La Patrie (p. 104-105).

Seule Joie

À Albert Lozeau.


7 ans !

Il y aura bientôt sept ans que la féroce l’a étendu sur ce petit lit étroit, d’où il n’a bougé. C’est là qu’il a passé de l’adolescence à la jeunesse, sans se douter qu’il vieillissait. D’ailleurs, que lui importait un an de plus ; est-ce que le temps comptait pour lui ?

Le jour où il sentit le froid engourdissement le gagner, il crut que la mort venait. Sans crainte, le jeune homme attendit ; il souriait même, à la grande délivreuse qui se fit désirer… mais ne vint pas.

Et, triste, il resta là, immobile toujours, la désirant de tout ce qui restait de vie en lui… Rien ne vint ; devant cette grande impossibilité de vivre ainsi, il eut une révolte… révolte qui ne dura pas.

Comment remplir cette existence privée de toute joie ? Comment passer les heures où les autres seraient joyeux, chanteraient, prendraient à la vie tous ses bonheurs ? Son œil gris scrutait des horizons jusque-là inconnus, une immense lassitude montait en lui… et une plainte douce protestait. Pour lui, c’était une berceuse, que l’illusion de la mort… Parfois il lui arrivait de baisser les paupières, afin de ne plus voir que dans l’au delà. Et que de beautés il entrevoyait alors…

Maintenant, il attendait, certain que toutes ces perspectives enchantées se préciseraient ; il ne savait encore comment, mais il avait un sourire en les espérant.

Un jour, près du petit lit, un ami causait ; sortant un bouquin de sa poche, il se met à lire. C’étaient des vers des grands maîtres. Le jeune malade écoute d’abord froidement. Mais soudain, à d’immortels accents, un frisson grave le secoue, et peu à peu, l’émotion le gagne fibre par fibre, le grand souffle court en ses veines avec une impétuosité délicieuse et brisante. Des pleurs montent de tout son être électrisé, et sur la face pâle du poète naissant, ce baptême du génie met l’immortel rayonnement de la transfiguration !

Voilà que la vie le reprend par la plus exquise et la plus pure de ses jouissances. Il sent en lui une surabondance d’idées, de sentiments, de mots. Il veut les dire, dans un besoin tout nouveau pour lui, et il éprouve une joie naïve à moduler ses premiers chants. Bientôt sa voix monte, elle prend des ampleurs et des sonorités nouvelles ; elle atteint tour à tour les notes graves, rieuses, émues, passionnées. Les vers tombent de son âme, harmonieux et tendres, et le jeune poète chante toujours, vivant ainsi toutes ses joies. La grande nature qu’il ne voit plus, la sublime éloquence qu’il n’entend pas, les jolis yeux émus, les bouches attendries, les voix caressantes, — il les imagine, et dans ses vers leur dit son admiration, son amour, son attente… Et voilà qu’un jour, en pensant à la rose qui retient le papillon joli, il soupire à la belle, aimée de son âme seule :


« Ô vous, ma douce amie, un midi, faites donc,
« Alors que j’irai seul assoiffé de tendresse,
« Que votre cœur soit rose et le mien papillon ! »


Puis, après cette prière douce, il sourit à la vision évoquée dans son rêve, à la vision de la rose qui aime. Et tout cela fait sa joie, tout cela met du soleil dans le tendre de son regard, tout cela lui fait vivre, dans un immuable horizon la plus belle des vies. Lui qui ne voit rien, il regarde tout ; lui qui n’entend rien, il comprend tout ; lui qui a toutes les tristesses, il ressent toutes les joies ; lui qui ne marche pas, il parcourt les mondes ; lui qui ne connaît pas l’amour, il en sait toutes les joies douces. Ô poésie, que de sublime ont tes miracles !

Sur l’oreiller, la tête d’artiste du jeune poète se dégage toujours souriante, avec, dans les prunelles, le rayon attendri de quelque beau rêve.

Songe-t-il parfois à la vraie vie ? croit-il à des joies meilleures, ou s’il sait les siennes les plus délicieuses ? A-t-il ses heures de révolte, d’illusions menteuses ? Sa jeunesse proteste-t-elle ? Pas une ombre ne le dit dans le regard limpide du jeune poète martyr.