Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/La Coupe et les Lèvres/Acte Premier

Premières Poésies (1829-1835)Charpentier (p. 218-228).
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ACTE PREMIER


Scène PREMIÈRE

Une place publique. — Un grand feu allumé au milieu.
LES CHASSEURS, FRANK.
LE CHŒUR

Pâle comme l’amour, et de pleurs arrosée,
La nuit aux pieds d’argent descend dans la rosée.
Le brouillard monte au ciel, et le soleil s’enfuit.
Éveillons le plaisir, son aurore est la nuit !
Diane a protégé notre course lointaine.
Chargés d’un lourd butin, nous marchons avec peine ;
Amis, reposons-nous ; — déjà, le verre en main,
Nos frères sous ce toit commencent leur festin.

FRANK

Moi, je n’ai rien tué ; — la ronce et la bruyère
Ont déchiré mes mains ; — mon chien, sur la poussière,
A léché dans mon sang la trace de mes pas.

LE CHŒUR

Ami, les jours entre eux ne se ressemblent pas.
Approche, et viens grossir notre joyeuse troupe.
L’amitié, camarade, est semblable à la coupe
Qui passe, au coin du feu, de la main à la main.
L’un y boit son bonheur, et l’autre sa misère ;
Le ciel a mis l’oubli pour tous au fond du verre ;
Je suis heureux ce soir, tu le seras demain.

FRANK

Mes malheurs sont à moi, je ne prends pas les vôtres.
Je ne sais pas encor vivre aux dépens des autres ;
J’attendrai pour cela qu’on m’ait coupé les mains.
Je ne ferai jamais qu’un maigre parasite,
Car ce n’est qu’un long jeûne et qu’une faim maudite
Qui me feront courir à l’odeur des festins.
Je tire mieux que vous, et j’ai meilleure vue.
Pourquoi ne vois-je rien ? voilà la question.
Suis-je un épouvantail ? — ou bien l’occasion,
Cette prostituée, est-elle devenue
Si boiteuse et si chauve, à force de courir,
Qu’on ne puisse à la nuque une fois la saisir ?
J’ai cherché comme vous le chevreuil dans la plaine, —
Mon voisin l’a tué, mais je ne l’ai pas vu.

LE CHŒUR

Et si c’est ton voisin, pourquoi le maudis-tu ?
C’est la communauté qui fait la force humaine.
Frank, n’irrite pas Dieu, — le roseau doit plier.
L’homme sans patience est la lampe sans huile,
Et l’orgueil en colère est mauvais conseiller.

FRANK

Votre communauté me soulève la bile.
Je n’en suis pas encore à mendier mon pain.
Mordieu ! voilà de l’or, messieurs, j’ai de quoi vivre.
S’il plaît à l’ennemi des hommes de me suivre,
Il peut s’attendre encore à faire du chemin.
Il faut être bâtard pour coudre sa misère
Aux misères d’autrui. — Suis-je un esclave ou non ?
Le pacte social n’est pas de ma façon :
Je ne l’ai pas signé dans le sein de ma mère.
Si les autres ont peu, pourquoi n’aurais-je rien ?
Vous qui parlez de Dieu, vous blasphémez le mien.

Tout nous vient de l’orgueil, même la patience.
L’orgueil, c’est la pudeur des femmes, la constance
Du soldat dans le rang, du martyr sur la croix.
L’orgueil, c’est la vertu, l’honneur et le génie ;
C’est ce qui reste encore d’un peu beau dans la vie,
La probité du pauvre et la grandeur des rois.
Je voudrais bien savoir, nous tous tant que nous sommes,
Et moi tout le premier, à quoi nous sommes bons.
Voyez-vous ce ciel pâle, au delà de ces monts ?
Là, du soir au matin, fument autour des hommes
Ces vastes alambics qu’on nomme les cités.
Intrigues, passions, périls et voluptés,
Toute la vie est là, — tout en sort, tout y rentre.
Tout se disperse ailleurs, et là tout se concentre.
L’homme y presse ses jours pour en boire le vin,
Comme le vigneron presse et tord son raisin.

LE CHŒUR

Frank, une ambition terrible te dévore.
Ta pauvreté superbe elle-même s’abhorre ;
Tu te hais, vagabond, dans ton orgueil de roi,
Et tu hais ton voisin d’être semblable à toi.
Parle, aimes-tu ton père ? aimes-tu ta patrie ?
Au souffle du matin sens-tu ton cœur frémir,
Et t’agenouilles-tu lorsque tu vas dormir ?
De quel sang es-tu fait, pour marcher dans la vie
Comme un homme de bronze, et pour que l’amitié,
L’amour, la confiance et la douce pitié
Viennent toujours glisser sur ton être insensible,
Comme des gouttes d’eau sur un marbre poli ?
Ah ! celui-là vit mal qui ne vit que pour lui.
L’âme, rayon du ciel, prisonnière invisible,
Souffre dans son cachot de sanglantes douleurs.
Du fond de son exil elle cherche ses sœurs ;

Et les pleurs et les chants sont les voix éternelles
De ces filles de Dieu qui s’appellent entre elles.

FRANK

Chantez donc, et pleurez, si c’est votre souci.
Ma malédiction n’est pas bien redoutable ;
Telle qu’elle est pourtant je vous la donne ici.
Nous allons boire un toast, en nous mettant à table,
Et je vais le porter :

Prenant un verre.

Et je vais le porter :Malheur aux nouveau-nés !
Maudit soit le travail ! maudite l’espérance !
Malheur au coin de terre où germe la semence,
Où tombe la sueur de deux bras décharnés !
Maudits soient les liens du sang et de la vie !
Maudite la famille et la société !
Malheur à la maison, malheur à la cité,
Et malédiction sur la mère patrie !

UN AUTRE CHŒUR, sortant d’une maison.

Qui parle ainsi ? qui vient jeter sur notre toit,
À cette heure de nuit, ces clameurs monstrueuses,
Et nous sonner ainsi les trompettes hideuses[1]
Des malédictions ? — Frank, réponds, est-ce toi ?
Ce n’est pas d’aujourd’hui que je connais ta vie.
Tu n’es qu’un paresseux plein d’orgueil et d’envie.
Mais de quel droit viens-tu troubler des gens de bien ?
Tu hais notre métier, Judas ! et nous, le tien.
Que ne vas-tu courir et tenter la fortune,
Si le toit de ton père est trop bas pour ton front ?
Ton orgueil est scellé comme un cercueil de plomb.
Tu crois punir le ciel en lui gardant rancune ;
Et tout ce que tu peux, c’est de roidir tes bras

Pour blasphémer un Dieu qui ne t’aperçoit pas.
Travailles-tu pour vivre, et pour t’aider toi-même ?
Ne te souviens-tu pas que l’ange du blasphème
Est de tous les déchus le plus audacieux,
Et qu’avant de maudire il est tombé des cieux ?

TOUS LES CHASSEURS

Pourquoi refuses-tu ta place à notre table ?

FRANK, à l’un d’eux.

Hélas ! noble seigneur, soyez-moi charitable !
Un denier, s’il vous plaît, j’ai bien soif et bien faim.
Rien qu’un pauvre denier pour m’acheter du pain.

LE CHŒUR

Te fais-tu le bouffon de ta propre détresse ?

FRANK

Seigneur, si vous avez une belle maîtresse,
Je puis la célébrer, et chanter tour à tour
La médiocrité, l’innocence et l’amour.
C’est bien le moins qu’un pauvre égaye un peu son hôte ;
S’il est pauvre, après tout, s’il a faim, c’est sa faute.
Mais croyez-vous qu’il soit prudent et généreux
De jeter des pavés sur l’homme qui se noie ?
Il ne faut pas pousser à bout les malheureux.

LE CHŒUR

À quel sombre démon ton âme est-elle en proie ?
Tu railles tristement et misérablement.

FRANK

Car si ces malheureux ont quelque orgueil dans l’âme,
S’ils ne sont pas pétris d’une argile de femme,
S’ils ont un cœur, s’ils ont des bras, ou seulement
S’ils portent par hasard une arme à la ceinture…

LE CHŒUR

Que veut dire ceci ? veux-tu nous provoquer ?

FRANK.

Un poignard peut se tordre, et le coup peut manquer.
Mais si, las de lui-même et de sa vie obscure,
Le pauvre qu’on insulte allait prendre un tison,
Et le porter en feu dans sa propre maison !

Il prend une bûche embrasée dans le feu allumé sur la place,
et la jette dans sa chaumière

Sa maison est à lui, — c’est le toit de son père,
C’est son toit, — c’est son bien, — le tombeau solitaire
Des rêves de ses jours, des larmes de ses nuits ;
Le feu doit y rester, si c’est lui qui l’a mis.

LE CHOEUR.

Agis-tu dans la fièvre ? Arrête, incendiaire !
Veux-tu du même coup brûler la ville entière ?
Arrête ! — où nos enfants dormiront-ils demain ?

FRANK.

Me voici sur le seuil, mon épée à la main.
Approchez maintenant, fussiez-vous une armée.
Quand l’univers devrait s’en aller en fumée,
Tonnerre et sang ! je fais un spectre du premier
Qui jette un verre d’eau sur un brin de fumier.
Ah ! vous croyez, messieurs, si je vous importune,
Qu’on peut impunément me chasser comme un chien ?
Ne m’avez-vous pas dit d’aller chercher fortune ?
J’y vais. — Vous l’avez dit, vous qui n’en feriez rien ;
Moi, je le fais, — je pars. — J’illumine la ville.
J’en aurai le plaisir, en m’en allant ce soir,
De la voir de plus loin, s’il me plaît de la voir.
Je ne fais pas ici de folie inutile :
Ceux qui m’ont accusé de paresse et d’orgueil
Ont dit la vérité. — Tant que cette chaumière
Demeurera debout, ce sera mon cercueil.
Ce petit toit, messieurs, ces quatre murs de pierre,

C’était mon patrimoine, et c’est assez longtemps
Pour aimer son fumier, que d’y dormir vingt ans.
Je le brûle, et je pars ; — c’est moi, c’est mon fantôme
Que je disperse aux vents avec ce toit de chaume.
— Maintenant, vents du nord, vous n’avez qu’à souffler ;
Depuis assez longtemps, dans les nuits de tempête,
Vous venez ébranler ma porte et m’appeler.
Frères, je viens à vous, — je vous livre ma tête.
Je pars, — et désormais que Dieu montre à mes pas
Leur route, — ou le hasard, si Dieu n’existe pas !

Il sort en courant.



Scène II

Une plaine. — Frank rencontre une jeune fille.
LA JEUNE FILLE

Bonsoir, Frank, où vas-tu ? la plaine est solitaire.
Qu’as-tu fait de tes chiens, imprudent montagnard ?

FRANK

Bonsoir, Déidamia, qu’as-tu fait de ta mère ?
Prudente jeune fille, où t’en vas-tu si tard ?

LA JEUNE FILLE

J’ai cueilli sur ma route un bouquet d’églantine ;
Mais la neige et les vents l’ont fané sur mon cœur.
Le voilà, si tu veux, pour te porter bonheur.

Elle lui jette son bouquet.

FRANK, seul, ramassant le bouquet.

Comme elle court gaiement ! Sa mère est ma voisine ;
J’ai vu cette enfant-là grandir et se former.
Pauvre, innocente fille ! elle aurait pu m’aimer.

Exit



Scène III

Un chemin creux dans la forêt. — Le point du jour.
FRANK, assis sur l’herbe.

Et quand tout sera dit, — quand la triste demeure
De ce malheureux Frank, de ce vil mendiant,
Sera tombée en poudre et dispersée au vent,
Lui, que deviendra-t-il ? — Il sera temps qu’il meure !
Et s’il est jeune encor, s’il ne veut pas mourir ?
Ah ! massacre et malheur ! que vais-je devenir ?

Il s’endort.

UNE VOIX, dans un songe.


Il est deux routes dans la vie :
L’une solitaire et fleurie,
Qui descend sa pente chérie
Sans se plaindre et sans soupirer.
Le passant la remarque à peine,
Comme le ruisseau de la plaine,
Que le sable de la fontaine
Ne fait pas même murmurer.
L’autre, comme un torrent sans digue,
Dans une éternelle fatigue,
Sous les pieds de l’enfant prodigue
Roule la pierre d’Ixion.
L’une est bornée et l’autre immense ;
L’une meurt où l’autre commence ;
La première est la patience,
La seconde est l’ambition.


FRANK, rêvant.

Esprits ! si vous venez m’annoncer ma ruine,

PourquoPourquoi le Dieu qui me créa
Fit-il, en m’animant, tomber sur ma poitrine
PourquoL’étincelle divine
PourquoQui me consumera ?
Pourquoi suis-je le feu qu’un salamandre habite ?
Pourquoi sens-je mon cœur se plaindre et s’étonner,
Ne pouvant contenir ce rayon qui s’agite,
Et qui, venu du ciel, y voudrait retourner !

LA VOIX

Ceux dont l’ambition a dévoré la vie,
Et qui sur cette terre ont cherché la grandeur,
Ceux-là, dans leur orgueil, se sont fait un honneur
De mépriser l’amour et sa douce folie.
Ceux qui, loin des regards, sans plainte et sans désirs,
Sont morts silencieux sur le corps d’une femme,
Ô jeune montagnard, ceux-là, du fond de l’âme,
Ont méprisé la gloire et ses tristes plaisirs.

FRANK

Vous parlez de grandeur, et vous parlez de gloire.
Aurai-je des trésors ? l’homme dans sa mémoire
AuraiGardera-t-il mon souvenir ?
Répondez, répondez, avant que je m’éveille.
AuraiDéroulez-moi ce qui sommeille
AuraiDans l’océan de l’avenir !

LA VOIX

Voici l’heure où, le cœur libre d’inquiétude,
Tu te levais jadis pour reprendre l’étude ;
Tes pensers de la veille et tes travaux du jour.
Seul, poursuivant tout bas tes chimères d’amour,
Tu gagnais lentement la maison solitaire
Où ta Déidamia veillait près de sa mère.
Frank, tu venais t’asseoir au paisible foyer,
Raconter tes chagrins, sinon les oublier.

Tous deux sans espérance, et dans la solitude,
Enfants, vous vous aimiez, et bientôt l’habitude
Tous les jours, malgré toi, t’enseigna ce chemin :
Car l’habitude est tout au pauvre cœur humain.

FRANK

Esprits, il est trop tard, j’ai brûlé ma chaumière !

LA VOIX

Repens-toi ! repens-toi !

FRANK

Repens-toi ! repens-toi !Non ! non ! j’ai tout perdu.

LA VOIX

Repens-toi ! repens-toi !

FRANK

Repens-toi ! repens-toi !Non ! J’ai maudit mon père.

LA VOIX

Alors, lève-toi donc, car ton jour est venu.

Le soleil paraît ; Frank s’éveille ; Stranio, jeune palatin,
et sa maîtresse, Monna Belcolore, passent à cheval.

STRANIO

Holà ! dérange-toi, manant, pour que je passe.

FRANK

Attends que je me lève, et prends garde à tes pas.

STRANIO

Chien, lève-toi plus vite, ou reste sur la place.

FRANK

Tout beau, l’homme à cheval, tu ne passeras pas !
Dégaine-moi ton sabre, ou c’est fait de ta vie.
Allons, pare ceci.

Ils se battent. Stranio tombe.

BELCOLORE

Allons, pare ceci.Comment t’appelles-tu ?

FRANK

Charles Frank.

BELCOLORE

Charles Frank. Tu me plais, et tu t’es bien battu.
Ton pays ?

FRANK

Ton pays ?Le Tyrol.

BELCOLORE

Ton pays ?Le Tyrol.Me trouves-tu jolie ?

FRANK

Belle comme un soleil.

BELCOLORE

Belle comme un soleil.J’ai dix-huit ans, — et toi ?

FRANK

Vingt ans.

BELCOLORE

Vingt ans.Monte à cheval, et viens souper chez moi.

Exeunt.
  1. That such a hideous trumpet calls to parley, etc.
    Macbeth, acte II.