Éditions du Fleuve (p. 7-21).



PRÉSENCE DE L’ASIE




Il se peut que nos lecteurs retrouvent dans les pages qui suivent des aperçus, des réflexions qu’ils ont déjà rencontrés dans nos livres sur l’Asie. Cependant notre but y est différent de celui que nous avons visé jusqu’ici.

Nous avons considéré l’Asie sous l’aspect des rapports des Asiatiques entre eux avec les puissances occidentales, ou sous l’angle de son évolution et de son unité.

Nous voulons penser maintenant à l’entrée de l’Asie sur le devant de la scène du monde, ce qui est un des événements les plus marquants, un des faits les plus saillants que nous vivions parmi tant d’autres. Nous croyons que ce fait nouveau dans l’histoire de l’humanité non seulement mérite que s’y arrêtent ceux qui ont le goût de la réflexion, mais encore s’impose avec une telle autorité que les moins initiés pourront le constater ; ainsi s’offre à la vue du plus ignorant des hommes, comme du plus savant astronome, un brillant météore.

Il nous a semblé en particulier que notre essai sur l’Unité de l’Asie appelait celui que nous présentons aujourd’hui aux lecteurs.

Nous souhaitons donc qu’il leur apparaisse comme la suite naturelle, le complément du précédent et qu’il leur laisse l’impression d’avoir été écrit également en toute indépendance d’esprit, avec l’unique souci de souligner l’importance d’un fait dont peu d’époques ont vu l’équivalent.


I

Qu’entendons-nous exactement par présence de l’Asie ?

Nous avions eu soin de définir dans notre précédent essai ce que nous entendions par unité de l’Asie, unité, avions-nous dit, d’essence spirituelle. Malgré tout, certains, passant outre à notre définition ou l’ayant oubliée, ont été choqués par le mot unité et nous ont opposé les faits. Que devient, ont-ils demandé, l’unité de l’Asie quand le Japon fait la guerre à la Chine, quand il fait la guerre à l’Angleterre, alliée de la Russie, quand il fait la guerre aux États-Unis qui soutiennent à la fois la Chine et la Russie ?

Ceux qui nous posaient ces questions n’avaient pas saisi le sens profond des observations d’Okakura Kakuso : « L’Asie est une » et « l’Asie n’est rien sinon spirituelle »[1]. L’unité particulière de l’Asie est d’ordre moral. Elle repose sur tout autre chose qu’une qualité de l’esprit : précision, génie de composition, comme celle que l’on peut reconnaître à l’Europe ou sur une doctrine comme celle de l’Amérique ; elle est une sorte de compromis entre l’esprit d’imitation et une volonté arrêtée de défense raciale. « Spirituelle », n’implique dans la pensée de l’écrivain japonais ni le besoin d’un monde d’essence transcendante, ni celui d’un culte d’êtres vraiment divins, mais le besoin inné d’unité de l’univers qui se traduit chez tous les Asiatiques par le mouvement spontané qui relie l’esprit au monde extérieur au lieu de l’y opposer et de le tenir, comme nous le faisons, dans un domaine à part.

Mais nous avons développé cette idée ailleurs. Disons ce que nous entendons ici par « présence » afin d’éviter si possible un nouveau malentendu.

Au mot présence nous donnerons tout d’abord un sens moral : l’entrée d’une civilisation et d’une race nouvelles sur le théâtre où se joue l’histoire quotidienne du monde et où les principaux rôles n’étaient tenus jusqu’ici que par des peuples d’une civilisation et d’une race différentes.

Race et civilisation asiatiques sont maintenant sur le devant de la scène. Le dogme de l’inégalité des races s’efface et ceux qui prétendent encore le conserver coûte que coûte intact en seront pour leur peine, à moins qu’ils ne désignent par le mot race que les caractères physiques et physiologiques d’un groupe d’hommes ; mais chacun sait que ce terme englobe aussi d’autres caractères. La réalité nous montre, en effet, des similitudes d’ordres très divers chez certains individus, des concordances, une inexplicable analogie entre eux qui nous frappent et décèlent à notre esprit et à nos sens une espèce d’hommes dont nous ne faisons pas partie, une autre « race » que la nôtre. Nous disons alors : race latine, race germanique, race anglo-saxonne. « Les diverses manières de penser, de sentir et d’agir, écrit M. André Joussain, propres aux différents peuples, constituent en fait ceux-ci en autant de races distinctes… De ce point de vue la race est une notion psychologique. Elle se distingue de la notion zoologique définie par des caractères physiques apparents »[2].

Au reste, qu’on le veuille ou non, l’Asiatique, tel qu’il est, est vraiment parmi nous. Il apporte avec lui sa civilisation, qui repose sur son effacement individuel et sa fusion avec l’univers et qui s’oppose par conséquent à la nôtre, qui repose au contraire sur la sauvegarde et l’épanouissement de la personnalité humaine. Un abîme les sépare. Malgré tout, l’Asiatique est moralement présent.

De plus, il l’est réellement. C’est donc un sens physique qu’en second lieu nous donnons au mot présence.

Il suffit d’ouvrir les yeux. Alors qu’il y a seulement trente ans les Asiatiques étaient rares en Europe, ils y sont peu à peu devenus très nombreux. D’abord, les étudiants y sont venus en masse. Ils y ont étudié les sciences et les arts. Certains de leurs écrivains, de leurs artistes nous ont apporté des formes et des styles de chez eux ou ont copié et interprété les nôtres. Puis des gens d’affaires ont établi en Occident des bureaux, des succursales, ou se sont contentés d’en visiter les grands centres industriels et commerciaux et d’y traiter des affaires sans s’y installer. Même des ouvriers, depuis la guerre de 1914, travaillent dans des pays d’Europe.

Toutefois, si multipliée que soit cette présence effective de l’Asiatique, elle retient moins notre attention que sa présence morale, la seule qui compte vraiment du point de vue où nous nous plaçons. C’est en effet de celle-ci surtout que nous cherchons à dégager les effets. C’est elle qui nous intéresse en premier lieu, tant pour sa valeur propre que par les modifications qu’elle peut apporter à notre jugement, sinon à nos règles de vie.

Mais ce n’est pas tout. Il nous faut encore souligner que le mot Asie exprime ici l’Asie orientale, cette partie de l’Asie où l’habitant a été moins tôt et moins souvent en contact avec des Européens que celui de l’Asie plus rapprochée de nous, celui qui, d’une façon générale, a mieux conservé les mœurs, les traditions, les croyances, en un mot la civilisation du terroir asiatique. Nous voulons parler de la Chine et des pays dont la civilisation procède de la civilisation chinoise, à commencer par le Japon.

Sans doute, cette délimitation géographique s’impose moins dans cet essai que dans notre Unité de l’Asie, ou du moins le fait que l’on voit des Asiatiques en guerre les uns contre les autres n’est plus à opposer à notre thèse d’aujourd’hui ; néanmoins, nous avons tenu à fixer les idées également sur ce point.

En bref, présence de l’Asie, c’est l’apparition de l’âme chinoise, de l’âme japonaise, c’est l’arrivée sur notre plan d’action de façons de penser et d’agir qui ne sont pas les nôtres, mais qui dorénavant s’ajouteront aux nôtres. S’y mêleront-elles ou y resteront-elles simplement juxtaposées ? En un mot quelle valeur réelle faut-il leur accorder ? C’est à quoi nous essayerons de répondre.

S’il est un fait sur lequel nous sommes souvent revenu à propos de l’Extrême-Orient, c’est celui de l’œuvre entreprise par les Européens sur les peuples d’Asie pour les instruire, les élever, les transformer dans un but qui certes n’était pas absolument désintéressé, mais qui pourtant avait sa noblesse et sa grandeur.

Cette œuvre a porté certains fruits que les Européens n’avaient pas prévus ou auxquels ils n’avaient qu’insuffisamment pensé et qui les surprirent. Il est pourtant naturel que des peuples auxquels vous inculquez votre savoir et vos doctrines les utilisent et, ce faisant, prétendent à se placer sur le même plan que leurs éducateurs ; il faut être logique avec soi-même et accepter les conséquences de ses actes ; celle-ci comme les autres. Les leçons de l’Europe furent pour les peuples d’Asie une sorte de Risorgimento ; elles les arrachèrent à la léthargie dans laquelle ils étaient. La vieille Chine routière des Mandchous céda le pas à la jeune Chine révolutionnaire ; le Japon fermé des samouraïs et des daïmios s’ouvrit en même temps qu’aux Européens au nationalisme agissant du Meïji.

En Chine comme au Japon, le contact des Européens fit perdre à ces derniers une partie du prestige dont ils étaient entourés ; plus les rapports se multipliaient entre eux et les Asiatiques, plus leurs idées et leurs connaissances scientifiques pénétraient dans les cerveaux asiatiques, plus s’émoussait leur prestige ; la guerre de 1914, cette ruée des Européens les uns contre les autres, acheva de le ruiner.

Ainsi, d’une part l’acquisition du savoir européen et l’imitation des créations dont ils étaient capables, d’autre part le spectacle de l’entre-déchirement des prosélytes d’une civilisation prétendue souveraine, donnèrent aux Asiatiques l’envie de se libérer des entraves dans lesquelles les tenaient les Européens par le privilège qu’ils leur avaient accordé chez eux.

D’aucuns parmi nous n’ont alors voulu voir que xénophobie dans l’attitude nouvelle des Asiatiques à notre égard. Certes, il est indéniable que cette attitude provenait de la rencontre de deux races différentes que rien encore ne rapprochait, bien au contraire ! Cependant, un autre sentiment était au fond. Ces peuples reprenaient conscience d’eux-mêmes ; ils se réveillaient après être restés longtemps endormis ; tout en nous imitant, ils revivaient leur passé, ils évoquaient leur civilisation millénaire, les fastes de leur histoire ; l’orgueil soulevait leur poitrine et le besoin d’indépendance grandissait en eux.

Lorsque nous avons essayé de dégager les caractères de cette civilisation dont à juste titre les Asiatiques se montraient si fiers, nous avons conclu, on l’a vu, à une unité d’ordre moral qui reposait sur une sorte de compromis entre l’esprit d’imitation à tendance matérialiste et une volonté arrêtée de défense raciale d’essence spirituelle.

Quelqu’un qui nous avait bien compris écrivait alors : « Notre Europe, qui juge des choses d’après un rationalisme qui donne à l’esprit une place éminente et indépendante du monde extérieur, ne peut guère arriver à comprendre le panthéisme flottant de cette grande masse asiatique. C’est cet état particulier que nous taxons peut-être à tort d’inconscience, qui fait justement cette unité de l’Asie »[3].

En somme, notre enseignement aboutit à éveiller chez les Asiatiques le goût de l’indépendance et nous ne tardâmes pas à nous en apercevoir. Leur esprit d’imitation et leur habileté à copier les mirent vite à même de produire eux-mêmes ce qu’ils voyaient chez nous. Ils se crurent arrivés d’emblée au même plan.

Un jour que nous rappelions à de jeunes Asiatiques évolués l’état dans lequel les blancs avaient trouvé leur pays et celui dans lequel il était à présent : « Peu nous importe le passé dont vous nous parlez, nous fut-il répondu, nous ne l’avons pas connu. Nous avons trouvé notre pays dans l’état où vous l’avez mis et nous sommes nous-mêmes faits par vous à votre image : ingénieur, médecins, juristes. La réalité est telle ».

Réponse typique et que recevait dans tout l’Extrême-Orient quiconque s’avisait de soulever la question ; réponse qui révélait clairement la conviction de ceux qui la faisaient d’être à égalité avec les blancs et mieux encore, car outre l’acquis de notre civilisation, les Asiatiques conservaient au fond d’eux-mêmes l’orgueil de la leur qu’ils jugeaient moralement supérieure à la nôtre, qu’ils ne connaissaient d’ailleurs, sauf exception, que sous son aspect matériel.

Bien que l’on puisse faire remonter un peu plus haut l’effet produit par la première rencontre des deux civilisations, ce n’est guère qu’en 1905 que les conséquences s’en firent pleinement sentir. La victoire japonaise de 1895 sur la Chine avait bien suscité dans certains milieux chinois l’envie des réformes ; mais celle de 1905 sur les Russes poussa toute la jeunesse chinoise des écoles dans les rangs des novateurs.

Au Japon, l’effet s’était produit dès l’ouverture de cette période que l’on a appelée l’ère du Meiji ou du « gouvernement brillant », qu’inaugura l’empereur Moutsou Hito, vainqueur du shogounat.

Si, dans les deux pays, le but visé était les réformes en vue de s’affranchir de la tutelle des puissances, la façon de les concevoir était très différente en Chine et au Japon. Les jeunes Chinois allèrent d’un coup aux réformes extrêmes, aux doctrines européennes les plus avancées. L’organisme chinois issu d’un nationalisme étroit et millénaire était moins souple, partant moins apte aux transformations ordonnées que ne l’était l’organisme japonais, exercé aux assimilations partielles, qu’elles lui vinssent de la Chine, de l’Inde ou de l’Europe.

Depuis ces débuts relativement récents, l’évolution de l’Extrême-Orient a marché à grands pas. Il ne saurait être question pour l’Occident de la modérer. Des événements comme ceux de 1914 et ceux d’à présent ne sont pas faits pour l’y aider. Alliés des Européens et des Américains dans la précédente guerre, les Asiatiques ont déjà acquis vis-à-vis d’eux une partie de l’indépendance qu’ils recherchaient. La dernière étape est à présent franchie. Attendons-nous à voir en découler toutes les conséquences.

Lorsqu’on aborde de pareils sujets, on en revient toujours au mot de Kipling : « L’Orient et l’Occident ne se rencontreront jamais ». La première fois que cette phrase nous tomba sous les yeux — il y a longtemps — le peu que nous savions des Orientaux ne nous en fit pas mesurer la portée, mais après plus de trente ans de constante relation avec des Orientaux et des Extrême-Orientaux, nous nous étonnons chaque fois que nous la rencontrons de l’impression qu’elle nous laisse. Il semble qu’il émane de ces quelques mots un pouvoir étrange, fatidique, qui étreint presque physiquement comme un sort qu’on vous jette…

C’est chose si usée que de comparer l’Orient et l’Occident que nous voudrions l’éviter ; nous voudrions éviter surtout de répéter ce que nous avons dit ailleurs sur ce sujet. Il est bon toutefois de rappeler, pour la position de notre thèse, que malgré l’abîme qui les sépare et bien que l’Orient prétende rester le grand maître de la conception spiritualiste du monde, il a conscience de son infériorité devant la précision occidentale. Mais si pourtant on peut, d’une façon générale, parler d’adaptation à l’esprit occidental chez les Orientaux, il ne faut pas croire à la recherche par eux d’une véritable modification intérieure. « Lorsque nous apprenons qu’une transformation s’opère dans le peuple japonais, nous croyons trop aisément que celle-ci s’accomplit selon nos vues et qu’il s’agit d’une européanisation foncière. Seule, la civilisation matérielle est à l’image de l’Occident. Le côté extérieur est occidental, mais l’esprit demeure japonais ». Ainsi s’exprimait Mme  Lily Abegg dans l’avant-propos de son intéressant ouvrage intitulé Yamato (Fayard).

Il nous apparaît donc que l’Orient vient à nous avec une volonté bien arrêtée de conserver son caractère et même, plus il se rapproche de nous par certains côtés, plus cette volonté s’affirme. C’est le sort de tous les peuples qui apprennent à se connaître. Si l’amitié survit à certaines frictions, la connaissance que chacun acquiert des faiblesses ou des défauts de l’autre rend les rapports entre eux plus circonspects ; les yeux s’ouvrent, chacun rentre en soi-même et veut conserver pour ainsi dire sa personnalité, son originalité. Mais si l’amitié doit subsister dans ce nouvel état, elle n’en est que plus solide et plus durable parce qu’elle est sans illusion.

Constatons d’autre part qu’une évolution est en train de se faire dans la pensée occidentale à propos de l’Orient. Nouveaux croisés d’une croisade pacifique, nous allons chez les Orientaux nous livrer à des spéculations dont la rigueur cartésienne est exclue, en quête d’apports intellectuels qui enrichissent la pensée de nos philosophes et nous devons admettre que si l’Asie peut être un mets dangereux, il n’empoisonne tout de même pas tous ceux qui le mangent, contrairement à ce que pensait Gobineau.

D’ailleurs, qu’on le veuille ou non, les temps sont révolus où l’ordre asiatique et l’ordre européen pouvaient coexister isolés l’un de l’autre. Sans parler d’autre chose, les simples moyens matériels qu’ont aujourd’hui Européens et Asiatiques de communiquer entre eux les obligent à se connaître.

Cela dit, quelle valeur devons-nous accorder à la nouveauté qui fait l’objet de cette étude : la présence de l’Asie ? Cette présence existe-t-elle en profondeur ou n’est-elle qu’en surface, fugitive et passagère comme une mode ? On sait que le XVIIIe siècle fut entiché de « chinoiseries » et que si fantaisiste que fut alors la représentation des habitants et des choses de la Chine, ce pays fut à l’ordre du jour dans diverses nations européennes et que depuis l’art décoratif avec Huet jusqu’à la satire politique avec Goldsmith, il servit aux artistes et aux écrivains de sujet, d’exemple et d’argument, sans être le moins du monde connu d’eux.

Nous n’en sommes plus là. Chine et Japon sont connus de nos jours d’assez de gens pour que des erreurs trop lourdes ou des fantaisies trop libres ne soient plus permises à leur endroit. Toutefois nous reposons la question : la présence de l’Asie résulte-t-elle d’apports définitifs ou au contraire momentanés ?

À cette question, nous répondons sans hésiter : il n’est pas douteux que l’Asie soit entrée pour toujours dans le circuit de l’activité mondiale. La guerre actuelle fait franchir aux Asiatiques la dernière étape et ne serait-ce que pour cela, l’on aurait raison de dire qu’elle aura été plus constructive que destructive. Toutes les guerres tendent à quelque ordre nouveau plus ou moins prémédité et plus ou moins marqué, mais celle-ci plus encore que les autres. Ne sera-ce pas un ordre tout nouveau que celui où l’Asie apparaîtra sur le plan de continents dont la civilisation est au fond totalement différente de la sienne ? Il a fallu des siècles pour en arriver là. On sera d’accord avec nous pour reconnaître que cela mérite qu’on s’y arrête.

  1. Voir Unité de l’Asie, pp. 16 et suiv. (Bosc et Riou, Lyon.)
  2. André Joussain, Les sentiments et l’intelligence, p. 229. (Flammarion.)
  3. Echo de Savoie, 25 décembre 1941, article de Paul Guiton.