La Patrie (p. 99-103).

Ce qui se lit entre les lignes


« Cousin,


« Ce sera fête bientôt, à la maison ; nous marions Louise, et tout bourgeoisement, à l’ancienne façon, nous danserons le soir. Tu sais que ce sera une fête magnifique : tout le village y assistera. Ce sera bien un peu mêlé, mais tu connais papa ? le pauvre papa, il ne perd pas une chance de soigner sa popularité, et c’est lui qui a rédigé la liste d’invitations ! Aux prochaines élections, il rallie tous les votes du village, et ça augmente sa majorité !  !  ! C’est adorable, la politique, cousin, et jusqu’à maman qui s’en mêle, et de façon si drôle ! Songe que le bleu me va à ravir, et je rêvais d’un tulle azuré pour ce bal de noces ; je suis sûre que tu m’aurais trouvée délicieuse là-dedans… mais maman prétend que ce serait afficher des principes politiques… et elle me condamne à une robe blanche, avec des boucles rouges à profusion ! et le rouge m’enlaidit. Et, tout bas, à ton oreille, mon cousin, toute campagnarde que je suis, rien ne m’horripile comme d’être moins jolie… Je le dis à confesse, car maman trouve cela énorme, mais c’est drôle, monsieur le curé n’a jamais l’air bien scandalisé, et il me dit d’un ton bénin, « que la vanité est un vilain défaut, » et je recommence toutes les fois… Jamais je n’aurai le ferme propos, car enfin, si Dieu m’a donné des yeux — c’est toi qui m’as dit que mes yeux sont beaux — une bouche pas trop grande, et un nez, — le malheureux est retroussé… un peu — tout cela enfin, si Dieu me l’a fait passable, c’est pour me faire plaisir, là ! et ce serait de l’ingratitude de n’en être pas contente, et de la grosse hypocrisie d’en paraître fâchée…

N’empêche, cousin, que le rouge me défigure… et que ça, c’est bien triste !

C’est Louise qui sera jolie ! Tu sais qu’elle est ravissante, et si bonne ; on croyait à cause de sa sagesse à une vocation religieuse, et voilà la défunte nonne qui épouse…

Au fait, tu ne le connais pas, ton futur cousin. Il est grand, mince, très mince, avec une barbe noire et des yeux noirs, l’air très bon, et grave, comme trois notaires à la fois. Louise l’adore, tout simplement ; quand il parle, elle le regarde comme je regarde, moi, la statue de mon bon ange, — et mon beau-frère, le docteur Jean, ne ressemble pas à mon bon ange. Puis elle dit toujours comme lui. Cette chère n’aura plus besoin de penser, ce qui ne m’irait pas à moi, car c’est amusant de penser, et encore plus d’exprimer une opinion, et encore, encore, encore plus de contredire celle des autres… J’adore contredire !… Le docteur n’aime pas qu’on discute ses idées, et il a dit à papa : « Cette petite Yvonne a une façon de se prononcer ! » Je le crois bien que j’ai une façon de me prononcer, et dis, cousin, tu l’aimes, ma façon ?

Quel dommage que tu sois si vieux, cousin, je t’aurais bien aimé ; tu es mon idéal ! Tu as l’esprit que j’aime, la bonté que j’aime, et tu ne me tiendrais pas en laisse, comme ton caniche ? Tu m’écouterais, quand j’aurais recueilli un lot d’impressions, et que je te défilerais cela…

Louise aime mieux le genre de son docteur ; au fait, il en faut pour tous les goûts.

Moi, mon goût, ce serait toi, si tu n’avais pas 40 ans ! Et si tu ne les avais pas, tes 40 ans, je ne pourrais pas te lancer ainsi une déclaration brûlante !

Parlons de notre bal ; Louise, usant de son privilège de mariée, y sera tout en blanc ; maman arbore une robe rouge — et ça lui va mal, à maman aussi, mais c’est cette popularité, qu’il ne faut pas négliger. — Entre nous, qu’est-ce que ça peut bien faire aux électeurs de Papa, nos questions de toilette ? M’est avis que maman ne s’y entend guère, en politique…

Le souper sera pantagruélique — tous les gargantuas de la paroisse vont s’en donner à bouche-joie, en dépit de leur titre de voteurs ; je me propose de surveiller leurs exploits gastronomiques ; on ne sait pas, cela peut être intéressant, un jour, de savoir la quantité de dindons et d’oies qu’un honnête homme peut avaler.

Tu viendras constater toutes ces choses ; nous observerons ensemble, tu te rafraîchiras du bonheur de Louise et de Jean, tu finiras les discours de Papa, tu feras de beaux sourires aux influences que maman saura bien te désigner… et puis tu feras danser ta cousine Yvonne, qui ne sera pas en bleu, mais qui te gardera son plus beau sourire.

C’est égal, cousin, je t’aurais bien aimé. Et dis donc, pourquoi ne t’es-tu pas marié ? — On dit qu’il y a nombre de femmes qui te trouvaient charmant ! — et tu as passé. Ce n’est pas bien gentil pour nous, ça, et si tu voulais être bien fin, tu me ferais un brin de confidence. Je deviens sérieuse pour t’écouter… et le jour de la noce, je te promets d’être encore plus aimable… Mais, dis moi, pourquoi fais-tu un vieux garçon ?

Je tends le front pour un baiser à la petite cousine

YVONNE. »

La petite lettre embaumait la senteur des prairies, la mignonne cousine l’avait écrite, sans doute, parmi les fleurs champêtres, et chaque feuillet avait dormi sur une touffe d’herbes odorantes. La chambre du cousin en était toute parfumée ; c’était une floraison de jeunesse éclose dans ces lignes, et que le pauvre aspirait avec délices.

— Pourquoi ?

Oui, pourquoi ? Comment pouvait-on lui demander pourquoi il vivait seul, sans foyer, sans femme ? Était-ce sa faute à lui si, au sortir de l’adolescence, il s’était trouvé le père d’une famille orpheline d’hier ? Pouvait-il se dérober au lourd devoir qu’une tombe lui léguait ? Frères et sœurs avaient vécu de lui ; et la maman, la chère maman ! celle-là était morte, avec un dernier merci, car elle avait compris tout l’héroïsme de son enfant, mais, elle seule !

Les autres oubliaient, étaient heureux, et lui vivait seul maintenant, désorienté ; ayant donné toute sa joie aux autres, il n’en trouvait plus un rayon dans son isolement. Et ceux-là pour lesquels, avec une générosité si grande, il avait renoncé à tout rêve, ceux-là pensaient rarement à lui… mais quand le budget du petit ménage ne balançait pas, lui, toujours lui, comblait le déficit. On acceptait tout comme chose due, n’y attachant même pas un petit mérite. Il était le banquier ; et un jour, n’avait-il pas en tendu qu’on le taxait d’égoïsme parce que sa bourse était vide…

Égoïsme !

Ce seul mot-là lui revenait avec la rancœur de ses rêves mutilés. Égoïste ! Lui qui avait sacrifié tout : sa jeunesse, ses rêves, son foyer ? Lui, qui avait laissé, sans une révolte, s’approcher le spectre de la vieillesse, ne voulant pas se soustraire à des obligations sacrées ?… Alors que, comme tout autre, il avait le cœur plein d’amour, et la mémoire remplie du rayonnement des yeux bruns, de la mélancolie des yeux bleus, du chatoiement des chevelures d’or, de l’éblouissement des tresses d’ébène… il s’était interdit d’aimer !

Égoïste !  !

Allons donc, ne s’était-il pas sauvé de la blonde enfant qui, un soir, lui souriait ? Et pourtant, en combien d’adorations muettes il s’était absorbé devant la chère image, encadrée au meilleur de son âme, dans le coin fleuri de ses illusions, roses tendres que le souffle du réel n’avait jamais ternies.

Et ce soir-là, il retrouvait son apparition douce et jolie… et le cœur lui faisait mal des regrets non éteints.

Il aurait été si heureux ! Un foyer bien chaud, un nid tout capitonné de tendresse, une femme gracieuse et bonne, des enfants roses… la joie enfin, au lieu de la tristesse qui planait, lugubre, dans cette solitude.

Égoïste !

Ainsi, il avait renoncé au bonheur pour adoucir le sort des siens, et on le taxait d’égoïsme parce qu’il vivait seul, et que peut-être bien inconsciemment, il avait pris certaines façons un peu étranges : se mettre à son aise, fumer sa pipe au fumoir quand on caquetait au salon ; ne pas débiter de fadaises galantes, et ne pas se donner de tintouin pour la première insignifiante…

À le voir filer son petit bonhomme de chemin, on l’appela :

Égoïste !  !

C’était trop bête, à la fin, et ce soir, en relisant le chiffon frais et rose de la cousinette, il eut comme une évocation de printemps…

Ce serait bien gentil !

Mais riant amèrement : « Non, je suis trop vieux… ne me le dit-elle pas ? » Son cœur est pourtant resté jeune : c’est qu’il n’a pas vécu, mais ses tempes grisonnent ; demain elles seront blanches ; le physique a marché tout seul, et si vite !

Il faudrait unir sa jeunesse de cœur à une femme vieille et désillusionnée… Un mariage de raison, voilà tout ce qui lui reste, quand il a des trésors à l’âme. Allons donc, mieux vaut les laisser enfouis à jamais ; au moins, il veut leur épargner la profanation !

Épouser une enfant… il le pourrait, s’il n’était un être raisonnable, croyant un crime d’enchaîner une jeunesse à sa vie déjà vieille.

Égoïste, il doit le rester !

Et silencieusement, sans révolte, il se résigne.

Mais à cette fête-là, il ne veut pas aller ; c’est trop à la fin, et vraiment il ne peut voir le bonheur de Louise… et le sourire mutin de la jolie Yvonne.

Lui dira-t-il, à cette enfant, toute sa tristesse de vie manquée ? À quoi bon ? n’est-ce pas fini tout cela ? Puisqu’il est incompris toujours, qu’importe, une fois de plus ?

Allons, à ton rôle d’égoïste, grand cœur ! Mets un masque impassible, affermis ta main et écris :

« Cousine Yvonne, vous êtes bien gentille de m’inviter ainsi, mais que voulez-vous que fasse dans une noce un vieux barbon de mon espèce ? Laissez-moi dans mon antre, mais faites-y luire de temps à autre l’éclat de votre pur sourire. Je vous remercie, et je souhaite tous les bonheurs à Louise et à Jean — et aussi à vous !

Vous voulez une confidence ? Pour vous moquer de moi, peut-être, joli lutin… mais allons-y quand même : vos beaux yeux sont si gentiment railleurs.

Pourquoi je ne me suis pas marié ? — Pour la raison toute simple que j’étais né pour faire un vieux garçon… vous avez déjà entendu parler de la destinée ?

Bonjour, petite cousine ; consolez-vous des boucles rouges, vous n’en serez pas moins délicieuse. Et par ironie, envoyez un morceau de gâteau de noces, à votre cousin ; il rêvera peut-être à vous, mais n’en restera pas moins un vieux garçon. »

— Chère petite, qu’elle est charmante !

Et dans un mouvement naïf, il retient sur ses lèvres le gentil billet ; mais, fâché de cet attendrissement, il le jette au loin, avec un haussement d’épaules.

Allons donc, répète-t-il, impatient.

Puis, gravement, il rallume la pipe qui s’était éteinte pendant cette jeune rêverie, et bientôt, il se perd dans le floconneux d’un nuage de fumée.

Il rêve là sans être surpris !

Yvonne se doutera-t-elle un jour comment certaines âmes sont condamnées à l’isolement, et ce qu’il y a parfois de dévouements sublimes dans la vie d’un vieux garçon ?