Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/La Coupe et les Lèvres/Acte Troisième

Premières Poésies (1829-1835)Charpentier (p. 239-243).
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ACTE TROISIÈME


Scène PREMIÈRE

Devant un palais. — Glurens.
CHŒUR DE SOLDATS.

Telles par l’ouragan les neiges flagellées
Bondissent en sifflant des glaciers aux vallées ;
Tels se sont élancés, au signal du combat,
Les enfants du Tyrol et du Palatinat.
Maintenant l’empereur a terminé la guerre.
Les cantons sur leur porte ont plié leur bannière.
Écoutez, écoutez : c’est l’adieu des clairons ;
C’est la vieille Allemagne appelant ses barons.
Remonte maintenant, chasseur du cerf timide !
Remonte, fils du Rhin, compagnon intrépide ;
Tes enfants sur ton cœur vont venir se presser.
Sors de ta lourde armure, et va les embrasser.
Soldats, arrêtons-nous. — C’est ici la demeure
Du capitaine Frank, du plus grand des soldats.
Notre vieil empereur l’a serré dans ses bras.
Couronné par le peuple, il viendra tout à l’heure
Souper dans ce palais avec ses compagnons.
Jamais preux chevalier n’a mieux conquis sa gloire.
Il a seul, près d’Inspruck, emporté l’aigle noire,
Du cœur de la mêlée aux bouches des canons.
Vingt fois ses cuirassiers l’ont cru, dans la bataille,
Coupé par les boulets, brisé par la mitraille.

Il avançait toujours, — toujours en éclaireur,
On le voyait du feu sortir comme un plongeur.
Trois balles l’ont frappé ; sa trace était suivie ;
Mais le dieu des hasards n’a voulu de sa vie
Que ce qu’il en fallait pour gagner ses chevrons
Et pouvoir de son sang dorer ses éperons.
Mais que nous veut ici cette fille italienne,
Les cheveux en désordre, et marchant à grands pas ?
Où courez-vous si fort, femme ? On ne passe pas.

Entre Belcolore.

BELCOLORE.

Est-ce ici la maison de votre capitaine ?

LES SOLDATS.

Oui. — Que lui voulez-vous ? — Parlez au lieutenant.

LE LIEUTENANT.

On ne peut ni passer ni monter, ma princesse.

BELCOLORE.

Il faut bien que je passe et que j’entre pourtant.
Mon nom est Belcolore, et je suis sa maîtresse.

LE LIEUTENANT.

Parbleu ! ma chère enfant, je vous reconnais bien.
J’en suis au désespoir, mais je suis ma consigne.
Si Frank est votre amant, tant mieux : je n’en crois rien.
Ce serait un honneur dont vous n’êtes pas digne.

BELCOLORE.

S’il n’est pas mon amant, il le sera ce soir.
Je l’aime ; comprends-tu ? Je l’aime. — Il m’a quittée,
Et je viens le chercher, si tu veux le savoir.

LES SOLDATS.

Quelle tête de fer a donc cette effrontée,
Qui court après les gens, un stylet à la main ?

BELCOLORE.

Il me sert de flambeau pour m’ouvrir le chemin.

Allons, écartez-vous, et montrez-moi la porte.

LE LIEUTENANT.

Puisque vous le voulez, ma belle, la voilà.
Qu’elle entre, et qu’on lui donne un homme pour escorte.
C’est un diable incarné que cette femme-là.

Belcolore entre dans le palais. Entre Frank couronné, à cheval.

CHŒUR DU PEUPLE.

Couvert de ces lauriers, il te sied, ô grand homme !
De marcher parmi nous comme un triomphateur.
La guerre est terminée, et l’empereur se nomme
La terreTon royal débiteur.
Descends, repose-toi. — Reste dans l’hippodrome,
Lave tes pieds sanglants, victorieux lutteur.

Frank descend de cheval.

CHŒUR DES CHEVALIERS.

Homme heureux, jeune encor, tu récoltes la gloire,
Cette plante tardive, amante des tombeaux.
La terre qui t’a vu chasse de sa mémoire
La terreL’ombre de ses héros.
Pareil à Béatrix au seuil du purgatoire,
Tes ailes vont s’ouvrir vers des chemins nouveaux.

LE PEUPLE.

Allons, que ce beau jour, levé sur une fête,
Dans un joyeux banquet finisse dignement.
Tes convives de fleurs ont couronné leur tête ;
La terreTon vieux père t’attend.
Que tardons-nous encore ? Allons, la table est prête.
Entrons dans ton palais ; déjà la nuit descend.

Ils entrent dans le palais.



Scène II

FRANK, GUNTHER, restés seuls.
GUNTHER.

Ne les suivez-vous pas, seigneur, sous ce portique ?
Ô mon maître ! au milieu d’une fête publique,
Qui d’un si juste coup frappe nos ennemis,
Avez-vous distingué le cœur de vos amis ?
Hélas ! les vrais amis se taisent dans la foule ;
Il leur faut, pour s’ouvrir, que ce vain flot s’écoule.
Ô mon frère, ô mon maître, ils t’ont proclamé roi !
Dieu merci, quoique vieux, je puis encor te suivre,
Jeune soleil levant, si le ciel me fait vivre.
Je ne suis qu’un soldat, seigneur, excusez-moi.
Mon amitié vous blesse et vous est importune.
Ne partagez-vous point l’allégresse commune ?
Qui vous arrête ici ? Vous devez être las.
La peine et le danger font les joyeux repas.

LE CHŒUR, dans la maison.

xxxxxxxChantons, et faisons vacarme,
xxxComme il convient à de dignes buveurs.
xxxxxVivent ceux que le vin désarme !
xxxxxLes jours de combat ont leur charme ;
xxxxxMais la paix a bien ses douceurs.

GUNTHER.

Seigneur, mon cher seigneur, pourquoi ces regards sombres ?
Le vin coule et circule. — Entendez-vous ces chants ?
Des convives joyeux je vois flotter les ombres
Derrière ces vitraux de feux resplendissants.

LE CHŒUR, à la fenêtre.

Frank, pourquoi tardes-tu ? — Gunther, si notre troupe
Ne fait pas, sous ce toit, peur à vos cheveux blancs,
Soyez le bienvenu pour vider une coupe.
Nous sommes assez vieux pour oublier les ans.

GUNTHER.

La pâleur de la mort est sur votre visage,
Seigneur. — D’un noir souci votre esprit occupé
Méconnaît-il ma voix ? — De quel sombre nuage
Les rêves de la nuit l’ont-ils enveloppé ?

FRANK.

Fatigué de la route et du bruit de la guerre,
Ce matin de mon camp je me suis écarté :
J’avais soif ; mon cheval marchait dans la poussière,
Et sur le bord d’un puits je me suis arrêté.
J’ai trouvé sur un banc une femme endormie,
Une pauvre laitière, une enfant de quinze ans,
Que je connais, Gunther. Sa mère est mon amie.
J’ai passé de beaux jours chez ces bons paysans.
Le cher ange dormait les lèvres demi-closes. —
(Les lèvres des enfants s’ouvrent, comme les roses,
Au souffle de la nuit.) — Ses petits bras lassés
Avaient dans son panier roulé les mains ouvertes.
D’herbes et d’églantine elles étaient couvertes.
De quel rêve enfantin ses sens étaient bercés,
Je l’ignore. On eût dit qu’en tombant sur sa couche,
Elle avait à moitié laissé quelque chanson
Qui revenait encor voltiger sur sa bouche,
Comme un oiseau léger sur la fleur d’un buisson.
Nous étions seuls. — J’ai pris ses deux mains dans les miennes,
Je me suis incliné, — sans l’éveiller pourtant. —
Ô Gunther ! J’ai posé mes lèvres sur les siennes,
Et puis je suis parti, pleurant comme un enfant.