IV

Il n’est pas douteux que dans le domaine de l’art, l’Asie puisse avoir en Occident une certaine influence, mais jusqu’où cette influence peut-elle aller ?

De tous les arts, c’est l’art pictural qui peut être le plus influencé par l’Asie ; l’art littéraire n’est accessible à la plupart des blancs qu’à travers des traductions et de ce fait leur échappe en partie. La forme poétique très loin de la leur peut les charmer un instant mais ne les accapare pas entièrement. Telle pièce en quelques vers fût-elle de Li Tai-Po ou de Tou-Fou, ces illustres poètes chinois du VIIIe siècle, la belle époque, tel tanka ou haïkaï fût-il de Basho, le grand poète japonais du XVIIIe siècle, « on voit bien, comme l’a dit quelqu’un, le charme de la goutte de rosée sur un pétale de fleur, mais cette poésie est si conventionnelle qu’elle appelle invinciblement le pastiche et que nous n’aurions pas grand mal à écrire des poèmes à la manière de Li Tai-Po… » Possible, mais soyons francs. Avouons que l’art poétique extrême-oriental ne nous est pas entièrement accessible et reconnaissons sans fausse honte qu’il faut une longue initiation, comme celle du professeur Georges Bonneau, pour en goûter tous les raffinements et toute la subtile saveur[1].

Nous en dirons autant de l’art musical et de l’art dramatique, objet des études de M. Louis Laloy.

Il y a même au Japon des arts qui nous échappent totalement, tels ceux de la décoration florale et de la Cérémonie du thé. « Avec des fleurs, le Japonais compose des chants et des symphonies qui sont aussi éloquents pour lui que les sentences et les estampes qui ornent les murs », écrit Mme  Lily Abegg. Et aussi : « Un formalisme voulu et accentué, en union avec un sentiment élevé de la nature, telles sont les bases fondamentales de la Cérémonie du thé. A première vue, l’Occidental pourrait juger qu’il s’agit là d’une manifestation d’ordre purement esthétique. Mais le Japonais y voit bien autre chose, car selon les paroles d’Okakura Kakuzo : « En elle s’exprime distinctement notre attitude devant les hommes et la nature, en union avec l’esthétique et la religion. Elle est l’hygiène, car elle nous incite à la propreté ; elle est l’économie, car elle nous prouve que le bien-être repose dans la simplicité plutôt que dans le compliqué et le coûteux ; elle est la géométrie de la morale, car elle fixe les rapports de notre sentiment avec le Tout ».[2]

Les profanes ne pénétreront certainement pas dans le sanctuaire d’un tel art, aussi son influence sur nous sera-t-elle toujours très réduite ; même chez nos artistes, elle ne dépassera probablement jamais sauf exception les limites de leur curiosité et n’influera guère sur leur inspiration.

Nous n’en dirons pas autant de l’art pictural car celui-là, nous le sentons plus près de nous ; nous en saisissons non seulement le charme et la technique, mais encore la valeur réelle. Depuis longtemps déjà, cet art nous est connu. Les paysages chinois et japonais et surtout les estampes japonaises font mieux qu’éveiller notre curiosité, ils nous plaisent ; certaines estampes nous séduisent par leur élégance et leur coloris, tandis que nous enchante la souple synthèse des encres de Chine.

Il va de soi que nos artistes et une partie de notre grand public sont sensibles à ces œuvres et que l’inspiration des premiers peut s’en trouver influencée. Mais encore une fois, jusqu’où peut aller cette influence ? Moins loin peut-être qu’on pourrait le croire. Laissant de côté l’imitation servile, la simple copie et remontant à l’idée qui préside à l’éclosion de ces œuvres, voyons dans quelle mesure cette idée peut se répandre parmi des artistes d’Occident.

Art chinois, art japonais, sont apparentés. L’art chinois a exercé une très grande influence sur l’art japonais qu’il a contribué à former. Dans les deux arts, le sentiment d’unité avec la nature est la conviction du peintre en même temps que son idéal.

Il en sera de même des artisans qui façonnent des objets dont « la forme sera simple et répondra à leur destination comme les formes de la nature elle-même en donnent l’exemple. Les pincettes que la ménagère emploie chaque jour, les sandales et les sabots que porte le Japonais, ces choses de tous les jours seront façonnées comme façonne la nature, comme le pin pousse ses racines dans les rochers, comme l’oiseau accroche ses pattes au rameau. La lutte livrée par l’artisan japonais est la lutte pour l’essence des choses. Il ne faut donc pas s’étonner si le Japonais considère son travail comme une tâche sacrée… D’après la loi du Shinto, l’esprit et le corps devraient être purs avant que l’homme se mit à une tâche importante. L’armurier qui forgeait « l’âme du samouraï », l’épée prenait d’abord un bain, puis revêtait ses plus beaux vêtements de soie, ceux qui servaient aux cérémonies… »[3]

L’artisan ne va plus aussi loin aujourd’hui, pourtant il nous est arrivé, il n’y a eu que quelques années, de commander à un artisan réputé de Kyoto certains petits objets de bronze qui demandèrent avant tout commencement d’exécution une préparation autant morale que matérielle.

Certes, la fabrication en série n’est pas ignorée des Japonais. L’Europe et l’Amérique entichées d’exotisme leur ont fait des commandes énormes d’objets de toute sorte que la machine s’est chargée d’exécuter, néanmoins l’artisanat avec ses traditions familiales, ses secrets de fabrication et les corporations comme celles des armuriers, des porcelainiers, des tisserands, des laqueurs, non seulement ont subsisté parmi eux, mais y sont en honneur tout comme autrefois.

Mais sous quel aspect la nature séduira-t-elle le plus l’artiste extrême-oriental ? Sera-ce sous son aspect grandiose : panorama de hautes montagnes ou horizon marin à perte de vue ? Non ; un coin de nature, à demi-perdu dans la brume, une étroite presqu’île surmontée de quelques pins et frangée d’écume. Il préfèrera ces aspects, il y verra l’univers en raccourci, comme le Chinois, amateur de pierres dures le perçoit dans le jade ou l’agathe, qu’il sort de sa poche et frotte doucement sur sa manche avant de les regarder pour la millième fois.

C’est la simplicité primitive de la nature que l’artiste poursuit sans cesse, qu’il cherche à exprimer. Cette simplicité primitive de la nature lui est plus sensible dans un cadre réduit, dans la pénombre et le mystère des formes qu’estompe le brouillard que dans l’éclat du soleil. Par ce plan de colline entrevu dans le nuage, par cette branche de bambou ployée par le vent, par cette vague unique du grand Hokousaï, il se sentira relié à l’infini.

« Mouk’i » (XVIIIe siècle), écrit M. René Grousset, peut surpasser comme paysagiste, les maîtres confucéens eux-mêmes… Les barques, on les distingue à peine, tant tout le paysage est fait d’eau, d’air brumeux, d’espace lointain ; les montagnes disparaissent peu à peu dans la brume ; les trois quarts du tableau sont occupés par l’étendue sans premier plan ni arrière-plan… C’est la face même de la terre que nous peignent ici les vieux maîtres Song et jamais elle n’aura été devinée, traduite et aimée comme par eux. Avec de telles œuvres, la peinture chinoise atteint presque le domaine de la métaphysique. »[4]

En tout cas, une telle peinture s’unit à la poésie. « Une poésie, dit un proverbe japonais, est un tableau en paroles. Un tableau est une poésie sans paroles ». Lisez ces vers du peintre Wang-Wei (699-750) :

Les pluies se succèdent sans trêve. Forêt déserte.
La fumée de la ferme s’élève avec peine.

Et le distique célèbre de Wan-Po (648-675) :

Les nuages bas volent avec le canard sauvage solitaire.
L’eau automnale se confond avec le ciel sans fin.

Quel que soit le degré de perfection auquel puisse atteindre un pareil art pictural, il faut avouer qu’il n’a pour nous qu’une valeur assez limitée. Nous nous trouvons en face de deux mondes, dont aucun n’est en état de pénétrer l’autre. Certaines émotions de l’âme orientale ne peuvent trouver en nous qu’un écho assourdi. En réalité, le goût des œuvres d’art extrême-orientales n’est, le plus souvent, chez les Occidentaux, qu’une fantaisie d’amateur pour des conceptions ou des formes nouvelles. L’on comprend que dans ces conditions, l’influence de cet art sur nos peintres ou notre grand public soit, malgré tout, minime. La présence de l’Asie n’ouvre guère de perspectives nouvelles à l’art d’Occident, quoi qu’on puisse en penser tout d’abord.

L’examen que nous pourrions faire des autres arts que ceux dont nous avons parlé nous conduirait à la même conclusion. Il serait, du reste, inconcevable qu’il en fût autrement dès l’instant où nous refusons toute possibilité de fusion à l’Orient et à l’Occident, l’art étant l’expression la plus subtile en même temps que la plus vraie des peuples et du fonds des civilisations.

  1. La poésie préférée des Japonais est d’une brièveté sans égale. Le tanka comprend 31 syllabes, sa forme n’a pas changé depuis mille ans ; le haïkaïa 17 syllabes et remonte au XVIIe siècle. Voici la traduction d’un haïkaï de Basho :

    Sur l’étang mort
    Le claquement d’une grenouille qui plonge.

    En voici un second :

    À chaque brise
    Le papillon sur la prairie
    Change de place.

    Le Japon a produit de plus longs morceaux, mais ils n’ont jamais eu le succès des pièces courtes.

    Voici maintenant deux poèmes de Li Tai-po cités par M. René Grousset :

    Le voyageur sur la mer profite d’un vent favorable,
    Il lève l’ancre et part pour de lointains pays.
    Comme l’oiseau qui traverse des nuages innombrables
    Son sillage ne laisse aucun souvenir.

    C’est notre thème romantique : « Jeter l’ancre un seul jour ».

    En voici un second d’inspiration taoïste :

    Je jouerai sur le Kin l’air de la forêt de pin agitée.
    En levant ma coupe j’inviterai la lune.
    Le vent et la lune seront mes amis éternels.
    Mes semblables d’ici-bas ne sont que des amis éphémères.

  2. Op. cit. p. 223.
  3. Yamato, p. 210.
  4. Histoire de la Chine, René Grousset, p. 249. (Fayard.)