V

Les considérations qui précèdent nous amènent naturellement au seuil de la pensée spirituelle de l’Extrême-Orient.

Des quatre religions universelles : le judaïsme, le bouddhisme, le christianisme et l’islamisme, le bouddhisme est incontestablement la plus répandue en Extrême-Orient. On a fait entre le bouddhisme et le christianisme des rapprochements qui ne sont pas absolument arbitraires.

« L’analogie entre le bouddhisme et le christianisme, écrit Salomon Reinach, a été remarquée, de bonne heure, et a donné lieu à des hypothèses aventureuses. En réalité les ressemblances les plus précises portent sur des légendes apocryphes et tardives comme celles de la naissance miraculeuse du Bouddha, du saint vieillard et des pèlerins venus de loin pour le saluer au berceau. Ces histoires sont probablement des emprunts postérieurs faits par le bouddhisme au christianisme. D’autre part, le christianisme s’appropria la légende du Bouddho et la mit en œuvre dans le conte pieux du moine chrétien Barlaam, qui convertit en Inde le fils du roi Josaphat (VI6e s. ?).[1] Quant à la parenté intime des doctrines, elle est assurément remarquable, mais rien n’autorise à admettre que le bouddhisme ait fait école en Palestine, bien que le roi Açoka, vers 250, se vante d’avoir envoyé des missionnaires chez les rois grecs ses voisins, en Syrie et en Egypte. »[2]

Il est bien évident qu’en dépit de l’analogie de la parenté des doctrines que souligne Salomon Reinach, le bouddhisme n’est pas appelé à avoir un grand nombre d’adeptes dans nos pays. Le snobisme peut évidemment s’en mêler et des cérémonies bouddhiques comme celles à laquelle nous assistâmes un jour au Musée Guimet, à Paris, se multiplier pour l’agrément des snobs et des esthètes, mais de là à conquérir les âmes, il y a loin et nous connaissons maints lecteurs d’ouvrages sur

la religion bouddhique qui, une fois le livre fermé, se soucient peu d’en appliquer le contenu.

Sans doute, le sentiment de pitié pour tous les êtres qui est à la base du bouddhisme paraît, au premier abord, l’équivalent de l’amour-charité du chrétien tel que nous l’avons défini plus haut. Mais il y a dans la charité chrétienne un principe de vie, une flamme qu’il n’y a pas dans le bouddhisme. C’est cette flamme qui crée le prosélytisme des missionnaires chrétiens, catholiques et protestants. « Le bouddhisme, écrit Bergson, manque de chaleur ; comme l’a dit très justement un historien des religions, il a ignoré le don total et mystérieux de soi-même[3]. La charité est une passion envahissante qui ne connaît pas de bornes. La pitié bouddhique pour tous les êtres est toute différente. Elle souhaite leur anéantissement, leur évasion du monde des apparences ; elle ne comporte donc pas d’amour puisque tout amour s’oppose à l’anéantissement définitif. Elle tend plus à éteindre « le feu de la haine » (Mahavagga) qu’à allumer celui de l’amour. La charité est un fruit des pays chrétiens.

Il manque au bouddhisme l’unique fondement : Dieu. Toute son insuffisance vient de là. Sa valeur positive ne parvient pas à se dégager, à s’affirmer. Si Dieu n’en est pas formellement rejeté, du moins il en est absent. Si un Absolu peut en tenir la place, ce ne pourra être que le Nirvana. Lui seul est un élément immortel, mais le Nirvana ne fonde pas un théïsme. Dans tout être vivant repose un bouddha. La divinité n’est rien que la spiritualité de vous-même ». Cette doctrine se trouve dans le bouddhisme comme attitude fondamentale.

L’absence de Dieu a permis de se demander si le bouddhisme était une religion. Un théologien a répondu par l’affirmative « parce que, dit-il éloquemment, il prend tout l’homme avec toutes ses puissances et répond, spéculativement et pratiquement au problème total de la destinée ; parce qu’il demande une véritable « conversion », un renversement aussi radical que possible du naturalisme instinctif ; parce qu’il crée une communion humaine ; parce qu’on y sent le frémissement de l’être spirituel au contact mystérieux du Sacré. »

Aussi bien, le bouddhisme affecte-t-il des formes très diverses suivant les pays où il est pratiqué. Il nous paraît intéressant d’en indiquer les grandes lignes à cause du manque d’unité qu’elles révèlent et de la conclusion qu’on en peut tirer. Le bouddhisme est réparti sur trois territoires différents : le bouddhisme du sud, le bouddhisme du nord, le bouddhisme de l’est. Le bouddhisme du sud comprend : Ceylan, la Birmanie, le Siam (Thaïlande), le Cambodge et conserve de minces vestiges en Insulinde, où il a été supplanté par l’islamisme et le brahmanisme aux XVe et XVIe siècles. Il a disparu de l’Inde où il a joué un rôle immense entre le VIIIe et le XIIe siècle et n’a plus guère de fidèles qu’à Ceylan et dans l’Himalaya ; quatre à cinq millions tout au plus.

Le bouddhisme du nord englobe les États de l’Himalaya (Nepal, Bhatan, Sikkim, Cachemire), le Tibet, la Mongolie et des parcelles de Sibérie.

Le bouddhisme de l’est règne en Chine, en Mandchourie, en Annam, en Cochinchine, en Corée, au Japon.

Le bouddhisme du sud est celui qui a gardé le plus d’éléments constitutifs du bouddhisme ancien. Ceci résulte du maintien dans ces régions de la doctrine de l’hinayana ou « petit véhicule » et aussi des conditions de climat et de vie sociale analogues à celles du pays d’origine du bouddhisme. Le costume des moines peut s’y conformer aux prescriptions des trois vêtements, l’habitation consiste en une « hutte de feuilles » où l’on est seul ou avec un seul compagnon, exception faite pour les grands couvents de Colombo, Candy, Rangoon et Bangkok, où les conditions d’existence restent malgré tout très simples. Ensuite, les moines mendient leur subsistance comme le Bouddha le prescrit à ses disciples, sauf encore dans les grands couvents où les aliments sont préparés pour tous. Enfin, pendant les trois mois de la saison des pluies, les moines ne sortent pas ainsi qu’il est prescrit.

Les populations témoignent généralement de la déférence aux moines du sud qui font, d’ailleurs, bonne impression sur les étrangers.

Le bouddhisme du nord, dit lamaïsme, ne jouit pas de la même sympathie. Il pèse sur les populations comme un joug d’esclavage, il exerce sur elles un pouvoir presque illimité. Sans doute, il les a plus ou moins instruites, mais en même temps il les a rivées à l’obéissance. Les couvents forment de petites cités où habitent des milliers de moines derrière des murs hauts comme des remparts.

Le panthéon lamaïste est d’une richesse exubérante. Non seulement, on y trouve des figures hindoues, mais les créations de l’imagination du mahayana ou « grand véhicule ».

L’inhospitalité du territoire montagneux du Tibet explique que ce pays soit resté longtemps sans contact avec le bouddhisme. L’arrivée de celui-ci au VIIe siècle après Jésus-Christ eut pour cause la sagacité politique d’un souverain ; Irang Tsan Gamno. Vers 640, il envoya des ambassadeurs dans l’Inde et prit en main l’installation du bouddhisme. C’est lui qui fit de Lhassa la capitale.

Le bouddhisme introduit au Tibet était celui du mahayana sous les formes de l’école dite de tantra (le tantrisme) qui associait le nihilisme du mahayana philosophique, lequel après avoir nié la réalité des choses, niait jusqu’au monde spirituel et présentait comme notion fondamentale celle du vide (sunyata) — à un culte très bigarré et qui parlait aux sens (magie, miracles, érotisme).

Ses progrès pourtant furent lents, la religion indigène (bonpa) culte primitif de la nature et des esprits restait vivace. Il s’affirme seulement vers le milieu du VIIIe siècle, grâce à l’indien Padma Sambhava. A partir du Xe siècle, les moines (lama) s’imposèrent au pays. Finalement, il y eut deux grands lamas, l’un à Lhasas : le delaï lama, l’autre à Tachi-Lumpo : le Pantschen erdeni. Le premier passe pour incarner le bodhisattva Padmopani que l’on considère comme une sorte de dieu tutélaire du Tibet.

Le lamaïsme s’étendit à toute la Mongolie et au delà aux XIIIe et XIVe siècles, quand s’érigèrent les empires mongols auxquels la Chine elle-même fut soumise. L’empereur mongol Goubilaï-Khan à la Cour duquel séjourna Marco Polo, contribua beaucoup à le répandre parmi les Mongols. Le lamaïme règne encore exclusivement en Mongolie.

Le bouddhisme de l’est exerce un pouvoir beaucoup moins absolu que le précédent. Son courant coule à côté de plusieurs autres. Les caractères des conceptions religieuses établies en Chine et au Japon avant son arrivée ont même exercé une influence très nette parfois sur la physionomie qu’il y a prise. Ainsi, le bouddhisattva Kouannin (en japonais Kwan) divinité de la compassion, est une création chinoise. Le culte des ancêtres étranger au fond bouddhique, y a pourtant été accueilli. Inversement, le bouddhisme a agi de son côté : c’est ainsi que le shinto japonais lui-même tomba sous sa dépendance et devint une sorte de secte bouddhique jusqu’à l’époque du Meiji (1868) où il fut pleinement restauré.

Le bouddhisme fit son apparition en Chine au milieu du premier siècle de notre ère. Il y trouva un peuple en possession d’idées et d’institutions religieuses. Cependant, l’empereur Ming-Ti s’éprit de cette nouvelle doctrine et envoya chercher dans l’Inde deux moines bouddhistes qu’il chargea de la répandre. Mais le caractère monacal de ces prosélytes ne plaisait guère aux Chinois qui tenaient avant tout à la vie de famille : il fallut l’encouragement du souverain pour que le bouddhisme s’implantât en Chine, où il se fortifia grandement au IIe siècle, puis au IVe. Au VIe, l’empereur Wou-Ti le favorisa et c’est sous le règne de ce souverain que le docteur indien Bodhidharma s’établit en Chine.

Le couvent bouddhiste partage en Chine, la souveraineté avec le couvent taoïste, avec les temples des divinités de la religion d’Etat et avec les sanctuaires des ancêtres. On compte quatre grandes séries de couvents situés dans quatre emplacements favorisés par la nature : à l’est, l’île de Pûto, devant la province de Tché-Kiang ; à l’ouest, le mont O-Mi, au Seutchouen ; au nord, le Wu-Taïchan, dans le Chansi ; et au sud, le Tchim-Hua-Chan, dans le Yang-Tsé moyen. Toute l’année et de toute la Chine, les pèlerins affluent dans ces couvents ; ils appartiennent surtout au bas peuple ; en général les lettrés méprisent les « gens rasés ». Pourtant l’impératrice Tseu-Hi était bouddhiste. Il faut dire que les moines vraiment instruits et possédant une culture profonde sont rares. Depuis plusieurs siècles, le bouddhisme chinois a sombré dans la pratique machinale.

Il en va tout autrement du Japon. Bien que le bouddhisme japonais ait pour type fondamental celui de la Chine, la vie spirituelle du bouddhisme s’affirme encore au Japon. Dans les dernières décades, c’est le bouddhisme japonais qui s’est manifesté comme le rameau le plus vivace de cette religion par la culture de l’idéal religieux, le souci du peuple, le travail scientifique ; il a envoyé des missions en Amérique et en Europe.

En Corée et en Annam, le bouddhisme est actuellement sans puissance. Il atteignit la Corée au IVe siècle et s’y épanouit entre 900 et 1400. Sa décadence aujourd’hui est complète. Les Coréens cherchent plutôt leur salut dans les vieux cultes naturels et démoniaques antérieurs au bouddhisme. Le bouddhisme japonais a tenté récemment, non sans succès, d’insuffler au bouddhisme coréen une vie nouvelle.

Le bouddhisme parvint en Annam beaucoup plus tard qu’en Corée. Il peut sembler surprenant que ce pays indochinois n’ait pas plus tôt subi l’influence du bouddhisme de ses voisins le Siam et le Cambodge, mais il faut observer qu’au sud et au sud-ouest, l’Annam était depuis longtemps entouré d’ennemis, notamment les anciens royaumes de Tchampa et de Khmer (Cochinchine et Cambodge actuels), tandis qu’au nord il s’ouvrait aux influences de la Chine. Ce sont la religion chinoise de l’Etat et la philosophie confuciste qui donnèrent à l’Annam son armature spirituelle. Malgré tout, le bouddhisme sous ses formes chinoises a subsisté en Annam jusqu’à nos jours à l’état de courant secondaire.

Telles sont en peu de mots la répartition géographique actuelle du bouddhisme et les formes qu’il affecte dans les différents pays où on le pratique. L’on voit combien ces formes sont variées et combien diffère, d’une région à l’autre, l’esprit qui les crée. Autrement dit en même temps qu’il perd son unité, son essence s’altère. On voit mal, dans ces conditions, l’influence du bouddhisme se répandre en Occident, même si de quelques pays, du Japon par exemple où sa vie spirituelle s’affirme plus qu’ailleurs, un effort était fait dans ce sens. Il ne faut pas d’ailleurs prendre les missions que le Japon a envoyées en Amérique et en Europe pour des missions comparables aux missions chrétiennes. Ce sont des missions exclusivement scientifiques qui se rendent auprès de professeurs, de spécialistes des études bouddhiques et ne font pas de prosélytisme.

Ce ne sont pas les autres religions pratiquées en Chine telles que le taoïsme, ensemble de pratiques superstitieuses, le confuciisme, morale qui tient lieu de religion pour le Chinois, lequel, ainsi que l’a écrit Gobineau, « bien repu de riz et avec son habit de coton sur le dos, ne se soucia pas d’affronter le bâton des hommes de police pour la plus grande gloire d’une abstraction »[4], ce ne sont pas, disons-nous, ces religions qui peuvent se répandre en Europe. Ce n’est pas davantage le shintoïsme ou quelque secte bouddhique du Japon.

Le shintoïsme est à la fois le culte de la patrie et de l’empereur. Les deux cultes se confondent. L’empereur n’est pas souverain par la grâce de Dieu, mais il est lui-même un être divin. Et que l’on ne croie pas que ce soit une croyance désuète ou qui n’existe plus qu’à l’état de souvenir. Un procès retentissant intenté il y a quelques années au professeur Minobe de l’Université impériale de Tokio prouve le contraire. Celui-ci avait employé l’expression « organe de l’Etat » pour décrire le rôle de l’empereur. Expression sacrilège. Le professeur dut donner sa démission et ses livres furent interdits. Intactes sont les traditions relatives à l’empereur et à la famille impériale qui sont les bases mêmes de la nation. Sans la Maison impériale, pas de shintoïsme, pas de morale japonaise, pas de Yamato Damashi et sans Yamato Damashi pas de Japon ; la vénération pour l’empereur se confond avec le patriotisme et le Japonais se bat et meurt pour l’empereur.

Rappelons en deux mots la filiation divine du souverain. Le premier empereur du Japon, le légendaire Jimmu (660-585 a.c.) est descendant direct de la déesse du Soleil Amateras ; l’empereur actuel est le 123e descendant de Jimmu. Lorsque la déesse envoya celui-ci dans les montagnes japonaises, elle lui donna trois objets : un glaive, un miroir et une pierre précieuse, dans lesquels certains voient les symboles du courage, de la sagesse et de la bonté.

Ces trois objets sacrés se sont toujours trouvés en possession de l’empereur régnant. Ainsi la dynastie japonaise règne depuis 2.500 ans.

C’est sous l’aspect de culte impérial, de culte d’Etat, que le shintoïsme est surtout connu des Européens, mais il faut aller plus au fond.

Le shintoïsme est originellement une religion naturelle. M. Jean Ray[5], dans une page trop dépendante peut-être des théories actuellement en vogue sur l’origine de la religion, écrit :

« Celle des religions japonaises dont la souche est la plus ancienne, c’est le Shinto ; les historiens y reconnaissent aisément les traces diversement oblitérées de croyances archaïques qui se retrouvent ailleurs : totémisme, phallicisme, animisme ; on y rencontre une divinisation de toutes les forces de la nature, l’idée que tous les êtres sont plus ou moins des dieux, le culte de la montagne, de l’arbre, de la cascade… Sur cet ensemble riche et varié de croyances qui semblent liées aux traditions les plus anciennes du pays, sont venues non seulement se superposer, mais se greffer de puissants apports du continent. Le plus important, assurément, fut celui du bouddhisme.

Le bouddhisme, par des contacts, des apports, a haussé le shintoïsme au niveau d’une religion de sentiment national. Finalement, un édit impérial du XVIIIe siècle l’a placé au rang de service d’Etat. Il est alors devenu l’expression de la foi en tout ce que le Nippon est capable de réaliser de grand. Tout Japonais doit fréquenter ses temples tout en restant libre de pratiquer en même temps une autre religion, fût-ce la religion catholique.

Shinto, voie des dieux, Kodo, voie impériale, Bushido, voie du chevalier, ne sont qu’une même doctrine dont le nom varie selon qu’il s’agit du culte de l’empereur ou d’une éthique, mais qui obéit à une seule inspiration : le Yamato Damashi. »

Le bushido n’est pas comme on croit souvent un simple code de l’honneur qui se forma au XVe siècle quand s’établit au Japon la condition du samouraï, c’est-à-dire à l’époque où les rudes guerriers de Kamakoura commencèrent à s’en prendre à la cour de Kyoto dont les raffinements étaient excessifs et la noblesse effeminée. Sans doute, il ne s’appliqua d’abord que dans la classe des samouraïs, mais peu à peu, toutes les classes de la société eurent leurs propres préceptes. Il est à la fois une éthique, une esthétique et une morale dont la plupart des préceptes viennent de Confucius.

Le samouraï doit veiller à sa tenue morale et physique ; il doit être droit et loyal, ne pas s’abandonner à des vices grossiers, comme l’ivresse, car il manquerait de noblesse, de caractère et de goût ; il transgresserait les règles de l’esthétique et offenserait la morale. Esthétique et morale sont deux notions étroitement associées au sentiment d’union avec la nature qui est à la base du bushido et c’est en harmonie avec la nature qui est franche et belle que le samouraï veut vivre.

Or l’on a vu plus haut comment l’artisan lui-même s’efforce de travailler toujours en harmonie avec la nature. La tradition du bushido est pour lui toujours valable.

Mais qu’est-ce que le Yamato Damashi qui doit inspirer le Japonais, quel que soit son état ou sa profession ?

Littéralement ces deux mots signifient « l’esprit japonais », le souffle qui pousse aux grands sacrifices, la force d’âme qui soutient dans les grandes épreuves. Les Japonais disent couramment non pas la race japonaise, mais la race, le peuple, la patrie yamato, c’est-à-dire la patrie de la force d’âme. Le Yamato Damashi est à la base de la vie et de l’évolution du pays, c’est l’explication de tout ce que celui-ci a fait de grand, l’origine de toutes ses forces, mais aussi de toutes ses faiblesses, car la tension héroïque, la hantise du devoir, le refoulement constant des sentiments ne sont pas sans danger pour un peuple.

Reconnaissons, pour finir, qu’il n’est pas facile pour des Occidentaux, de pénétrer les arcanes de la pensée japonaise. Ce n’est pas une raison suffisante pour s’en moquer. Le caractère japonais est compliqué ; il présente des contrastes absolus et témoigne des mouvements de l’âme les plus divers ; mais peut-être le Japonais nous est-il supérieur dans la connaissance de l’âme parce qu’il approfondit tout ce qui touche à ce domaine. Quoi qu’il en soit, la pensée spirituelle du Japon telle que nous venons de l’esquisser n’est pas appelée à plus d’épanouissement que le bouddhisme en Occident.

  1. Les brahmanes ayant prédit à la naissance du Bouddha que l’enfant renoncerait un jour à la couronne et le roi son père l’ayant vu en songe devenu ascète errant, le fit enfermer dans trois palais et ordonna d’écarter de sa vue tout ce qui pourrait l’attrister. Mais malgré ces précautions, Siddharta (c’est le premier nom du Bouddha) rencontra successivement un malade, un vieillard décrépit et un cadavre.
    De même, diverses circonstances révélèrent au fils du roi indien Josaphat, l’existence de la maladie, de la vieillesse et de la mort, malgré le soin qu’avait mis son père à dérober à sa vue le spectacle des misères de cette vie. Et comme le Bouddha renonça au trône après avoir fait la connaissance d’un religieux mendiant (bhikshu) pour mener une existence plus parfaite, le fils du roi Josaphat renonça également au trône et se fit ermite après avoir rencontré le moine chrétien Barlaam.
  2. Orpheus, par Salomon Reinach, p. 85 (Picard).
  3. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, p. 241 (Alcan).
  4. Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, p. 480 (Firmin Didot).
  5. Jean Ray, Le Japon, grande puissance moderne, p. 49 (Plon).