La Patrie (p. 116-117).

Demain


Demain — et dans sa chambrette blanche, la fiancée se perd dans une rêverie émue. Ce n’est pas à l’avenir qu’elle rêve ainsi, à cet avenir qui s’ouvrira demain, tout grand, dans un sourire. Non, elle regarde en arrière, elle se replonge en plein passé, prise de cet irrésistible besoin qui, au moment du départ fait se retourner pour, dans un seul regard, embrasser les sites favoris, les horizons immenses, les coins bleus du ciel, les serpentements émeraudes de la vieille mer amie, — tout ce que l’on a aimé ! Le souvenir en flottera attendri dans la prunelle ; tout deviendra imprécis, mais gardant toujours la teinte douce des choses disparues, et chères encore.

C’est l’heure des adieux, et dans le joli coin tout blanc, la jeune fille hésite à prononcer le mot triste. C’est quelque chose de sa vie qui s’en va, tous ces mille riens réunis là, devant ses yeux, sous sa main, pour la charmer, lui rappeler un beau jour, une fête joyeuse, une page de vacances… Elle regarde la Madone dans son cadre d’argent ; sa mère l’avait suspendue là le soir de la première communion. Avec quelle ardeur ne priait-elle pas au pied de la Vierge si belle… Elle se ressouvient des douces extases, et à cette heure, elle a une larme attendrie ; la Madone lui sourit toujours. Elle s’arrête devant chaque menu objet, demandant à tous les impressions anciennes, effleurant les uns de ses lèvres, aux autres, donnant une caresse des yeux et de la main ; avec des lenteurs voulues, elle fait la procession autour de son sanctuaire, se saturant du passé qui meurt. Dans une douceur pieuse, elle s’incline devant ces rayons d’enfance, ces éblouissements de jeunesse…

Près d’un petit meuble, la jeune fille s’arrête longtemps, hésitant à l’ouvrir, puis finalement elle attire le coffret précieux. Devant l’âtre, dont les flammes mourantes ont des spasmes d’agonie, elle s’agenouille, et avec des précautions infinies regarde les choses entassées sur le satin pourpré. Les reflets derniers jettent leur triste lueur sur ces restes de vie, et chaque étincelle éclairant de façon plus vive, dit : « Venez mourir avec nous, vous avez assez vécu, et votre anéantissement nous vaudra encore un peu de vie. »

Les fleurs, vieillies, ratatinées, ne donnent plus de leur parfum qu’une légère senteur gardée de la jeunesse si vite fanée. Et pour tant leurs corolles ont reçu tous les baisers émus des heures d’aveu… Sous les doigts de la jeune fille, les pétales s’éparpillent avec le petit bruit sec des feuilles meurtries. C’est là toute la révolte des tombes troublées, car ces pauvres fleurs avaient cru dormir toujours dans le nid discret, et voilà que brutalement on profane leur retraite. Des paquets de lettres noués de faveurs roses, bleues, rouges… Un était lié d’un ruban vert… C’est le premier choisi, la jeune fille veut feuilleter ces pages symbolisant des espoirs défunts, mais elle s’arrête… La fascination rouge opère son effet et brusquement le feu a des caresses enveloppantes et une fumée légère monte, mente, s’évanouit, puis rien ! Fini — et tous meurent ainsi : lettres, roses, myosotis, — que sais-je ?

La flamme vive éclairait la tête brune émergeant des dentelles, et si jolie avec son regard voilé et sa lèvre émue ; et les lourdes tresses s’inclinèrent sur ces cendres chaudes d’un passé encore tiède. Le sacrifice était consommé, plus rien ne brûlait des bonheurs vécus, et il semblait que le feu avait aussi anéanti, dans son cœur, la souvenance.

Le regard triomphant, la jolie fiancée sourit fièrement. Elle avait redouté cette minute suprême où sa main profanatrice se porterait sur les miettes heureuses de sa vie rassemblées avec tant d’émotion. Et voilà qu’aucune larme n’avait éteint son sacrifice et elle souriait maintenant. D’un geste charmant elle posa ses lèvres sur la petite bague qui brillait à son doigt, et, dans un souffle, murmura : Je t’aime !