Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/La Coupe et les Lèvres/Acte quatrième

Premières Poésies (1829-1835)Charpentier (p. 244-262).
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ACTE QUATRIÈME


Scène PREMIÈRE

Devant le palais de Frank. La porte est tendue en noir.
— On dresse un catafalque.
FRANK, vêtu en moine et masqué ; deux serviteurs.
FRANK.

Que l’on apporte ici les cierges et la bière.
Souvenez-vous surtout que c’est moi qu’on enterre,
Moi, capitaine Frank, mort hier dans un duel.
Pas un mot, — ni regard, — ni haussement d’épaules ;
Pas un seul mouvement qui sorte de vos rôles.
Songez-y. — Je le veux.

Les serviteurs s’en vont.

Songez-y. — Je le veux.Eh bien ! juge éternel,
Je viens t’interroger. Les transports de la fièvre
N’agitent pas mon sein. — Je ne viens ni railler
Ni profaner la mort. — J’agis sans conseiller.
Regarde, et réponds-moi. — Je fais comme l’orfèvre
Qui frappe sur le marbre une pièce d’argent.
Il reconnaît au son la pure fonderie,
Et moi, je viens savoir quel son rendra ma vie,
Quand je la frapperai sur ce froid monument.
Déjà le jour paraît ; le soldat sort des tentes.
Maintenant le bois vert chante dans le foyer ;
Les rames du pêcheur et du contrebandier

Se lèvent, de terreur et d’espoir palpitantes.
Quelle agitation, quel bruit dans la cité !
Quel monstre remuant que cette humanité !
Sous ses dix mille toits, que de corps, que d’entrailles !
Que de sueurs sans but, que de sang, que de fiel !
Sais-tu pourquoi tu dors et pourquoi tu travailles,
Vieux monstre aux mille pieds, qui te crois éternel ?
Cet honnête cercueil a quelques pieds, je pense,
De plus que mon berceau. — Voilà leur différence.
Ah ! pourquoi mon esprit va-t-il toujours devant,
Lorsque mon corps agit ? Pourquoi dans ma poitrine
Ai-je un ver travailleur qui toujours creuse et mine,
Si bien que sous mes pieds tout manque en arrivant ?

Entre le chœur des soldats et du peuple[1].

LE CHŒUR.

On dit que Frank est mort. Quand donc ? comment s’appelle
Celui qui l’a tué ? Quelle était la querelle ?
On parle d’un combat. — Quand se sont-ils battus ?

FRANK, masqué.

À qui parlez-vous donc ? Il ne vous entend plus.

Il leur montre la bière.

LE CHŒUR, s’inclinant.

S’il est un meilleur monde au-dessus de nos têtes,
Ô Frank ! si du séjour des vents et des tempêtes
Ton âme sur ces monts plane et voltige encor ;
Si ces rideaux de pourpre et ces ardents nuages,
Que chasse dans l’éther le souffle des orages,

Sont des guerriers couchés dans leurs armures d’or,
Penche-toi, noble cœur, sur ces vertes collines,
Et vois tes compagnons briser leurs javelines
Sur cette froide terre, où ton corps est resté !

GUNTHER, accourant.

Quoi ! si brave et si jeune, et sitôt emporté !
Mon Frank ! est-ce bien vrai, messieurs ? Ah ! mort funeste !
Moi qui ne demandais qu’à vivre assez longtemps
Pour te voir accomplir ta mission céleste !
Me voilà seul au monde avec mes cheveux blancs !
Moi qui n’avais de jeune encor que ta jeunesse !
Moi qui n’aimais que toi ! Misérable vieillesse !
Je ne te verrai plus, mon Frank ! On t’a tué.

FRANK, à part.

Ce pauvre vieux Gunther, je l’avais oublié.

LE CHŒUR.

Qu’on voile les tambours, que le prêtre s’avance.
À genoux, compagnons, tête nue, et silence.
Qu’on dise devant nous la prière des morts.
Nous voulons au tombeau porter le capitaine.
Il est mort en soldat, sur la terre chrétienne.
L’âme appartient à Dieu ; l’armée aura le corps.

TROIS MOINES, s’avançant.

chant.


Le Seigneur sur l’ombre éternelle
Suspend son ardente prunelle,
Et, glorieuse sentinelle,
Attend les bons et les damnés.
Il sait qui tombe dans sa voie ;
Lorsqu’il jette au néant sa proie,
Il dit aux maux qu’il nous envoie :
« Comptez les morts que vous prenez. »

LE CHŒUR, à genoux.

Seigneur, j’ai plus péché que vous ne pardonnez.

LES MOINES.

Il dit aux épaisses batailles :
« Comptez vos chefs sans funérailles,
Qui pour cercueil ont les entrailles
De la panthère et du lion ;
Que le juste triomphe ou fuie,
Comptez, quand le glaive s’essuie,
Les morts tombés comme la pluie
Sur la montagne et le sillon. »


LE CHŒUR.

Seigneur, préservez-moi de la tentation.

LES MOINES.


« Car un jour de pitié profonde,
Ma parole, en terreur féconde,
Sur le pôle arrêtant le monde,
Les trépassés se lèveront ;
Et des mains vides de l’abîme
Tombera la frêle victime,
Qui criera : Grâce ! — et de son crime
Trouvera la tache à son front. »


LE CHŒUR.

Et mes dents grinceront ! mes os se sécheront !

LES MOINES.

Qu’il vienne d’en bas ou du faîte,
Selon le dire du prophète,
Justice à chacun sera faite,
Ainsi qu’il aura mérité ;
Or donc, gloire à Dieu notre père.
Si l’impie a vécu prospère,
Que le juste en son âme espère !
Gloire à la sainte Trinité !

FRANK, à part.

C’est une jonglerie atroce, en vérité !
Ô toi qui les entends, suprême intelligence,
Quelle pagode ils font de leur Dieu de vengeance !
Quel bourreau rancunier, brûlant à petit feu !
Toujours la peur du feu. — C’est bien l’esprit de Rome.
Ils vous diront après que leur Dieu s’est fait homme.
J’y reconnais plutôt l’homme qui s’est fait Dieu.

LE CHŒUR.

Notre tâche, messieurs, n’est pas encor remplie.
Nous avons pour son âme imploré le pardon :
Si l’un de nous connaît l’histoire de sa vie,
Qu’il s’avance et qu’il parle.

FRANK, à part.

Qu’il s’avance et qu’il parle.Ah ! nous y voilà donc !

UN OFFICIER, sortant des rangs.

Soldats et chevaliers, braves compagnons d’armes,
Si jamais homme au monde a mérité vos larmes,
C’est celui qui n’est plus. — Charle était mon ami.
J’ai le droit d’être fier dès qu’il s’agit de lui.
— Né dans un bourg obscur, au fond d’une chaumière,
Frank chez des montagnards vécut longtemps en frère,
En fils, — chéri de tous, et de tous bien venu.

FRANK, s’avançant.

Vous vous trompez, monsieur, vous l’avez mal connu.
Frank était détesté de tout le voisinage.
Est-il ici quelqu’un qui soit de son village ?
Demandez si c’est vrai. — Moi, j’en étais aussi.

LE PEUPLE.

Moine, n’interromps pas. — Cet homme est son ami.

LES SOLDATS.

C’est vrai que le cher homme avait l’âme un peu fière ;
S’il aimait ses voisins, il n’y paraissait guère ;

Un certain jour surtout qu’il brûla sa maison.
Je n’en ai jamais su, quant à moi, la raison.

L’OFFICIER.

Si Charle eut des défauts, ne troublons pas sa cendre.
Sont-ce de tels témoins qu’il nous convient d’entendre ?
Soldats, Frank se sentait une autre mission.
Qui jamais s’est montré plus vif dans l’action,
Plus fort dans le conseil ? — Qui jamais mieux que Charle
Prouva son éloquence à l’heure où le bras parle ?
Vous le savez, soldats, j’ai combattu sous lui ;
Je puis dire à mon tour : Moi, j’en étais aussi.
Une ardeur sans égale, un courage indomptable,
Un homme encor meilleur qu’il n’était redoutable,
Une âme de héros, — voilà ce que j’ai vu.

FRANK.

Vous vous trompez, monsieur, vous l’avez mal connu.
Frank n’a jamais été qu’un coureur d’aventure,
Qu’un fou, risquant sa vie et celle des soldats,
Pour briguer des honneurs qu’il ne méritait pas.
Né sans titres, sans bien, parti d’une masure,
Il faisait au combat ce qu’on fait aux brelans,
Il jouait tout ou rien, — la mort ou la fortune.
Ces gens-là bravent tout, — l’espèce en est commune ;
Ils inondent les ports, l’armée et les couvents.
Croyez-vous que ce Frank valût sa renommée ?
Qu’il respectât les lois ? qu’il aimât l’empereur ?
Il a vécu huit jours, avant d’être à l’armée,
Avec la Belcolor, comme un entremetteur.
Est-il ici quelqu’un qui dise le contraire ?

LES SOLDATS.

Ma foi ! depuis le jour qu’il a quitté son père,
C’est vrai que ledit Frank a fait plus d’un métier.
Nous la connaissons bien, nous, Monna Belcolore.

Elle couchait chez lui ; — nous l’avons vue hier.

LE PEUPLE.

Laissez parler le moine ! —

FRANK.

Laissez parler le moine ! — Il a fait pis encore :
Il a réduit son père à la mendicité.
Il avait besoin d’or pour cette courtisane ;
Le peu qu’il possédait, c’est là qu’il l’a porté.
Soldats, que faites-vous à celui qui profane
La cendre d’un bon fils et d’un homme de bien ?
J’ai mérité la mort, si ce crime est le mien.

LE PEUPLE.

Dis-nous la vérité, moine, et parle sans crainte.

FRANK.

Mais si les Tyroliens qui sont dans cette enceinte
Trouvent que j’ai raison, s’ils sont prêts au besoin
À faire comme moi, qui prends Dieu pour témoin…

LES TYROLIENS.

Oui, oui, nous l’attestons, Frank est un misérable.

FRANK.

Le jour qu’il refusa sa place à votre table,
Vous en souvenez-vous ?

LES TYROLIENS.

Vous en souvenez-vous ?Oui, oui, qu’il soit maudit !

FRANK.

Le jour qu’il a brûlé la maison de son père ?

LES SOLDATS.

Oui ! Le moine sait tout.

FRANK.

Oui ! Le moine sait tout.Et si, comme on le dit,
Il a tué Stranio sur le bord de la route…

LE PEUPLE.

Stranio, ce palatin que Brandel a trouvé

Au fond de la forêt, couché sur le pavé ?

FRANK.

C’est lui qui l’a tué !

LES SOLDATS.

C’est lui qui l’a tué !Pour le piller, sans doute !
Misérable assassin ! meurtrier sans pitié !

FRANK.

Et son orgueil de fer, l’avez-vous oublié ?

TOUS.

Jetons sa cendre au vent !

FRANK.

Jetons sa cendre au vent !Au vent le parricide !
Le coupeur de jarrets, l’incendiaire au vent !
Allons, brisons ceci.

Il ouvre la bière.

LE PEUPLE ET LES SOLDATS.

Allons, brisons ceci.Moine, la bière est vide.

FRANK, se démasquant.

La bière est vide ? alors c’est que Frank est vivant.

LES SOLDATS.

Capitaine, c’est vous !

FRANK, à l’officier.

Capitaine, c’est vous !Lieutenant, votre épée.
Vous avez laissé faire une étrange équipée.
Si j’avais été mort, où serais-je à présent ?
Vous ne savez donc pas qu’il y va de la tête ?
Au nom de l’empereur, monsieur, je vous arrête ;
Ramenez vos soldats, et rendez-vous au camp.

Tout le monde sort en silence.

FRANK, seul.

C’en est fait, — une soif ardente, inextinguible,
Dévorera mes os tant que j’existerai.
Ô mon Dieu ! tant d’efforts, un combat si terrible,

Un dévouement sans borne, un corps tout balafré…
Allons, un peu de calme, il n’est pas temps encore.
Qui vient de ce côté ? n’est-ce pas Belcolore ?
Ah ! ah ! nous allons voir ; — Tout n’est pas fini là.

Il remet son masque et recouvre la bière. — Entre Belcolore en grand deuil ; elle va s’agenouiller sur les marches du catafalque.

C’est bien elle ; elle approche, elle vient, — la voilà.
Voilà bien ce beau corps, cette épaule charnue,
Cette gorge superbe et toujours demi-nue,
Sous ces cheveux plaqués ce front stupide et fier,
Avec ces deux grands yeux qui sont d’un noir d’enfer.
Voilà bien la sirène et la prostituée ; —
Le type de l’égout ; — la machine inventée
Pour désopiler l’homme et pour boire son sang ;
La meule de pressoir de l’abrutissement.
Quelle atmosphère étrange on respire autour d’elle !
Elle épuise, elle tue, et n’en est que plus belle.
Deux anges destructeurs marchent à son côté ;
Doux et cruels tous deux, — la mort, — la volupté.
— Je me souviens encor de ces spasmes terribles,
De ces baisers muets, de ces muscles ardents,
De cet être absorbé, blême et serrant les dents.
S’ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.
Quel magnétisme impur peut-il donc en sortir ?
Toujours en l’embrassant j’ai désiré mourir.
— Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche
Planter le premier clou sous sa mamelle gauche !
Le cœur d’un homme vierge est un vase profond :
Lorsque la première eau qu’on y verse est impure,
La mer y passerait sans laver la souillure ;
Car l’abîme est immense, et la tache est au fond.

Il s’approche du tombeau.

Qui donc pleurez-vous là, madame ? êtes-vous veuve ?

BELCOLORE.

Veuve, vous l’avez dit, — de mes seules amours.

FRANK.

D’hier, apparemment, — car cette robe est neuve.
Comme le noir vous sied !

BELCOLORE.

Comme le noir vous sied !D’hier, et pour toujours.

FRANK.

Toujours, avez-vous dit ? — Ah ! Monna Belcolore,
Toujours, c’est bien longtemps.

BELCOLORE.

Toujours, c’est bien longtemps.D’où me connaissez-vous ?

FRANK.

De Naples, où cet hiver je te cherchais encore.
Naples est si beau, ma chère, et son ciel est si doux !
Tu devrais bien venir m’aider à m’y distraire.

BELCOLORE.

Je ne vous remets pas.

FRANK.

Je ne vous remets pas.Bon ! tu m’as oublié !
Je suis masqué, d’ailleurs, et que veux-tu, ma chère ?
Ton cœur est si peuplé, je m’y serai noyé.

BELCOLORE.

Passez votre chemin, moine, et laissez-moi seule.

FRANK.

Bon ! si tu pleures tant, tu deviendras bégueule.
Voyons, ma belle amie, à parler franchement,
Tu vas te trouver seule, et tu n’as plus d’amant.
Ton capitaine Frank n’avait ni sou ni maille.
C’était un bon soldat, charmant à la bataille ;
Mais quel pauvre écolier en matière d’amour !
Sentimental la nuit, et persifleur le jour.

BELCOLORE.

Tais-toi, moine insolent, si tu tiens à ton âme ;
Il n’est pas toujours bon de me parler ainsi.

FRANK.

Ma foi, les morts sont morts : — si vous voulez, madame,
Cette bourse est à vous, cette autre, et celle-ci ;
Et voilà le papier pour faire l’enveloppe.

Il couvre la bière d’or et de billets.

BELCOLORE.

Si je te disais oui, tu serais mal tombé.

FRANK, à part.

Ah ! voilà Jupiter qui tente Danaé.

Haut.

Je vous en avertis, je suis très misanthrope :
Je vous enfermerais dans le fond d’un palais.
J’ai l’humeur bilieuse, et je bats mes valets.
Quand je digère mal, j’entends qu’on m’obéisse.
J’aime qu’on soit joyeux lorsque j’ai la jaunisse,
Et, quand je ne dors pas, tout le monde est debout.
Je suis capricieux, — êtes-vous de mon goût ?

BELCOLORE.

Non, par la sainte croix !

FRANK.

Non, par la sainte croix !Si vous aimez les roubles,
Il m’en reste encor là, mais je n’ai que des doubles.

Il jette une autre bourse sur la bière.

BELCOLORE.

Tu me donnes cela ?

FRANK, à part.

Tu me donnes cela ?Voyez l’attraction !
Comme la chair est faible à la tentation !

Haut.

J’ai de plus un ulcère à côté de la bouche,

Qui m’a défiguré ; — je suis maigre, et je louche :
Mais ces misères-là ne te dégoûtent pas.

BELCOLORE.

Vous me faites frémir.

FRANK.

Vous me faites frémir.J’ai là, Dieu me pardonne,
Certain bracelet d’or qu’il faut que je vous donne :
Il ira bien, je pense, avec ce joli bras.

Il jette un bracelet sur la bière.

Cet ulcère est horrible, il m’a rongé la joue,
Il m’a brisé les dents. — J’étais laid, je l’avoue ;
Mais depuis que je l’ai, je suis vraiment hideux :
J’ai perdu mes sourcils, ma barbe et mes cheveux.

BELCOLORE.

Dieu de ciel, quelle horreur !

FRANK.

Dieu de ciel, quelle horreur !J’ai là, sous ma simarre,
Un collier de rubis d’une espèce assez rare.

Il jette un collier sur la bière.

BELCOLORE.

Il est fait à Paris ?

FRANK, à part.

Il est fait à Paris ?Voyez-vous le poisson,
Comme il vient à fleur d’eau reprendre l’hameçon !

Haut.

Si c’était tout, du moins ! Mais cette affreuse plaie
Me donne l’air d’un mort traîné sur une claie ;
Elle pompe mon sang, mes os sont cariés
De la nuque du crâne à la plante des pieds…

BELCOLORE.

Assez, au nom du ciel ! je vous demande grâce !

FRANK.

Si tu t’en vas, rends-moi ce que je t’ai donné.

BELCOLORE.

Vous mentez à plaisir.

FRANK.

Vous mentez à plaisir.Veux-tu que je t’embrasse ?

BELCOLORE.

Eh bien ! oui, je le veux.

FRANK, à part.

Eh bien ! oui, je le veux.Tu pâlis, Danaé.

Il lui prend la main.
Haut.

Regarde, mon enfant ; cette rue est déserte.
Dessous ce catafalque est un profond caveau.
Descendons-y tous deux ; la porte en est ouverte.

BELCOLORE.

Sous la maison de Frank !

FRANK, à part.

Sous la maison de Frank !— Pourquoi pas mon tombeau ?

Haut.

— Au fait, nous sommes seuls ; cette bière est solide.
Asseyons-nous dessus. — Nous serons en plein vent.
Qu’en dites-vous, mon cœur ?

Il écarte le drap mortuaire ; la bière s’ouvre.

BELCOLORE.

Qu’en dites-vous, mon cœur ?Moine, la bière est vide.

FRANK, se démasquant.

La bière est vide ? alors c’est que Frank est vivant.
— Va-t’en, prostituée, ou ton heure est venue !
— Va-t’en, ne parle pas ! ne te retourne pas !

Il la chasse son poignard à la main.

FRANK, seul.

Ta lame, ô mon stylet, est belle toute nue
Comme une belle vierge. — Ô mon cœur et mon bras,
Pourquoi donc tremblez-vous, et pourquoi l’un de l’autre

Vous approchez-vous donc, comme pour vous unir ?
Oui, c’était ma pensée ; — était-ce aussi la vôtre,
Providence de Dieu, que tout allait finir ?
— Et toi, morne tombeau, tu m’ouvres ta mâchoire.
Tu ris, spectre affamé. Je n’ai pas peur de toi.
Je renierai l’amour, la fortune et la gloire ;
Mais je crois au néant, comme je crois en moi.
Le soleil le sait bien, qu’il n’est sous la lumière
Qu’une immortalité, celle de la matière.
La poussière est à Dieu ; — le reste est au hasard.
Qu’a fait le vent du nord des cendres de César ?
Une herbe, un grain de blé, mon Dieu, voilà la vie.
Mais moi, fils du hasard, moi Frank, avoir été
Un petit monde, un tout, une forme pétrie,
Une lampe où brûlait l’ardente volonté,
Et que rien, après moi, ne reste sur le sable
Où l’ombre de mon corps se promène ici-bas ?
Rien ! pas même un enfant, un être périssable !
Rien qui puisse y clouer la trace de mes pas !
Rien qui puisse crier d’une voix éternelle
À ceux qui tetteront la commune mamelle :
Moi, votre frère aîné, je m’y suis suspendu !
Je l’ai tetée aussi, la vivace marâtre ;
Elle m’a, comme à vous, livré son sein d’albâtre…
— Et pourtant, jour de Dieu, si je l’avais mordu ?
Si je l’avais mordu, le sein de la nourrice ;
Si je l’avais meurtri d’une telle façon,
Qu’elle en puisse à jamais garder la cicatrice,
Et montrer sur son cœur les dents du nourrisson ?
Qu’importe le moyen, pourvu qu’on s’en souvienne ?
Le bien a pour tombeau l’ingratitude humaine.
Le mal est plus solide : Érostrate à raison.
Empédocle a vaincu les héros de l’histoire

Le jour qu’en se lançant dans le cœur de l’Etna,
Du plat de sa sandale il souffleta la gloire,
Et la fit trébucher si bien qu’elle y tomba.
Que lui faisait le reste ? Il a prouvé sa force.
Les siècles maintenant peuvent se remplacer ;
Il a si bien gravé son chiffre sur l’écorce,
Que l’arbre peut changer de peau sans l’effacer.
Les parchemins sacrés pourriront dans les livres,
Les marbres tomberont comme des hommes ivres,
Et la langue d’un peuple avec lui s’éteindra ;
Mais le nom de cet homme est comme une momie,
Sous les baumes puissants pour toujours endormie,
Sur laquelle jamais l’herbe ne poussera.
— Je ne veux pas mourir. Regarde-moi, Nature.
Ce sont deux bras nerveux que j’agite dans l’air.
C’est dans tous tes néants que j’ai trempé l’armure
Qui me protégera de ton glaive de fer.
J’ai faim. — Je ne veux pas quitter l’hôtellerie.
Allons, qu’on se remue, et qu’on me rassasie,
Ou sinon, je me fais l’intendant de ma faim.
Prends-y garde, je pars. — N’importe le chemin. —
Je marcherai, — j’irai, — partout où l’âme humaine
Est en spectacle, et souffre. — Ah ! la haine ! la haine !
La seule passion qui survive à l’espoir !
Tu m’as déjà hanté, boiteuse au manteau noir.
Nous nous sommes connus dans la maison de chaume ;
Mais je ne croyais pas que ton pâle fantôme,
De tous ceux qui dans l’air voltigeaient avec toi,
Dût être le dernier qui restât près de moi.
— Eh bien ! baise-moi donc, triste et fidèle amie.
Tu vois, j’ai soulevé les voiles de ma vie. —
Nous partirons ensemble ; et toi qui me suivras,
Comme une sœur pieuse, aux plus lointains climats,

Tu seras mon asile et mon expérience,
Si le doute, ce fruit tardif et sans saveur,
Est le dernier qu’on cueille à l’arbre de science,
Qu’ai-je à faire de plus, moi qui le porte au cœur ?
Le doute ! il est partout, et le courant l’entraîne,
Ce linceul transparent, que l’incrédulité
Sur le bord de la tombe a laissé par pitié
Au cadavre flétri de l’espérance humaine !
— Ô siècles à venir ! Quel est donc votre sort ?
La gloire comme une ombre au ciel est remontée,
L’amour n’existe plus ; — la vie est dévastée, —
Et l’homme, resté seul, ne croit plus qu’à la mort.
— Tel que dans un pillage, en un jour de colère,
On voit, à la lueur d’un flambeau funéraire,
Des meurtriers, courbés dans un silence affreux,
Égorger une vierge, et dans ses longs cheveux
Plonger leurs mains de sang ; la frêle créature
Tombe comme un roseau sur ses bras mutilés : —
Tels les analyseurs égorgent la nature
Silencieusement, sous les cieux dépeuplés.
— Que vous restera-t-il, enfants de nos entrailles,
Le jour où vous viendrez suivre les funérailles
De cette moribonde et vieille humanité ?
Ah ! tu nous maudiras, pâle postérité !
Nos femmes ne mettront que des vieillards au monde.
Ils frapperont la terre avant de s’y coucher ;
Puis ils crieront à Dieu : Père, elle était féconde.
À qui donc as-tu dit de nous la dessécher ?
— Mais vous, analyseurs, persévérants sophistes,
Quand vous aurez tari tous les puits des déserts,
Quand vous aurez prouvé que ce large univers
N’est qu’un mort étendu sous les anatomistes ;
Quand vous nous aurez fait de la création

Un cimetière en ordre, où tout aura sa place,
Où vous aurez sculpté, de votre main de glace,
Sur tous les monuments la même inscription ;
Vous, que ferez-vous donc, dans les sombres allées
De ce jardin muet ? — Les plantes désolées
Ne voudront plus aimer, nourrir, ni concevoir ; —
Les feuilles des forêts tomberont une à une, —
Et vous, noirs fossoyeurs, sur la bière commune
Pour ergoter encor vous viendrez vous asseoir ;
Vous vous entretiendrez de l’homme perfectible ; —
Vous galvaniserez ce cadavre insensible,
Habiles vermisseaux, quand vous l’aurez rongé ;
Vous lui commanderez de marcher sur sa tombe,
À cette ombre d’un jour, — jusqu’à ce qu’elle tombe
Comme une masse inerte, et que Dieu soit vengé.
— Ah ! vous avez voulu faire les Prométhées ;
Et vous êtes venus, les mains ensanglantées,
Refondre et repétrir l’œuvre du Créateur !
Il valait mieux que vous, ce hardi tentateur,
Lorsque ayant fait son homme, et le voyant sans âme,
Il releva la tête et demanda le feu.
Vous, votre homme était fait ! vous, vous aviez la flamme !
Et vous avez soufflé sur le souffle de Dieu.
— Le mépris, Dieu puissant, voilà donc la science !
L’éternelle sagesse est l’éternel silence ;
Et nous aurons réduit, quand tout sera compté,
Le balancier de l’âme à l’immobilité.
— Quel hideux océan est-ce donc que la vie,
Pour qu’il faille y marcher à la superficie,
Et glisser au soleil en effleurant les eaux,
Comme ce fils de Dieu qui marchait sur les flots ?
Quels monstres effrayants, quels difformes reptiles
Labourent donc les mers sous les pieds des nageurs,

Pour qu’on trouve toujours les vagues si tranquilles,
Et la pâleur des morts sur le front des plongeurs ?
A-t-elle assez traîné, cette éternelle histoire
Du néant de l’amour, du néant de la gloire,
Et de l’enfant prodigue auprès de ses pourceaux !
Ah ! sur combien de lits, sur combien de berceaux,
Elle est venue errer, d’une voix lamentable,
Cette complainte usée et toujours véritable,
De tous les insensés que l’espoir a conduit !
— Pareil à ce Gygès, qui fuyait dans la nuit
Le fantôme royal de la pâle baigneuse
Livrée un seul instant à son ardent regard,
Le jeune ambitieux porte une plaie affreuse,
Tendre encor, mais profonde, et qui saigne à l’écart.
Ce qu’il fait, ce qu’il voit des choses de la vie,
Tout le porte, l’entraîne à son but idéal,
Clarté fuyant toujours, et toujours poursuivie,
Étrange idole, à qui tout sert de piédestal.
Mais si tout en courant, la force l’abandonne,
S’il se retourne, et songe aux êtres d’ici-bas,
Il trouve tout à coup que ce qui l’environne
Est demeuré si loin, qu’il n’y reviendra pas.
C’est alors qu’il comprend l’effet de son vertige,
Et que, s’il ne regarde au ciel, il va tomber.
Il marche ; — son génie à poursuivre l’oblige ; —
Il marche, et le terrain commence à surplomber. —
Enfin, — mais n’est-il pas une heure dans la vie
Où le génie humain rencontre la folie ? —
Ils luttent corps à corps sur un rocher glissant.
Tous deux y sont montés, mais un seul redescend.
— Ô mondes, ô Saturne, immobiles étoiles,
Magnifique univers, en est-ce ainsi partout ?
Ô nuit, profonde nuit, spectre toujours debout,

Large création, quand tu lèves tes voiles
Pour te considérer dans ton immensité,
Vois-tu du haut en bas la même nudité ?
— Dis-moi donc, en ce cas, dis-moi, mère imprudente,
Pourquoi m’obsèdes-tu de cette soif ardente,
Si tu ne connais pas de source où l’étancher ?
Il fallait la créer, marâtre, ou la chercher.
L’arbuste a sa rosée, et l’aigle a sa pâture.
Et moi, que t’ai-je fait pour m’oublier ainsi ?
Pourquoi les arbrisseaux n’ont-ils pas soif aussi ?
Pourquoi forger la flèche, éternelle Nature,
Si tu savais toi-même, avant de la lancer,
Que tu la dirigeais vers un but impossible,
Et que le dard parti de ta corde terrible,
Sans rencontrer l’oiseau, pouvait te traverser ?
— Mais cela te plaisait. — C’était réglé d’avance.
Ah ! le vent du matin ! le souffle du printemps !
C’est le cri des vieillards. — Moi, mon Dieu, j’ai vingt ans !
— Oh ! si tu vas mourir, ange de l’espérance,
Sur mon cœur, en partant, viens encor te poser ;
Donne-moi tes adieux et ton dernier baiser.
Viens à moi. — Je suis jeune, et j’aime encor la vie.
Intercède pour moi ; — demande si les cieux
Ont une goutte d’eau pour une fleur flétrie. —
Bel ange, en la buvant, nous mourrons tous les deux.

Il se jette à genoux ; un bouquet tombe de son sein.

Qui me jette à mes pieds mon bouquet d’églantine ?
As-tu donc si longtemps vécu sur ma poitrine,
Pauvre herbe ! — C’est ainsi que ma Déidamia
Sur le bord de la route à mes pieds te jeta.

  1. Frank, durant cette scène, doit déguiser sa voix. Je prie ceux qui la trouveraient invraisemblable d’aller au bal de l’Opéra. Un de mes amis fit déguiser sa servante au carnaval et la plaça dans son salon, au milieu d’un bal où personne n’était masqué. On ne lui avait mis qu’un petit masque sans barbe qui ne cachait point la bouche ; et cependant elle dansa presque deux heures entières, sans être reconnue, avec des jeunes gens à qui elle avait apporté deux cents verres d’eau dans sa vie.