Présence de l’Asie/III
III
« Il suffit d’avoir vécu, dit Montaigne, pour avoir tout vu et le contraire de tout ». En matière de réglementation économique comme d’autre chose, en effet, on a vu appliquer tous les systèmes, toutes les doctrines à un même pays ; on est passé du protectionnisme le plus ombrageux au libre échange le plus échevelé pour revenir au protectionnisme ou à un système intermédiaire. L’évolution paraît, en cette matière, on ne peut plus chaotique. On dirait que les doctrines économiques suivent une mode, ni plus ni moins que la coupe des vêtements. Il semblerait qu’au contraire l’évolution de l’économie politique dût s’écouler majestueusement, tel un beau fleuve entre les digues élevées par les économistes ; il semblerait que, commandée par les faits, elle ne nécessitât guère plus de leur part que de l’observation et de la méthode, et que l’on pût leur faire, à propos des principes qu’ils ont à fixer, la recommandation que Lao-Tseu adressait aux gouvernants. « Il faut, leur disait-il, gouverner avec la simplicité que l’on met à faire cuire un petit poisson ». Et pourtant elle suit les orientations les plus opposées.
Le monde tendant à s’organiser en grands espaces constituant des unités économiques englobant plusieurs pays capables de se suffire à elles-mêmes, il est question à présent d’une nouvelle doctrine économique : l’autarcie continentale qui consiste, en théorie, en une organisation où les besoins des peuples habitant un continent seraient satisfaits, grâce à une solidarité plus étroite dans la production comme dans les échanges des pays membres de la communauté continentale, la première condition étant dans la suppression ou la diminution des frontières douanières à l’intérieur du continent.
Cette doctrine sera-t-elle appliquée intégralement ou en partie, selon des modalités pratiques à déterminer et combien de temps ? Nous l’ignorons, mais ce qui est sûr, c’est qu’elle est en voie de réalisation en Amérique, grâce à la politique de Washington qui, peu à peu, sut en faire admettre le principe par les différentes nations des deux Amériques.
Il ne nous appartient pas de juger la valeur de cette nouvelle doctrine économique, mais il nous est permis de nous demander si la présence de l’Asie doit être prise ici en considération et si elle aurait une influence au cas où cette doctrine serait adoptée en Occident.
L’idée directrice de l’autarcie continentale est que les besoins des peuples qui habitent l’espace continental comptent avant tout, de sorte que l’augmentation de la production du sol et du sous-sol d’un continent donné est d’abord recherchée, puis celle de la production des synthèses, pour ce qui manque au dit continent. Mais est-ce bien tout ? Non. Prenons l’Europe. Elle devient d’abord dans le nouvel ordre économique un immense système de production et un grand centre de consommation, par conséquent un grand marché d’importations et d’exportations. Les autres continents ne sont donc pas exclus du trafic dont elle est capable, mais le principe des échanges prime celui de l’achat et la valeur de l’or s’en trouve diminuée, non pas détruite ; il s’ensuit seulement une certaine indépendance vis-à-vis de l’or, qui découle d’un autre principe plus élevé que celui de l’autarcie et qui maintenant a droit de cité chez tous les peuples civilisés : le principe de la répartition équitable des matières premières.
Les anciens caractères des marchés de matières premières ont, du reste, été si profondément modifiés que le monde se trouvera, après la guerre, devant une transformation totale de l’économie internationale. Un simple coup d’œil jeté sur les récentes transformations des grands marchés de matières premières le prouve.
Pour la première fois dans l’histoire, les grands pays producteurs de céréales, Canada, Etats-Unis, Australie, Argentine, doivent compter avec un excédent invendable. Les débouchés européens sont fermés par le blocus et l’Europe tend à l’autarcie.
Les quatre grands pays doivent donc rechercher un moyen d’utiliser leurs excédents de blé d’une autre façon qu’en les expédiant vers l’Europe ou bien vers l’Extrême-Orient qui, lui, tend à créer une autarcie du riz.
L’Argentine se propose de nourrir les porcs avec le blé et le maïs, afin d’obtenir de la graisse qui lui manque depuis qu’elle ne reçoit plus le coprah et l’huile de coco d’Extrême-Orient.
Les Etats-Unis veulent transformer leurs excédents de céréales en alcool, qu’ils emploieront à la place de la houille et du pétrole pour en tirer le caoutchouc synthétique.
Il y a quelque temps encore, aux Etats-Unis, on proposait de paver les rues avec du coton, on craint aujourd’hui d’en manquer, tandis que pour la guerre, le Proche-Orient tend à devenir une puissance cotonnière.
La pénurie de caoutchouc des pays anglo-saxons conduit à une extension des plantations en Amérique du Sud et en Afrique centrale, tandis que le Japon tend plutôt à limiter la production de sa conquête, la Malaisie.
De même pour le sous-sol. Chaque grand espace recherche dans toute son étendue les minéraux qui lui font défaut. Dans les terres du Sud, le Japon est à la recherche de minerai de fer et de houille ; dans l’Insulinde, il développera l’extraction du pétrole. De son côté, l’Amérique cherche à mobiliser toutes les richesses minières de l’Amérique du Sud. Il n’est pas jusqu’à l’Afrique du Sud qui ne limite sa production d’or au profit de celle des minerais de fer.
Partout, à la surface comme dans les profondeurs du sol, les matières premières tendent à mieux se répartir entre les grands espaces. Il faut ajouter à cette tendance celle à transformer de plus en plus les matières premières sur place, avec pour conséquence un nouveau progrès de l’industrialisation par la création surtout d’industries nouvelles.
C’est une remarque digne d’être faite que l’adoption généralisée du principe de la répartition équitable des matières premières, au cours de ces dernières années, constitue un énorme pas de fait depuis la Société des Nations et sans elle. La question, souvent agitée à Genève, ne dépassa jamais le stade de la simple conversation. L’État riche en matières premières se montrait toujours prêt à en vendre à qui voulait, mais quand on lui disait que vendre n’était pas ce que l’on entendait par répartir équitablement, il se dérobait et la question n’avait pas avancé.
Or, sans lois et sans décrets, par la simple vertu de la justice qui en émane autant que par les nécessités de l’heure, le principe dont nous parlons s’est imposé et l’on peut dire qu’il constitue le but de guerre le plus élevé des belligérants actuels, chacun d’eux toutefois voulant l’appliquer suivant des modalités à sa convenance.
Mais l’on a déjà parlé d’un Comité mondial où les puissances économiques seraient représentées pour l’organisation de la production et la distribution des grandes matières premières, la détermination des prix, la constitution des stocks, l’ utilisation des excédents. Pour faciliter les échanges internationaux, ou intercontinentaux, les puissances économiques créeraient une monnaie internationale qui fonctionnerait sous la surveillance du Comité central de l’or. Tout cela est encore à l’étude, mais une chose est certaine : il n’est plus possible que certains possèdent un monopole sur les matières premières indispensables à tous.
« Tant qu’un peuple, a dit M. Summer Welles, secrétaire d’État aux affaires étrangères des Etats-Unis, possédera un monopole sur les ressources habituelles dont tous les peuples ont besoin, il ne pourra exister de base pour un monde établi sur la justice et la paix ». Il est intéressant de voir le pays le plus riche peut-être en matières premières affirmer la nécessité de trouver une solution à ce problème complexe de la distribution internationale des ressources naturelles.
Nous avons dit que les échanges sont largement envisagés pour cela, échanges de matières premières contre des produits fabriqués ou des louages de service, comme certains le préconisent. Or, le continent le plus intéressé à la solution du problème parce que le moins favorisé est le continent européen. Quel que soit le système économique auquel il sera soumis, il devra faire appel au concours de l’Amérique et de l’Asie et ses échanges devront s’accompagner, se compléter d’achats.
Dès lors, la nouvelle position de l’Asie en face de l’Europe entre naturellement en ligne de compte lorsqu’on cherche à se représenter les relations économiques futures des deux continents. La présence de l’Asie entraînera dans l’ordre des affaires tout un programme dont l’importance n’est pas douteuse.
Bien que nous ayons consacré notre étude à la présence morale plutôt que matérielle de l’Asie, nous ne pouvions passer sous silence l’influence que cette présence aura sur les relations économiques de l’Occident et de l’Extrême-Orient, surtout après ce que nous avons dit de la répartition des matières premières. Lorsqu’on a séjourné en Chine et au Japon assez longtemps pour se rendre compte du potentiel d’affaires de ces pays, lorsqu’on a parcouru suffisamment la Chine pour y entrevoir l’immensité des ressources non exploitées, quand on a vu à l’œuvre les hommes d’affaires japonais, qu’on a suivi plus ou moins les progrès de l’industrie japonaise, on se représente aisément ce que peuvent devenir les tractations avec ces deux pays. L’afflux asiatique en Occident fixe la mesure dans laquelle ces nouveaux rapports peuvent avoir lieu. C’est aux spécialistes des deux contrées et aux hommes qui y sont particulièrement intéressés à les régler de manière à les rendre permanents et fructueux.
Le développement des relations d’affaires avec l’Asie orientale sera l’occasion pour nombre d’ Occidentaux de connaître la situation des différentes classes sociales chez les peuples d’Asie et de faire des rapprochements qui pourront être utiles aux uns et aux autres. Chacun des deux camps peut apprendre de l’autre, nous nous en portons garant grâce à ce que nous avons pu connaître en Chine et au Japon, de la condition des ouvriers.
L’Asie s’est délibérément engagée dans la voie de la législation sociale. L’ensemble de la population de la Chine mène une vie simple ; le Chinois plus encore que le Japonais sait se contenter de peu. L’on comprend que dans ces conditions les salaires aient été de tout temps très bas et comparativement à ceux d’Europe, dérisoires.
Pourtant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, suivant la tendance qui se manifestait dans le monde entier, les travailleurs asiatiques commencèrent à exiger davantage et dans les dernières années du siècle, les grèves firent leur apparition en Asie. Les lois sociales étrangères furent étudiées. En peu de temps, l’évolution sociale atteignit au Japon le rythme de l’évolution politique. Législation du travail, inspection du travail, hygiène publique, assurance contre la maladie et les accidents du travail, arbitrage obligatoire, tout y fut mis debout à la fois. L’organisation internationale du travail, créée après la guerre de 1914-18 donna à ce mouvement une impulsion définitive. En 1938, le Ministère du « Bien être public » fut créé.
Des organisations jusqu’ici particulières à certaines industries du Japon, par exemple les filatures et les usines de produits chimiques où sont employées de très nombreuses femmes témoignent d’une recherche et d’une ingéniosité remarquables dans l’intérêt de la classe ouvrière. Les jeunes filles employées sont nourries et logées à l’usine d’une façon convenable et salubre ; elles font en commun des excursions organisées par l’usine à jour fixe et prennent des congés annuels dans leur famille si elles le désirent ; elles peuvent suivre les leçons d’une école qui est jointe à l’entreprise. De leur salaire est prélevée une fraction qui leur est conservée et à laquelle l’entreprise ajoute une somme, à leur mariage.
En Chine, immense pays de culture, où l’industrie d’ailleurs très réduite n’était pas groupée, ramassée comme au Japon, l’organisation du travail se fait lentement. Certes, l’ouvrier chinois existe à présent, mais l’industrialisation de la Chine n’est encore qu’à ses débuts et l’absence des voies ferrées dans presque tout l’Ouest et tout le Sud du pays, n’est pas faite pour en faciliter l’exploitation. Malgré tout l’industrie chinoise se crée. Il serait étrange qu’une fois l’impulsion donnée — et elle l’est probablement plus qu’on ne le croit du fait de la guerre actuelle — l’industrie ne se développât pas dans un sol et un sous-sol aussi riches que ceux de la Chine.
Il serait oiseux de revenir sur l’importance que peut avoir dans l’avenir l’industrialisation de la Chine. Tout a été dit là-dessus et l’on se représente du reste aisément que beaucoup de problèmes économiques et politiques internationaux puissent s’en trouver modifiés. Les pessimistes pensent que l’Europe, l’Amérique et le Japon, qui ont réveillé et instruit la Chine ont travaillé contre eux. Nous ne nous perdrons pas dans des considérations de cette sorte. Le présent et le proche avenir suffisent à satisfaire notre besoin d’investigation. Contentons-nous de constater que des questions sont posées maintenant en Asie qui y étaient à peu près inconnues il y a un demi-siècle et qu’ainsi une Asie très moderne se présente à nous en même temps que la vieille Asie d’autrefois.
Mais le sort des ouvriers d’usine n’est pas tout, il y a celui des travailleurs de la terre. Les traditions de la patiente race des paysans chinois et japonais ne sont pas sans s’être altérées au cours de ces dernières décades d’années sous l’influence des villes et le coup des événements. Les idées de la ville ou de l’usine ont été peu à peu connues au village ; des comparaisons ont opposé le travail des champs avec ses risques et ses fatigues au travail de l’ouvrier régulièrement rémunéré, bénéficiant de lois qui le mettent à l’abri des aléas de la vie. Les gouvernements ne pouvaient négliger l’état d’esprit qui naissait de ce fait dans les populations rurales. Comme pour les ouvriers, ils durent édicter des lois et règlements : contrôle des prix, coopératives pour la vente des produits de la terre, achat des engrais, système de prêts, etc. Un contact de plus en plus intime s’établit entre les milieux agricoles et urbains, au Japon surtout, où les villes sont nombreuses sur un territoire limité. En même temps, l’emploi de l’électricité soit pour l’éclairage, soit pour actionner de petits moteurs se répandit. Tout contribua à modifier la vie au village.
Dans l’étude des moyens d’améliorer la condition des hommes, les Extrême-Orientaux peuvent beaucoup nous emprunter c’est vrai, mais nous pouvons leur emprunter de notre côté, sinon des doctrines et des systèmes, du moins des méthodes d’application.
Malgré tout, l’Asie a plus à apprendre de nous que nous n’avons à apprendre d’elle en cette matière. Le nier serait confondre application et invention et accorder plus de valeur à la première, fût-elle extrêmement judicieuse, savante et pratique, qu’à la seconde.
Ce que nous retiendrons de tout cela, c’est premièrement que l’Asie apparaît aujourd’hui dans une matière qui nous intéresse au plus haut point, la situation des classes sociales, en mesure de discuter nos doctrines et peut-être de nous en proposer d’autres, d’y apporter en tout cas des perfectionnements, et secondement que nous pourrons, elle et nous, dans notre intérêt réciproque, approfondir des questions et, souhaitons-le, améliorer des états que de part et d’autre nous ne connaissions pas autrefois.