Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/La Coupe et les Lèvres/Acte Second

Premières Poésies (1829-1835)Charpentier (p. 229-238).
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ACTE DEUXIÈME


Scène PREMIÈRE

Un salon.
FRANK, devant une table chargée d’or

De tous les fils secrets qui font mouvoir la vie,
Ô toi, le plus subtil et le plus merveilleux !
Or ! principe de tout, larme au soleil ravie !
Seul dieu toujours vivant, parmi tant de faux dieux !
Méduse, dont l’aspect change le cœur en pierre,
Et fait tomber en poudre aux pieds de la rosière
La robe d’innocence et de virginité ! —
Sublime corrupteur ! — Clef de la volonté ! —
Laisse-moi t’admirer ! — parle-moi, — viens me dire
Que l’honneur n’est qu’un mot, que la vertu n’est rien ; —
Que, dès qu’on te possède, on est homme de bien ; —
Que rien n’est vrai que toi ! — Qu’un esprit en délire
Ne saurait inventer de rêves si hardis,
Si monstrueusement en dehors du possible,
Que tu ne puisse encor sur ton levier terrible
Soulever l’univers, pour qu’ils soient accomplis !
— Que de gens cependant n’ont jamais vu qu’en songe
Ce que j’ai devant moi ! — Comme le cœur se plonge
Avec ravissement dans un monceau pareil ! —
Tout cela, c’est à moi ; — les sphères et les mondes

Danseront un millier de valses et de rondes,
Avant qu’un coup semblable ait lieu sous le soleil[1].
Ah ! mon cœur est noyé ! — Je commence à comprendre
Ce qui fait qu’un mourant que le frisson va prendre
À regarder son or trouve encor des douceurs,
Et pourquoi les vieillards se font enfouisseurs.

Comptant.

Quinze mille en argent, — le reste en signature.
C’est un coup du destin. — Quelle étrange aventure !
Que ferais-je aujourd’hui, qu’aurais-je fait demain,
Si je n’avais trouvé Stranio sur mon chemin ?
Je tue un grand seigneur, et lui prends sa maîtresse ;
Je m’enivre chez elle, et l’on me mène au jeu.
À jeun, j’aurais perdu, — je gagne dans l’ivresse ;
Je gagne et je me lève. — Ah ! c’est un coup de Dieu.

Il ouvre la fenêtre.

Je voudrais bien me voir passer sous ma fenêtre
Tel que j’étais hier. — Moi, Frank, seigneur et maître
De ce vaste logis, possesseur d’un trésor,
Voir passer là-dessous Frank le coureur de lièvres,
Frank le pauvre, l’œil morne et la faim sur les lèvres,
Le voir tendre la main et lui jeter cet or.
Tiens, Frank, tiens, mendiant, prends cela, pauvre hère.

Il prend une poignée d’or.

Il me semble en honneur que le ciel et la terre
Ne sauraient plus m’offrir que ce qui me convient,
Et que depuis hier le monde m’appartient.

Exit.



Scène II

Une route.
MONTAGNARDS, passant.
Chanson de chasse dans le lointain.


Chasseur, hardi chasseur, que vois-tu dans l’espace ?
Mes chiens grattent la terre et cherchent une trace.
Debout, mes cavaliers ! c’est le pied du chamois. —
Le chamois s’est levé. — Que ma maîtresse est belle ! —
Le chamois tremble et fuit. — Que Dieu veille sur elle ! —
Le chamois rompt la meute et s’enfuit dans le bois. —
Je voudrais par la main tenir ma belle amie. —
La meute et le chamois traversent la prairie :
Hallali, compagnons, la victoire est à nous ! —
Que ma maîtresse est belle, et que ses yeux sont doux !

LE CHOEUR

Amis, dans ce palais, sur la place où nous sommes,
Respire le premier et le dernier des hommes,
Frank, qui vécut vingt ans comme un hardi chasseur.
Aujourd’hui dans les fers d’une prostituée,
Que fait-il ? — Nuit et jour cette enceinte est fermée.
La solitude y règne, image de la mort.
Quelquefois seulement, quand la nuit est venue,
On voit à la fenêtre une femme inconnue
Livrer ses cheveux noirs aux vents affreux du nord.
— Frank n’est plus ! sur les monts nul ne l’a vu paraître.
Puisse-t-il s’éveiller ! — Puisse-t-il reconnaître
La voix des temps passés ! — Frères, pleurons sur lui.
Charles ne viendra plus, au joyeux hallali,

Entouré de ses chiens sur les herbes sanglantes,
Découdre, les bras nus, les biches expirantes,
S’asseoir au rendez-vous, et boire dans ses mains
La neige des glaciers, vierge de pas humains.

Exeunt.



Scène III

La nuit. — Une terrasse au bord d’un chemin.
MONNA BELCOLORE, FRANK, assis dans un kiosque.
BELCOLORE.

Dors, ô pâle jeune homme, épargne ta faiblesse :
Pose jusqu’à demain ton cœur sur ta maîtresse ;
La force t’abandonne, et le jour va venir.
Carlo, tes beaux yeux bleus sont las, — tu vas dormir.

FRANK.

Non, le jour ne vient pas, — non, je veille et je brûle !
Ô Belcolor, le feu dans mes veines circule.
Mon cœur languit d’amour, et, si le temps s’enfuit,
Que m’importe ce ciel, et son jour et sa nuit ?

BELCOLORE.

Ah ! Carlo, mon Carlo, ta tête chancelante
Va tomber dans mes mains, sur ta coupe brûlante.
Tu t’endors, tu te meurs, tu t’enfuis loin de moi
Ah ! lâche efféminé, tu t’endors malgré toi.

FRANK.

Oui, le jour va venir. — Ô ma belle maîtresse !
Je me meurs ; oui, je suis sans force et sans jeunesse,
Une ombre de moi-même, un reste, un vain reflet,
Et quelquefois la nuit mon spectre m’apparaît.

Mon Dieu ! si jeune hier, aujourd’hui je succombe.
C’est toi qui m’as tué, ton beau corps est ma tombe
Mes baisers sur ta lèvre en ont usé le seuil.
De tes longs cheveux noirs tu m’as fait un linceul.
Éloigne ces flambeaux, — entr’ouvre la fenêtre.
Laisse entrer le soleil, c’est mon dernier peut-être.
Laisse-le-moi chercher, laisse-moi dire adieu
À ce beau ciel si pur, qu’il a fait croire en Dieu.

BELCOLORE.

Pourquoi me gardes-tu, si c’est moi qui te tue,
Et si tu te crois mort pour deux nuits de plaisir ?

FRANK.

Tous les amants heureux ont parlé de mourir.
Toi, me tuer, mon Dieu ! Du jour où je t’ai vue,
Ma vie a commencé ; le reste n’était rien ;
Et mon cœur n’a jamais battu que sur le tien.
Tu m’as fait riche, heureux, tu m’as ouvert le monde.
Regarde, ô mon amour ! quelle superbe nuit !
Devant de tels témoins qu’importe ce qu’on dit,
Pourvu que l’âme parle et que l’âme réponde ?
L’ange des nuits d’amour est un ange muet.

BELCOLORE.

Combien as-tu gagné ce soir au lansquenet ?

FRANK.

Qu’importe ? Je ne sais. — Je n’ai plus de mémoire.
Voyons, — viens dans mes bras, — laisse-moi t’admirer. —
Parle, — réveille-moi, conte-moi ton histoire —
Quelle superbe nuit ! je suis prêt à pleurer.

BELCOLORE.

Si tu veux t’éveiller, dis-moi plutôt la tienne.

FRANK.

Nous sommes trop heureux pour que je m’en souvienne.
Que dirais-je, d’ailleurs ? Ce qui fait les récits,

Ce sont des actions, des périls, dont l’empire
Est vivace, et résiste à l’heure des oublis.
Mais moi qui n’ai rien vu, rien fait, qu’ai-je à te dire ?
L’histoire de ma vie est celle de mon cœur ;
C’est un pays étrange où je fus voyageur.
Ah ! soutiens-moi le front, la force m’abandonne !
Parle, parle, je veux t’entendre jusqu’au bout.
Allons, un beau baiser, et c’est moi qui le donne,
Un baiser pour ta vie, et qu’on me dise tout.

BELCOLORE, soupirant.

Ah ! je n’ai pas toujours vécu comme l’on pense.
Ma famille était noble, et puissante à Florence.
On nous a ruinés ; — ce n’est que le malheur
Qui m’a forcée à vivre aux dépens de l’honneur…
Mon cœur n’était pas fait…

FRANK, se détournant.

Mon cœur n’était pas fait…Toujours la même histoire !
Voici peut-être ici la vingtième catin
À qui je la demande, et toujours ce refrain !
Qui donc ont-elles vu d’assez sot pour y croire ?
Mon Dieu ! dans quel bourbier me suis-je donc jeté ?
J’avais cru celle-ci plus forte, en vérité !

BELCOLORE

Quand mon père mourut…

FRANK.

Quand mon père mourut…Assez, je t’en supplie.
Je me ferai conter le reste par Julie
Au premier carrefour où je la trouverai.

Tous deux restent en silence, quelques temps.

Dis-moi, ce fameux jour que tu m’as rencontré,
Pourquoi, par quel hasard, — par quelle sympathie
T’es-tu de m’emmener senti la fantaisie ?
J’étais couvert de sang, poudreux, et mal vêtu.

BELCOLORE.

Je te l’ai déjà dit, tu t’étais bien battu.

FRANK.

Parlons sincèrement, — je t’ai semblé robuste.
Tes yeux, ma chère enfant, n’ont pas deviné juste.
Je comprends qu’une femme aime les portefaix ;
C’est un goût comme un autre, il est dans la nature.
Mais moi, si j’étais femme, et si je les aimais,
Je n’irais pas chercher mes gens à l’aventure,
J’irais tout simplement les prendre aux cabarets :
J’en ferais lutter six, et puis je choisirais.
Encore un mot : cet homme à qui je t’ai volée
T’entretenait sans doute, — il était ton amant ?

BELCOLORE.

Oui.

FRANK.

Oui. — Cette affreuse mort ne t’a pas désolée ?
Cet homme, il m’en souvient, râlait horriblement.
L’œil gauche était crevé, — le pommeau de l’épée
Avait ouvert le front, — la gorge était coupée.
Sous les pieds des chevaux l’homme était étendu.
Comme un lierre arraché qui rampe et qui se traîne
Pour se suspendre encore à l’écorce d’un chêne,
Ainsi ce malheureux se traînait suspendu
Aux restes de sa vie. — Et toi, ce meurtre infâme
Ne t’a pas de dégoût levé le cœur et l’âme ?
Tu n’as pas dit un mot, tu n’as pas fait un pas !

BELCOLORE.

Prétends-tu me prouver que j’aie un cœur de pierre ?

FRANK.

Et ce que je te dis ne te le lève pas !

BELCOLORE.

Je hais les mots grossiers — ce n’est pas ma manière.

Mais, quand il n’en faut qu’un, je n’en dis jamais deux.
Frank, tu ne m’aimes plus.

FRANK.

Frank, tu ne m’aimes plus.Qui ? moi ? Je vous adore.
J’ai lu, je ne sais où, ma chère Belcolore,
Que les plus doux instants pour deux amants heureux,
Ce sont les entretiens d’une nuit d’insomnie,
Pendant l’enivrement qui succède au plaisir.
Quand les sens apaisés sont morts pour le désir ;
Quand, la main à la main, et l’âme à l’âme unie,
On ne fait plus qu’un être, et qu’on sent s’élever
Ce parfum du bonheur qui fait longtemps rêver ;
Quand l’amie, en prenant la place de l’amante,
Laisse son bien-aimé regarder dans son cœur,
Comme une fraîche source, où l’onde est confiante,
Laisse sa pureté trahir sa profondeur.
C’est alors qu’on connaît le prix de ce qu’on aime,
Que du choix qu’on a fait on s’estime soi-même,
Et que dans un doux songe on peut fermer les yeux !
N’est-ce pas, Belcolor ? n’est-ce pas, mon amie ?

BELCOLORE.

Laisse-moi.

FRANK.

Laisse-moi.N’est-ce pas que nous sommes heureux ?
Mais, j’y pense ! — il est temps de régler notre vie.
Comme on ne peut compter sur les jeux de hasard,
Nous piperons d’abord quelque honnête vieillard,
Qui fournira le vin, les meubles et la table.
Il gardera la nuit, et moi j’aurai le jour.
Tu pourras bien parfois lui jouer quelque tour,
J’entends quelque bon tour, adroit et profitable.
Il aura des amis que nous pourrons griser ;
Tu seras le chasseur, et moi, le lévrier.

Avant tout, pour la chambre, une fille discrète,
Capable de huiler une porte secrète ;
Mais nous la paierons bien ; aujourd’hui tout se vend.
Quant à moi, je serai le chevalier servant.
Nous ferons à nous deux la perle des ménages.

BELCOLORE.

Ou tu vas en finir avec tes persiflages,
Ou je vais tout à l’heure en finir avec toi.
Veux-tu faire la paix ? Je ne suis pas boudeuse,
Voyons, viens m’embrasser.

FRANK.

Voyons, viens m’embrasser.Cette fille est hideuse…
Mon Dieu, deux jours plus tard, c’en était fait de moi !

Il va s’appuyer sur la terrasse ; un soldat passe à cheval sur la route.
LE SOLDAT, chante.


Un soldat qui va son chemin
Se raille du tonnerre.
Il tient son sabre d’une main,
Et de l’autre son verre.
Quand il meurt, on le porte en terre
Comme un seigneur.
Son cœur est à son amie,
Son bras est à sa patrie,
Et sa tête à l’empereur.

FRANK, l’appelle.


Holà, l’ami ! deux mots. — Vous semblez un compère
De bonne contenance, et de joyeuse humeur.
Vos braves compagnons vont-ils entrer en guerre ?
Dans quelle place forte est donc votre empereur ?

LE SOLDAT.

À Glurens. — Dans deux jours nous serons en campagne.
Je rejoins de ce pas ma corporation.

FRANK.

Venez-vous de la plaine, ou bien de la montagne ?
Connaissez-vous mon père, et savez-vous mon nom ?

LE SOLDAT.

Oh ! je vous connais bien. — Vous êtes du village
Vis-à-vis le moulin. — Que faites-vous donc là ?
Venez-vous avec nous ?

FRANK.

Venez-vous avec nous ?Oui, certe, et me voilà.

Il descend dans le chemin.

Je ne me suis pas mis en habit de voyage ;
Vous me prêterez bien un vieux sabre là-bas ?

À Belcolore.

Adieu, ma belle enfant, je ne souperai pas.

LE SOLDAT.

On vous équipera. — Montez toujours en croupe.
Parbleu ! compagnon Frank, vous manquiez à la troupe.
Ah çà ! dites-moi donc, tout en nous en allant,
S’il est vrai qu’un beau soir…

Ils partent au galop.

BELCOLORE, sur le balcon.
S’il est vrai qu’un beau soir…Je l’aime cependant.
  1. La terre pourra faire plus de mille danses, etc., etc.
    SCHILLER.