La Patrie (p. 118-120).

Sœur Louise


« J’ai revu sœur Louise, souriant toujours… mais d’un sourire suprême ! — Dans la petite chapelle, on l’avait couchée entre quatre planches brutes ; nous avons chanté autour de sa tombe, tout en pensant au Paradis où notre sœur Louise doit se trouver si heureuse ! »

En lisant ces lignes, je redevins toute petite, l’enfant chérie de sœur Louise, pour la pleurer encore avec mon cœur de jadis. Car c’était toute mon enfance résumée dans le culte voué à cette ombre diaphane et voilée qui marchait, en glissant, avec ce bruit particulier des longues robes effleurant le parquet, semblable à un frémissement d’aile.

Pauvre sœur, je la revois encore, ouvrant les bras et les refermant sur l’enfant qu’on lui amenait : petit oiseau frileux qui n’avait plus de nid, petit être en deuil, qui n’avait plus de mère ! Et dans une étreinte, elle presse sur son cœur la fillette toute menue qui sourit au regard des jolis yeux lui promettant l’amour. Dans les plis profonds de la grande robe, la petite créature se cache tout entière, heureuse de trouver enfin un asile, et d’écouter une voix lui dire les mots tendres… les mots maternels !

— Pourquoi, dis, que tu ne m’embrasses pas ? — fit la mignonne avançant sa petite bouche dans cette soif de baisers qui est au cœur de tous les enfants ; caresses qui font s’épanouir les pauvrets comme, sous la rosée du ciel, les fleurs.

— Les religieuses n’embrassent pas, répondit sœur Louise, en enlaçant de nouveau l’enfant, comme pour lui demander pardon de ce bonheur refusé.

— Pourquoi que les religieuses n’embrassent jamais ? reprit l’enfant, désolée d’apprendre que personne maintenant plus, ne baiserait ses petites joues.

— C’est la règle, — dit sœur Louise, en tendant sa croix aux lèvres de la fillette.

Celle-ci se penche sur le signe sacré, et dans sa petite intelligence naît la première idée du sacrifice… La règle ! — que de fois, maintenant, ce mot résonnera à ses oreilles.

La mignonne se révolte contre cette règle qui la prive de tendresse.

Sœur Louise l’aime, oui, mais sa maman l’embrassait si doucement, et maintenant jamais plus elle ne goûtera de ces caresses. Et tout son être proteste contre cette privation injuste, car elle est toute petite, et les petits enfants, on les embrasse toujours !

Alors, c’est la vision de la chère créature disparue, de la maman au regard aimant… Tout le chagrin de son deuil revient au cœur de la pauvrette, et dans les bras de sœur Louise elle sanglote éperdument.

Et la religieuse affolée trouve des mots nouveaux pour apaiser la chérie ; toutes les femmes sont mères, et sœur Louise sent battre son cœur d’un sentiment nouveau. Elle berce cette enfant que le Ciel vient de lui donner, elle lui murmure, en sourdine, des berceuses, elle approche son visage tout près du sien, et lui sourit yeux dans les yeux, pour tenter d’ôter des lèvres le pli d’amertume qui s’est creusé déjà.

Elles sont là, l’une contre l’autre, sœur Louise épanouie par le rayon très doux qui est venu à elle ; la petite, consolée par cet amour dont la chaleur exquise réchauffe son petit cœur froidi.

Soudain la porte s’ouvre, une ombre s’encadre et murmure d’une voix dure :

« Sœur Louise, ne gâtez pas cette petite. C’est nous qui l’élèverons, et ne nous préparez pas des embarras. »

Puis, brusquement, la vieille religieuse disparaît, pendant que sœur Louise, inclinée respectueusement, retient à grand’peine la larme qui tremblote au bord de ses cils.

Pour la pauvrette, c’est la suprême révélation ; elle a l’intuition des douleurs à venir ; elle ne pleure plus, mais sauvage, les traits durcis, la bouche mauvaise, elle dit froidement :

« Elle est méchante ! »

Sœur Louise scandalisée essaye de calmer l’enfant, mais en vain, toujours la petite répète d’une voix sèche : « Elle est méchante, méchante ! »

Le soir, dans son lit blanc, la fillette se sent malheureuse, et pleure doucement ; une petite douleur, tranquille, celle qui sent que toute consolation lui est refusée.

On se penche sur elle, sans doute pour surveiller son sommeil : c’est la figure angélique de sœur Louise qui se contracte à la vue de ce chagrin d’enfant. Elle se penche encore plus près, plus près, et doucement pose les lèvres sur celles de la mignonne affligée. Et sur la petite joue une goutte de rosée tombe et scintille un moment pour se confondre ensuite dans le ruisselet qui coule à flots pressés. La petite a bu la larme de sœur Louise, philtre magique qui répand dans ses veines un calme consolateur.

S’emparant de la main de la religieuse, elle y colle sa joue, pour y laisser couler son dernier pleur… et doucement s’endort ainsi, avec l’infinie douceur d’une mère retrouvée !

***

Et lorsque dans le grand parloir, la petite orpheline voit les mamans caresser leurs enfants, elle sourit à son père et tout bas à l’oreille : « Papa, sœur Louise m’a embrassée, mais il ne faut pas le dire, à cause de la règle ! » Le pauvre homme, tout heureux du bonheur qui fait briller les yeux de sa chérie, adresse dans l’intime de son cœur, un merci ému à la créature si bonne qui aime son enfant.

Pauvre petite sœur Louise, Dieu a dû sourire de là-haut à cette affreuse faute contre la discipline ; et maintenant qu’elle est au Ciel, ce sublime baiser doit briller d’un éclat incomparable ; perle très pure trouvée au plus profond d’un cœur généreux et aimant, du cœur de sœur Louise !