Folie


Le cher coin embaumait les roses. Le buisson voisin avait été dévasté, pour rendre plus souriant l’endroit délicieux où se vivrait, ce soir, encore une page de l’idylle. Elle attendait, la blonde Valérie, idéalisée par le rêve doux qui mélancolisait le brun pâle de sa prunelle, et attendrissait le fin rosé de ses joues. Devant son piano, toute ravie, elle pensait aux instants qui venaient, sa tête gracieuse toute penchée pour laisser voir la blancheur douce du cou, où se jouaient de petites boucles, follettes voleuses de baisers.

Prise du besoin d’exhaler un peu de l’allégresse imprécise qui chantonnait en son âme, elle joua des mélodies écloses d’un rêve, romances fines, dont chaque note rendait une étincelle douce, et toute la flamme rayonna dans des accords timides, suppliants, passionnés. Elle frissonnait maintenant, comme si toute la chaleur de son être s’en était allée, et dans un sanglot qui monta lentement, le piano harmonisa :


« Voici l’instant suprême. »


Avec une expression déchirante, elle se mit à chanter le funèbre adieu, et les roses qui écoutaient cette explosion douloureuse penchaient leurs corolles, soudain pleurantes…

Dans l’encadrement des portières élégantes, un beau jeune homme venait de s’arrêter ; l’œil en flamme, la lèvre crispée, les joues blanches, il écoutait, et dans l’attitude de cet homme, il y avait quelque chose de terrible.

Elle chantait toujours la suprême plainte de Schubert… Quand le dernier accord mourut, on l’entendit, lui, qui disait, en une supplication :

— Valérie !

La jeune fille releva sa jolie tête où la joie venait de tout effacer, et venant vers lui, elle tendit ses petites mains qu’il retint dans les siennes, en demandant :

— Pourquoi chantiez-vous… cela ?

Elle haussa les épaules comme pour se débarrasser d’une étreinte, et son regard se fit fixe :

— Étrange, n’est-ce pas, mon pauvre ami, mais je me sens brisée, comme à l’approche de jours horribles. Il me semble que vous vous en allez, que je ne vous verrai plus… que vous ne m’aimez pas ?… Elle le regardait pour arracher de ses yeux, la réponse cherchée.

Il reprit les petites mains qui étaient froides et moites, maintenant.

— Vous divaguez, Valérie, venez au piano, et laissez-moi entendre mes morceaux favoris. Jouez-les-moi, tous, le voulez-vous, ma chère musicienne ?

Elle se laissa conduire comme une enfant qu’elle semblait être encore, cette frêle petite, si séduisante, si jolie… Mais la douleur qui venait à elle la ferait femme, demain…

La douce amoureuse joua avec tout son talent charmeur, elle dit, de sa voix idéale et fière, son amour, ses craintes, ses joies, ses espérance. Il l’écoutait, enivré du parfum des roses et de la grâce de cette autre rose, qui ne vivrait peut-être, elle aussi, qu’un jour… Silencieusement, les larmes vinrent.

Quand elle eut fini il était tard. Déjà l’heure des adieux était venue. Tous deux se regardaient, pris d’une angoisse inexprimable.

Au moment de se séparer, il s’agenouilla tout près de la jeune fille, et avec un regard priant :

— Valérie, quoi qu’il arrive, promettez-vous de ne m’en jamais vouloir ?

— Pierre, fit la pauvrette apeurée ; pourquoi parler ainsi ?

— Répondez-moi, chère, répondez-moi ?

D’une voix étouffée, elle articula :

— Je mourrai plutôt !

Ce fut tout. Dans le salon obscur, les roses pleurèrent toute la nuit de ce samedi.

***

À la messe, elle arriva en retard, ce dimanche-là, la jolie veilleuse d’hier ; elle avait sans doute trop rêvé. Le prêtre montait les marches de la chaire, et elle était encore à genoux, quand il prononça :

— Il y a promesse de mariage entre M. Pierre N. et Mlle  M. C.

Elle n’entendit que ces deux noms !

La pauvre ne s’effondra pas, elle resta là, priante, avec dans ses yeux purs une lueur vague, et pendant que ces noms lui entraient au cœur comme des épines que l’on enfonce et que l’on retire pour les enfoncer encore, elle murmurait, tout bas, tout bas, cette plainte :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

Dans son âme, ce mot montait avec la prière ardente d’être délivrée. « Mon Dieu, secourez-moi ! Mon Dieu, épargnez-moi ! Mon Dieu, cela ne se peut pas !  !  ! »

Elle resta ainsi toute la messe, anéantie sur son banc, ne voyant rien, n’entendant rien, ne disant rien que ce cri : Mon Dieu !

La jeune fille serait morte là, que cela lui aurait été plus doux.

La messe finie, elle s’en alla comme les autres, la démarche un peu chancelante, l’œil un peu hagard, marchant à la façon des somnambules ; quelque chose en elle se mourait. Valérie le sentait bien, mais elle ne savait pas quoi !

Ses frêles épaules se ployaient, pendant qu’elle allait au hasard, répétant toujours d’une voix à jamais brisée :

— Mon Dieu, ce n’est pas vrai ?


***

C’était vrai ! Dans la belle église, l’orgue vient de préluder aux accords d’une marche nuptiale, pendant que la blanche mariée s’avance vers l’autel. Pierre est là, beau dans son effrayante pâleur. Le prêtre descend vers eux, et la cérémonie commence.

Aux premiers sièges, une blonde curieuse regarde, elle est très pâle, mais délicatement jolie. Elle penche sa tête pour mieux voir, et mieux entendre. Lorsque le prêtre parle, ses yeux se dilatent, comme sous l’influence de quelque horreur, sa bouche se crispe, brisant le fin sourire, et quand le oui sacramentel est prononcé par Pierre, on entend une voix déchirante qui chante : Ô toi seul bien que j’aime ! Au premier accord de cette plainte affreuse, la fiancée répond : Oui !

Tout le long de l’allée qu’on lui fait descendre, Valérie dit le triste chant :

Adieu jusqu’à l’aurore,
Du jour en qui j’ai foi,
Du jour qui doit encore,
Me réunir à toi.

— « Me réunir à toi ! » — La porte de l’église se referme sur ces derniers mots de la petite folle qu’on emmène.

— « Valérie, quoi qu’il arrive, promettez-vous de ne m’en jamais vouloir ? »

Son cœur mourait pour ne point se parjurer.


***

« À qui, me confierais-je ? — Je ne veux demander à personne la sympathie, dont je suis indigne. Combien durement, j’ai expié ma lâcheté. Oh ! la vie terrible que je mène, avec ses luttes incessantes, ses remords affreux ; aucune douceur ne me vient, celle à qui j’ai brutalement sacrifié une blanche victime ne m’aime pas, ne m’a jamais aimé. Et pourtant, je subis encore la fascination de ses yeux sombres, même aux heures où m’apparaît nettement son effroyable égoïsme. J’eus un sourire, dans ma vie, celui de la mignonne qui arriva, sur la terre, avec le regard de l’autre ; il y avait un reproche dans les grands yeux tristes de ma douce chérie. Elle s’en est allée… et je suis bien seul maintenant, avec ma terrible expiation. Je ne mérite rien, je ne demande rien… J’expie !  !

Oh ! Valérie ! ”

La page se finit avec des larmes…

***

Une vieille dame visitait l’Asile de Beauport. Affectueusement douce, elle montrait de l’intérêt à toutes les pauvres folles qui, heureuses de causer, et mises en confiance par l’air si bon de la gracieuse femme, lui confiaient la préoccupation de leur esprit malade. Une petite religieuse l’accompagnait, souriant à toutes ces grandes enfants. Sorties de la première salle, elles suivaient le corridor, lorsque leur parvint, joué avec une puissance extrême d’expression, l’air funèbre de Schubert. La vieille dame s’arrêta, et son regard interrogea la petite sœur grise :

— C’est une intéressante malade, si douce et si jolie… Elle ne se plaint jamais. La pauvre a souffert… d’amour, finit, bien bas, la naïve sainte, comme si c’était un peu mal de prononcer ce mot-là.

— Elle se nomme ? fit anxieusement Mme  X ?

Mlle  Valérie Z.

La vieille dame s’empara des mains de sa compagne.

— Voulez-vous me la laisser voir ?

Hésitante, la pieuse sœur ne savait trop que faire.

— Elle est si heureuse quand elle joue et chante ainsi, que j’ai remords de troubler sa joie.

— Je vous en prie !

À son piano Valérie se tenait, avec son sourire triste d’antan. À la vue de l’étrangère elle tressaillit, puis s’approcha à la hâte, fière et élégante dans sa robe antique, semblable à celle des vestales romaines.

Joyeuse, elle salua Mme  X.

— Vous êtes la tante de Pierre, Madame, je suis contente de vous revoir. Dites-lui qu’il vienne. Je l’attends. Je joue tous les jours ses morceaux favoris, afin de les rendre, pour lui, avec plus de perfection. Dites-lui aussi que le petit salon est toujours le même… Je n’ai plus de roses, qu’il en cueille là où il sait, pour me les apporter. Nous en mettrons partout, partout ! Cela embaumera ! Et nous serons heureux !

Joyeuse, elle parlait, agitant ses mains diaphanes, le teint animé par l’évocation des jours d’antan. La vieille tante pleurait, navrée devant cette jeunesse radieuse à jamais morte, et qui dans sa mort pardonnait au meurtrier, et payait son crime par l’amour.

Les yeux de la sensible religieuse s’ombraient de tristesse. La pauvre folle cherchait dans son coffret ; elle en sortit une miniature, — la sienne, — fraîche comme une rose naissante. Avec une gaieté enfantine, elle disait maintenant :

— Vous donnerez mon portrait à Pierre, il me trouvera jolie, et pour qu’il reconnaisse mon écriture, je vais mettre mon nom tout au bas.

Quand elle eut écrit elle porta la photographie à ses lèvres :

— Ne lui dites pas cela ! menaça-t-elle avec un geste mutin.

S’en allant, elles entendirent le piano qui chantait, mais cette fois-là des notes joyeuses.

La pauvre espérait, elle avait oublié l’heure d’agonie ; le voile en se baissant sur la vie de la petite, avait dérobé aussi l’heure terrible. Sa folie était une attente, et non une sensation d’irréparable.


***

Ce matin la petite folle n’a pu se lever, sa jolie tête s’alanguit sur l’oreiller et ses yeux ont des lueurs plus douces ; il flotte un sourire vague sur sa bouche pâlie. Soudain, voilà qu’il tombe des roses sur elle ; bientôt, la frêle créature en est couverte, et sa petite figure s’illumine d’une vision toujours rêvée. Elle en ramène toute une moisson à ses lèvres, et la baise avec ferveur.

— Les roses de Pierre ! entendit la religieuse qui en jetait, en jetait encore.

Oui, les roses que Pierre avait cueillies lui-même, au buisson d’autrefois…

Madame X. avait tenu sa promesse.

Maintenant Valérie, la folle blonde, murmure :

— Il va venir !  !  !

Toute son âme vibre dans ces mots. Elle les répète encore, plus bas, tout bas, très bas…

Pierre !…

La petite amoureuse dort parmi les roses, qui s’attristent de cette grâce morte, pendant qu’elle sourit toujours.

La martyre a soldé la dette expiatoire. Du ciel, elle jettera le calme et l’oubli dans l’âme de celui qu’elle n’a pas su haïr.

Valérie, la jolie folle n’a jamais connu que les roses et l’amour.