutaient les voix qui criaient en eux des harmonies si puissantes, que les échos s’en taisaient.

Ils s’aimaient ; et de se l’être tant dit ils restaient muets, de crainte de troubler, par une explosion maladroite, la douceur des phrases souventes fois modulées. Les yeux redisaient le poème exquis en y mettant toute la grâce poétique de ces âmes-sœurs. Ils passaient de longues heures à relire, dans leurs prunelles ardentes, les premiers enivrements du rêve.

Tous les soirs, enlacés, vers la grève ils s’en allaient, heureux de se sentir battre le cœur du cher amour ; heureux à vouloir se baisser pour embrasser les fleurs pâlottes égarées au milieu des rochers ; heureux à trouver jolies les petites bêtes hideuses qui rampaient des déchirures humides. Heureux enfin à trouver beau le laid ! Il y avait là un granit immense où la mer avait sculpté un nid d’amoureux. Jean conduisait Marie dans l’anfractuosité où quelques herbes mousseuses tapissaient et ouataient cette rude retraite. La main dans la main, toujours s’aimant, ils regardaient ensemble le même ciel, la même mer, le même horizon, pendant que leur montait au cœur une soif immense de se perdre bien loin, là où leur tendresse seule, immense, fière et forte, leur tiendrait lieu de tout.

Un soir, Jean pressait plus tendrement la main de Marie.

— Veux-tu que nous partions ?

Elle se pelotonna tout près de lui et, avec un regard confiant et heureux :

— Partons alors où nous serons seuls, où nous nous aimerons mieux ; allons vers le pays nouveau dont tu parles souvent. Nous y souffrirons, dis-tu, mais notre amour en sera grandi ; allons là-bas jeter quelque chose de nous ; allons mettre dans ce pays lointain du sang breton, de l’âme bretonne ! Allons, te dis-je, ces forêts vierges nous tendent les bras, le vent doit y souffler des héroïsmes. Allons nous y aimer, Jean, et y élever nos fils !

Il la pressait sur son cœur, caressait de ses lèvres les cheveux blonds gentiment ramassés sous la petite coiffe blanche et admirant la beauté charmeuse de l’exquise enfant, il songea à ce que serait leur vie. L’emmener là-bas, l’exposer au froid, à la faim, aux coups de feu des Indiens… la perdre peut-être ! Il eut un grand frisson. Ici, la vie était dure ; à tout moment, un naufrage pouvait l’engloutir, mais elle vivrait, la chère, et si elle mourait de sa douleur il ne la verrait pas souffrir.

— Non, je ne puis t’emmener là-bas, mignonne, les sauvages te feraient peur.

— Ils nous aimeront, les sauvages, Jean, et s’ils veulent me faire mal, tu les tueras.

Dans les bras de son mari, la naïve Bretonne ignorait la crainte.

De leurs yeux avides, ils scrutaient le lointain, si loin ! si loin !

***

Ils étaient débarqués par une froide journée où le vent d’automne soufflait rageusement. La petite Bretonne n’avait pas peur de ces immensités où vivaient des êtres jaunes ; elle trouvait tout joli, tout radieux, s’emplissant l’âme de la fraîcheur immense qui parfumait le désert canadien. Il lui semblait que c’était la mer de là-bas qui frappait encore les rochers d’Amérique.

Où se trouvait Jean était son bonheur, et le marin d’hier, devenu colon, avait toujours à ses côtés cette tendresse chaude stimulant ses énergies, fécondant tous ses efforts. Québec ne les retint pas longtemps ; ils en admirèrent les falaises gigantesques, les horizons incomparables, mais ils rêvaient d’un coin unique, où la mer leur verserait ses ondes, à eux seuls, et marchant au sein de l’immense contrée, ils atteignirent le nid créé dans leur rêve.

C’était un éblouissement : une immense forêt, dont les grands arbres à feuilles demi-mortes s’enveloppaient d’une suprême beauté de teintes or-pâle, incarnat-vif, rouge-éteint. Cette splendeur rayonnait sous les caresses ardentes du soleil qui s’endormait dans l’embrassement des flots.

Et ils écoutèrent le vent du soir jeter ses notes amoureuses aux feuilles attendries, pendant que le fleuve, sur la grève charmeuse, se roulait, enveloppant les rochers d’une mélodie berçante.

— Restons ici !

Et sous la petite tente dressée hâtivement, ils dormirent sans crainte, ces enfants de Bretagne venus au Canada, pour lui donner des Bretons ! Braves héros, dont le sang bout dans nos veines, merci de ce que vous y avez mis de noble fierté !

Le lendemain, réveillée à la première heure, la petite Bretonne s’enfonça sous les feuilles rose et or des grands arbres ; elle s’en para, elle en jeta coquettement dans le blond de sa chevelure, en cercla le nacré de son cou, et en entoura la blancheur de son bras. Ainsi parée, elle sourit à Jean, et radieuse, se penchant vers lui, semblable à la fée des bois, elle lui mit au front la caresse matinale.

— Que tu es jolie, bruyère rose de Bretagne, ainsi parée de la feuille d’érable canadienne ! Et ensemble, ils posèrent les lèvres sur l’emblème qui devait, d’enthousiasme, faire battre le cœur canadien !

Un peu plus tard, dans les mêmes décors.

Marie, la gentille Bretonne, presse sur son cœur le cher petit être né tantôt. Jean pleure de bonheur, en regardant ses deux amours ainsi réunis.

Il faut un berceau pour le chéri.

Jean entasse les feuilles d’érable, et sur ce verdoyant fouillis, l’enfant repose avec, pour dentelles, l’emblème d’une race. Dors, petit être, chantonne la mère, souris aux anges, et rêve toutes les espérances dans ton berceau vert !

Tous les petits Bretons rêvèrent ainsi, la feuille d’érable sourit à leur premier regard, et pour avoir dormi dans ses bras, ils étaient de vrais Canadiens.

Les sauvages ignorèrent leur retraite, Jean et Marie n’y pensaient pas. Toujours s’aimant, ils s’asseyaient le soir au bord des flots, plus ravis encore de cette musique que de celle entendue là-bas, dans les galets bretons. Les érables chantonnaient leur patriotique refrain et les petits Bretons, poussés sur les feuilles du pays, chantaient avant tous les poètes :

Ô Canada, mon pays, mes amours !


***


À la France


Cœurs français, soyez bénis d’avoir versé sur nos rives sauvages la pure semence de votre dévouement, de votre héroïsme. Vous nous avez jeté de votre poussière glorieuse, vous nous avez donné votre âme, vous nous avez créés du meilleur de vous-mêmes, vous nous avez aimés. Et l’emblème national, nous le baisons dans un hommage vers vous, qui avez souffert à son ombre, et qui dans le bruissement des feuilles d’érable, avez glissé les secrets de votre idéal !

Elles causent, vos exquises confidentes, elles nous révèlent les martyres sublimes, les héroïques renoncements, les espoirs immenses, les dévouements indicibles de vous tous, pères et mères, qui avez donné goutte à goutte, le plus noble des sangs, pour faire une race nouvelle dont la France serait fière.

Es-tu contente de nous, France, ou regrettes-tu les flots rouges versés dans les veines canadiennes ? N’es-tu pas heureuse de te sentir deux cœurs ? Comprends-tu ce qui vit ici d’amour, ou dédaignerais-tu le meilleur de toi, ce que tu as donné avec ta générosité grandiose, sans te demander si le bien ainsi jeté porterait ses fruits ?

France, regarde-nous ! Contemple le drapeau que tu as choisi, il ondule ses plis bleu, blanc, rouge, parmi les feuilles vertes qui fleurissent notre étendard par toute notre terre. Regarde-les s’enlacer dans une fière étreinte ainsi réunis par le souffle puissant qui de tes rives nous apporte tes accents… À tes couleurs, France, nous joignons le vert, jeune peuple qui avons tous les droits d’espérer !

Nous te rendons hommage, avec une gratitude fière. Nous te disons merci, à toi qui nous as donné assez de sang pour en faire une vraie race !

Et dans le berceau des feuilles d’érable, nos fils dorment encore comme les petits exilés d’antan ; et sous leurs premiers regards, nous agitons les couleurs françaises pour apprendre à ces petits que si leur cœur appartient au Canada, il ne doit jamais oublier son salut à la France !