La Patrie (p. 113-115).

Fleurs Pascales


Elle s’en allait timide et gauche, se serrant contre les murs, ou s’accrochant presque aux carrés de bois qui bordent les jardins minuscules de nos habitations ; toute sa personne s’effaçait dans une robe trop grande. Sa pauvre tête, jolie peut-être, perdait toute sa grâce sous l’inélégance d’un lourd chapeau, et ses pieds donnaient, à chaque pas, un bruit sourd : les pauvrets étaient perdus dans les immenses bottines.

Elle était vêtue, elle n’était pas habillée. On lui avait jeté sur le dos une défroque ; elle la portait, résignée, pendant que son regard, celui de la femme qui admire toujours le joli, se posait sur trois adorables jeunes filles. La grâce avait pétri ces délicieuses créatures, la vie n’avait pour elles que sourires ; parées de fleurs elles s’en allaient, la veille d’un Pâques, heureuses d’être jeunes et belles.

On était presque fâché de voir suivre tant de jeunesse, de fraîcheur, d’élégance par cette triste femme dont la figure ne se voyait pas, mais dont l’aspect informe faisait détourner la vue du passant, tantôt captivé. À l’heure du renouveau, sa toilette fanée dérangeait l’harmonie des décors ; plus d’un lui en voulait, sans doute, de lui gâter ainsi son plaisir, tout comme l’on regrette de voir gaspiller un paysage joli, par une construction lourde et bête. Elle sentait peut-être cette douloureuse impression, car de plus en plus, son allure s’embarrassait, elle semblait rechercher les obstacles, elle les multipliait pour ainsi dire, et sa jupe mal faite rendait à chaque pas le bruit du vêtement qui fatigue.

Soudain, du groupe des trois grâces tombent des fleurs… trois roses, que par une mystérieuse devination, les jolies mondaines laissèrent peut-être glisser de leurs bouquets… Si les fleurs, dont l’intuition serait alors merveilleuse, ne s’échappèrent, elles-mêmes, du cercle parfumé.

Elles tombèrent sur l’asphalte qui les recueillit sans froisser la grâce rose, comme si lui-même, le rude, s’adoucissait à leur beauté.

Elles tombèrent…

La pauvrette s’arrêta, l’immense chapeau tourna de droite à gauche, et de toutes petites mains, qui disaient un âge jeune, se penchèrent dans une hâte fébrile.

Les fines promeneuses s’en allaient toujours, leur rire perlé cascadait dans l’espace, la grande rue brillante avait des sourires pour cette ravissante jeunesse. Les bourgeons montraient leurs têtes mignonnes, avides de recueillir de toute cette vie, la vie.

Un long regard suivit les gracieuses jeunes filles ; la pauvrette murmura un merci, et avec amour et joie, l’aumône parfumée se pressa contre le petit cœur palpitant.

Puis dans une de ces ruelles désertes et mal éclairées où l’on marche à tâtons, sûr de se frapper à quelque angle raboteux, la malheureuse enfila sa disgracieuse personne. Une porte sombre s’ouvrit tout au fond d’une cour, et dans un escalier étroit et noir elle monta, monta encore. Ces logis-là ne sont jamais hauts ; on semble craindre de les rapprocher du ciel. Il faisait humide là-dedans, de cette humidité qui donne un premier frisson par l’odeur de moisi qui s’échappe du bois, des murs, de la pierre, de tout enfin : les êtres mêmes s’en imprègnent à la longue…

Près d’un poêle rouillé, une vieille est endormie, le feu s’est éteint en même temps que la prière, et le chapelet s’est immobilisé dans les vieilles mains. Une lampe éclaire mal tout cela, — tout cela ? — si peu de chose — une table, trois chaises, de sales paniers dans un coin, et puis quelques vieilleries disséminées, qui ont peut-être un usage, mais contribuent encore à rendre plus triste l’aspect de cette cuisine.

La jeune fille aux roses n’est déjà plus là ; sur la pointe de ses grosses bottines, elle a pénétré dans une toute petite chambre, où dans les loques d’une sorte de grabat, gît une blanche enfant. Ses yeux sont grands ouverts, elle ne regarde plus ici, on sent qu’elle voit plus loin, — bien loin — dans l’immortel au delà — la fin d’un rêve ébauché ici-bas…

Elle meurt, mais de quoi meurt-elle ? Elle agonise d’un mal terrible, et si, sur le petit cœur, vous posez la main, avec le navrant sourire des douces malades, elle vous priera ;

N’y touchez pas, il est brisé !


Elle n’avait pas raison, sans doute, cette fille de prolétaires, de se sentir à l’âme de ces délicatesses ; son cœur devait avoir la tempe solide des fers forgés ; enfant de rudes, il ne lui était pas permis de rêver ainsi… Elle avait songé d’un immense amour, elle y avait cru, tout lui souriait, et comme si les pauvres avaient droit aux chagrins d’amour, elle agonisait là d’un lâche abandon. Elle s’en allait, idéalisée par sa douleur ; on la regardait mourir, ne comprenant pas la cause de l’œuvre néfaste… Travailleurs des rues, qui sait si les êtres qui avaient donné à la vie cette petite sensitive, qui sait, s’ils n’auraient pas raillé cette agonie incomprise ?…

Une seule avait saisi le sens douloureux de l’énigme mortelle : la petite ramasseuse de roses. Sur la couverture grisâtre qui enveloppe l’agonisante, elle dépose sa moisson parfumée.

Dans les yeux brûlés de fièvre, passe la lueur du grand incendie, flamme heureuse qui s’active dans la suprême flambée…

— Lui ? fit-elle, dans un cri.

Lentement, la sœur incline la tête.

— Lui !  ! répète la mourante, avec une expression d’extase… lui !  !  ! Et pour la Pâques !

Puis elle aspire des fleurs l’aveu d’amour si longuement désiré.

La douce menteuse la regarde avec tendresse. Que de mensonges elle a ainsi faits, que de messages brodés, de douceurs apportées — comme venant de lui — grâce aux quelques sous recueillis par elle — le soir. Mais elle revenait les mains vides, avec des larmes plein le cœur, lorsque le printemps lui avait jeté ces roses.

Elle regarde s’endormir la petite amoureuse que la mort viendra prendre tantôt, et qui, le matin même, a consommé dans l’union divine l’humain sacrifice.

La dernière joie lui est venue sur la terre… petite illusionnée qui mourra en croyant aux amours terrestres, grâce à la généreuse créature dont les pieux mensonges bercent son agonie.

***

Auprès du lit, où dort dans sa jeunesse et sa pureté la blanche petite morte, une tête blonde est toute penchée, pendant que le frêle corps est secoué de sanglots. Le visage a de la finesse et de la grâce ; rien de vulgaire ni de laid sur cette figure mélancolique et tendre qu’un chapeau monstre ridiculisait tantôt, pendant qu’une robe empruntée enlevait toute élégance à la délicate structure.

Et les roses fleurent bon ; leur beauté rose reflète une ombre de vie au delà de la mort…

Les glas chantent l’allelui… pour le dernier adieu de la petite, morte d’amour en respirant les fleurs pascales…