II

Un problème se pose. Quelle doit être l’attitude morale de l’Europe en face de l’Asie ?

Lorsqu’on s’arrête à considérer les actes des individus ou la vie des peuples, on en arrive vite à la conviction qu’une partie seulement des réalités nous est aisément perceptible et qu’une autre, aussi importante, sinon davantage, nous échappe ou peut nous échapper. On s’aperçoit que les véritables transformatrices de l’ordre social comme du cœur des hommes sont les forces morales et spirituelles ; le nier, c’est ne pas tenir compte de l’idéalisme et du sentiment, autrement dit, c’est faire preuve d’une vision trop étroite pour embrasser toutes les réalités.

Toutes les philosophies expriment une certitude analogue. « Le secret de la renaissance selon les Oyomiens[1], écrit Okakura Kakuzo dans les Idéaux de l’Orient, était de pénétrer derrière le masque que le changement impose aux choses. Ce qu’on appelle des faits et des formes n’était, d’après eux, que de simples incidents, sous lesquels la vie réelle se tenait cachée ».

Les réalités invisibles nous paraissent à nous-même les seules vraies, car elles ne sont constituées ni par les événements qui, un jour ou l’autre, perdent de leur importance en perdant de leur actualité, ni par l’aspect matériel des choses, qui finit tôt ou tard par se modifier, mais elles existent en dehors des événements et des aspects, les dominent et survivent à leur perpétuel devenir.

Toute vie humaine a, pour ainsi dire, un double rayonnement. L’un au ras du sol, fait d’une activité quotidienne plus ou moins étendue suivant les individus, l’autre à un plan supérieur, fait de valeurs morales plus ou moins hautes et plus ou moins nombreuses. Si réduit qu’ait pu être ce double rayonnement, il n’est pas de créature humaine qui ne l’ait projeté au moins à un moment de son existence, fût-ce à son insu, en ce qui concerne le second.

Mais nous ne nous arrêterons pas aux réalités invisibles de la vie des individus ; nous considèrerons la vie des peuples.

« Malgré la découverte de vérités éclatantes issues des laboratoires et qui ne se contestent pas, le monde continue à être régi par une série de forces mystiques extériorisées sous forme de croyances religieuses ou politiques et tenues pour d’indiscutables vérités. Elles gouvernent les peuples depuis les origines de l’Histoire et leur forme seule a changé ».

Ainsi s’exprime le Dr Gustave Le Bon dans son Evolution actuelle du Monde (p. 22, Flammarion). De fait, les forces morales qui mènent le monde n’ont guère plus changé au cours des siècles que le fond même de la nature humaine. Les passions qui animèrent les foules de l’antiquité se retrouvent chez celles d’à présent.

Cependant, certains esprits veulent ramener à l’intérêt seul les mobiles qui les font agir. Du fait précisément des « vérités éclatantes issues des laboratoires », ils croient voir poindre à l’horizon une civilisation universelle. Leur opinion se fonde sur l’emploi généralisé dans le monde des mêmes méthodes de progrès et des mêmes commodités mises par la science à la portée de tous. Il en découle naturellement une tendance à faire table rase de tout élément moral et cependant ces mêmes esprits prêchent la nécessité d’un lien entre les nations, ramenant ainsi l’élément moral qu’ils viennent d’exclure. Sentant la contradiction, mais pour laisser à ce lien un caractère aussi matérialiste que possible, ils l’opposent à l’ancienne communauté de l’Europe occidentale fondée sur la foi et ils substituent à la chrétienté la communauté de civilisation au sens moderne du progrès.

Leur effort ne saurait aboutir. Si le progrès, c’est-à-dire l’usage des mêmes instruments de production, l’emploi des mêmes techniques joints à la facilité de plus en plus grande des communications, peuvent unifier les nations, mieux vaudrait dire uniformiser les nations, ils ne sauraient les unir ; « la matière, a dit quelqu’un avec raison, est essentiellement diviseuse et les hommes ne communient que dans l’immatériel ».

Dans nos études sur la politique extrême-orientale, nous avons écrit à plusieurs reprises : il y a une rançon aux progrès matériels qui tendent à unifier les hommes. Ces progrès sont à la fois la cause d’une pénétration réciproque des différentes civilisations et d’une crise inévitable entre elles. Le prestige de la civilisation qui inventa les connaissances modernes, s’émousse à mesure que d’autres civilisations se les assimilent et les emploient à leur tour[2]. La civilisation inventrice est celle des blancs. Or, plus les rapports s’établissent entre ceux-ci et les jaunes, plus les premiers, de leur côté, prennent ombrage des aspirations des seconds. Les races en présence s’opposent l’une à l’autre. On voit alors les Asiatiques tenir des conférences et songer à se grouper ; des puissances blanches agir, sinon d’une seule manière, du moins dans un même esprit à leur égard : l’une interdit aux jaunes l’entrée de son territoire, telle autre renonce à lier ses destins aux leurs. On sent alors qu’à la base de ces rapprochements ethniques, de cette espèce de collusion entre peuples de même couleur, il y a autre chose que l’intérêt pur et simple : un sentiment. C’est par là seulement que les rapprochements sont possibles.

Mais, nous diront ceux qui confondent les forces morales avec les idées éphémères qui président à l’orientation des États et croient que le jeu de la politique peut suffire à unir ces derniers, puisque chaque nation, comme chaque individu, a en elle des forces morales, une fois les intérêts matériels réciproques sauvegardés, pourquoi ces forces n’agiraient-elles pas d’elles-mêmes pour faire l’union entre les nations ?

A cela, nous répondrons : les forces morales auxquelles vous pensez et qui poussent en effet les peuples, ne sont pas les mêmes chez tous et ce n’est pas en comptant sur les instincts de ceux-ci, socialistes, communistes, anarchiques de ceux-là, qu’on unira les peuples.

Que faut-il donc pour cela ? Il faut, avant tout, ce que nous voyions tout à l’heure à propos du rapprochement des races, un sentiment, une sorte de lien spirituel que certains ont cru discerner pendant un temps, dans un désir de paix tenu a priori pour universel.

Les événements leur ont donné suffisamment tort pour qu’il soit inutile d’argumenter contre leur opinion.

En bref, c’est toujours dans les réalités invisibles et éternelles, dans les véritables forces morales qui survivent aux idées qui règlent le sort quotidien des États et évoluent constamment qu’il faut chercher le lien spirituel entre les hommes de races comme de nations différentes.

Mais peut-on sérieusement prétendre trouver de notre temps un sentiment qui constitue, comme autrefois, un lien spirituel entre les peuples équivalent à l’ancienne chrétienté ? Certainement.

Les mots ont un destin comme les choses. Tel mot qui fut toujours pris dans son sens strict, soudain ne l’est plus. Tel autre qui traduisait une idée claire et comprise de tous devient tout à coup obscur en exprimant des idées vagues. Nous avons vu au cours des vingt dernières années passer par ces avatars les mots mystique et humain.

On a fait du mot mystique un usage abusif et souvent erroné.

Humain, qui jusque là avait exprimé simplement et clairement ce qu’il voulait dire, prit un jour une importance politico-philosophique qui parut à certains une invention de génie.

En vérité, humain n’a jamais voulu dire autre chose que ce qui appartient à l’homme au sens physique et moral, et si nous prenons le mot au sens moral et si nous l’appliquons à un acte, à un sentiment, le sens en sera d’autant plus élevé que l’acte, le sentiment seront plus beaux. Il restera qualificatif et ne signifiera que ce que nous venons de dire.

Or, si nous voulons prôner un sentiment humain, faut-il encore que nous le définissions, que nous montrions où il prend sa source et à quoi il tend. Les temps troublés que nous vivons se caractérisent par une recrudescence d’intérêt pour l’humanisme. On dirait qu’en même temps que des hommes s’entretuent et se ruinent systématiquement les uns les autres pour un long temps, d’autres sont poussés davantage vers l’étude des penseurs, des moralistes, de ceux enfin qui ont consacré leur vie à rechercher dans le passé le témoignage d’une humanité studieuse et sensée qui absolve l’humanité présente. L’humanisme, cette plante incomparablement belle qu’ont cultivée des Erasme, des Guillaume Budé, des Thomas Morus, des Vives, refleurit chaque fois que les hommes semblent l’avoir pour toujours coupée et jetée au feu. Entre gens de pays ennemis, l’humanisme trame sans bruit un lien tout neuf qui, un jour, servira peut-être à rapprocher leurs points de vue sur des sujets très différents de ceux dont ils font leurs préoccupations habituelles.

Mais l’humanisme est réservé aux maîtres et à leurs disciples. En outre, il n’est pas un sentiment. Le cœur peut n’y avoir aucune part. L’humanisme est avant tout une application et une maîtrise de l’esprit. Il n’embrasse de l’humanité que l’intellectualité, la culture ; il manque à cet égard de la générosité qui gonfle le sentiment. Il est froid et ne saurait par conséquent réchauffer les cœurs.

Ainsi l’humanisme n’est pas malgré tout ce que nous recherchons pour servir de lien entre les hommes. Sera-ce alors cette conception humanitaire, incontestablement digne et méritoire qui suscite dans la guerre plus encore que dans la paix tant de dévouements admirables, de vocations hier insoupçonnées, d’actes courageux jusqu’à l’héroïsme, qui inspire aux gouvernements et aux institutions d’Etat les lois ou les règlements les plus altruistes ? Non, ces actes de dévouement, cette législation, si méritoires et si nobles qu’ils soient, sont occasionnels et ne créent pas un état permanent, une atmosphère durable. Ils sont un événement qui passe, un rayon de beauté morale qui traverse la nuit des calamités et des horreurs ; mais il faut chercher ailleurs ce qui demeure, ce qui a la vertu de vivre au-dessus des contingences et en dehors du temps.

Le lien que nous recherchons entre les hommes n’est ni la communion de quelques-uns dans le culte des lettres et des arts, ni un élan passager d’altruisme. Ce n’est pas davantage un progrès, promoteur d’une civilisation universelle que certains recommandent, nous l’avons vu, et substituent à la chrétienté d’autrefois ; le progrès, nous le répétons, peut unifier les nations, mais non point les unir. Ce n’est pas non plus une norme de vie, ni un vouloir, ni une acceptation de l’esprit, mais c’est un don du cœur.

Où ce sentiment prendra-t-il sa source ? Comme tous les sentiments, il naîtra du cœur. A-t-on pensé quelquefois que l’idée de chrétienté était bien plus d’ordre sentimental que politique ? La politique n’était pas au premier rang des préoccupations de ceux qui prêchaient cette unité aux XIIe et XIIIe siècle, mais quelque chose de plus haut : la Croisade qui, indirectement seulement, se rattachait à la politique. La réalisation de l’idée de chrétienté était du problème qu’il ne fallait pas songer à résoudre par acte d’autorité, par la logique rationnelle comme d’ailleurs aucun des problèmes que posent des idées dérivées d’influences affectives. Il y fallait l’intervention du sentiment. La solution devait en être cherchée dans une interprétation, dans la traduction de l’idée en sentiment, en mouvement du cœur ; de cette manière, elle devenait principe actif.

Principe actif au premier chef, le christianisme dépouillé de tout nationalisme, mais respectueux des intérêts de chaque État, s’adaptant à tous les régimes politiques, le christianisme traduit pratiquement par son enseignement de la liberté et de l’égalité fondées sur la charité et la justice, l’idée de communauté d’États et les aspirations humanitaires qu’elle suscite.

C’est pourquoi nous ne craignons pas de dire qu’à notre époque autant que par le passé, un sentiment, réalité invisible, peut constituer un lien spirituel entre les races comme entre les nations.

Nous répondons ainsi à la question que nous posions plus haut sur l’attitude morale que devait avoir l’Europe en présence de l’Asie. On pouvait se demander si elle serait défensive, agressive ou indifférente. Elle sera simplement chrétienne.

Nous voulons par là dire qu’elle sera inspirée par des sentiments humains, les plus beaux qui soient, de justice et d’amour — d’amour au sens de charité, d’amour du prochain que lui donne le christianisme — sentiments qui donnent au qualificatif humain toute sa valeur.

Est-ce à dire que nous ignorions les risques qu’entraîne, pour l’Europe, la présence de l’Asie ? Loin de là. Nous savons que l’Asie apporte à l’Europe des principes nouveaux pour elle, « une conscience métaphysique » différente de la sienne, mais nous savons aussi que si sur ces points « Orient et Occident ne se rencontreront jamais », si la fusion entre eux ne peut se faire, du moins peuvent-ils trouver dans le sentiment d’humanité tel que le christianisme l’entend et le proclame, un terrain de compréhension et d’entente.

Mais, dira-t-on, que les Européens de civilisation chrétienne puissent éprouver un sentiment à l’égard des Asiatiques qui sont d’une autre civilisation qu’eux, soit, mais que ceux-ci répondent par un sentiment analogue et contribuent ainsi à créer un lien avec les premiers, voilà qui est moins sûr.

Nous n’en disconviendrons pas. Aussi, pour que la réciprocité se fasse jour dans les rapports moraux des Asiatiques et des Européens, sommes-nous d’avis que ceux-ci prennent les devants. Ils le doivent et ils y ont intérêt. C’est l’Asie qui vient vers nous, c’est sa présence parmi nous qui est le fait nouveau de notre époque. N’est-ce pas à nous de donner à ceux qui viennent l’exemple moral après leur avoir donné l’exemple matériel qu’ils ont suivi ? Nous avons maintes fois cité ces lignes de Mgr de Guébriant, grand connaisseur des peuples asiatiques, à propos de l’attitude des blancs chez les jaunes : « Chez l’étranger habitué à tout diriger et à toujours commander, écrivait-il dans les Nouvelles Religieuses du 15 décembre 1925, on devine à chaque instant le sentiment d’une supériorité qui ne veut pas être contestée et qui n’admet même pas le principe de l’égalité des races. On s’en indigne et, à juste titre, on s’irrite des abus souvent criants qu’entraîne cet orgueil ».

Il va sans dire qu’une pareille attitude, qui n’est pas faite pour rapprocher de nous les Asiatiques, est incompatible avec celle que dicte le christianisme et ne saurait aboutir au résultat cherché. Commençons donc par bannir de nos habitudes cette arrogance que Mgr de Guébriant reprochait aux étrangers résidant en Chine, ce sera déjà un premier pas de fait vers un résultat plus positif que nous devons au moins nous efforcer d’atteindre.

  1. Disciples du philosophe confuciste Wang Yang-Ming (1472-1528) que les Japonais appellent Oyomai.
  2. Voir nos livres : Le Pacifique et la rencontre des races (Delagrave) ; La Chine et le Pacifique (Fayard) ; Unité de l’Asie (Bosc et Riou, Lyon).