Félix Alcan (p. 168-173).
Livre V. Chapitre IV.

CHAPITRE IV

LA CONSCIENCE INDIVIDUELLE ET LA CONSCIENCE SOCIALE

Ce que nous avons dit précédemment nous permet de nous rendre compte clairement de l’antinomie, — non superficielle, mais réelle, — de l’individu et de la collectivité, de la conscience individuelle et de la conscience sociale.

Ici la question est double. Comme nous l’avons dit au début de ce travail, il y a des points de contact, mais aussi des divergences et des oppositions entre la conscience individuelle et la conscience sociale. Mais les oppositions l’emportent sur les harmonies.

Reconnaissons d’abord qu’il est impossible de séparer absolument la conscience individuelle de la conscience sociale. L’individu, comme on l’a dit cent fois, n’est pas un tout, mais un élément.

Mais de quoi est-il un élément ?

Suivant nous, l’individu est moins un élément de la société actuelle, de l’état social donné où il vit, que de cette société dynamique, idéale, qui se développe dans le temps et dans laquelle il n’est qu’un moment transitoire.

Suivant nous, si l’on veut se rendre vraiment compte des rapports de l’individu et de la société, il faut se faire de cette dernière non une conception statique, mais une conception dynamique.

Nous entendons par là que l’individu ne doit pas regarder autour de lui pour trouver son orientation et son idéal, mais qu’il doit regarder derrière lui et devant lui. Il n’est qu’un point dans une évolution éternelle, mais un point mouvant, actif, autonome dans une certaine mesure. « C’est dans l’individu, dit M. Paulhan, que commencent tous ces changements dont la puissance le dépasse tant et l’anéantit presque. C’est par lui, par son invention, qu’ils se transforment, c’est lui qui est le centre de cette action automatique ou volontaire par laquelle la société se protège ou se transforme. C’est lui qui a l’initiative des changements qui vont bouleverser le monde[1]… »

Nous ne nions pas pour cela l’action exercée sur l’individu par l’ambiance, mais il ne faut pas exagérer cette influence ni surtout la poser, comme l’ont fait certains (Spencer, par exemple), en précepte et en dogme. L’individu a le pouvoir et le droit de réagir contre l’ambiance. Celle-ci n’a d’autre valeur et d’autre rôle que de servir de point d’application et de stimulant aux énergies individuelles et de provoquer. — au besoin par réaction. — l’expansion de l’individualité. « En certains cas, dit M. Paulhan, l’individu a raison contre la foule, contre l’État, contre l’art de son temps, contre la science de ses contemporains ou contre la religion. Rembrandt avait raison contre ses contemporains qui le méconnaissaient, et Galilée avait raison contre ses juges. Mais en ce cas, l’individu ne tire pas seulement de lui-même son droit et sa force. Il représente des vérités, des beautés supérieures à celles qu’il combat. Il représente une société plus haute, plus grande que celle qui l’opprime, comme un désir noble éclos par hasard dans une âme de brute qui l’étouffé dédaigneusement. Et cette société il l’appelle, et dans une certaine mesure il la fait. »

Les points où se manifeste le conflit entre la conscience individuelle et la conscience sociale sont nombreux et importants. La conscience sociale tend naturellement à opprimer la conscience individuelle. Les grandes institutions sociales qu’on appelle une religion, une législation, une caste, une classe, tendent à se subordonner complètement l’individu. Toutefois, l’individu peut réagir et refuser de se laisser absorber et envahir par le groupe. La multiplicité même des cercles sociaux auxquels il participe peut être pour lui un moyen de libération, un moyen de dominer ces influences sociales dont chacune cherche à l’accaparer pour son compte. Il concentre dans sa conscience ces influences diverses, parfois antagonistes, et les combine quand il en a l’énergie intellectuelle, en une formule qui lui est propre. Ici agit la loi de différenciation sociale progressive de Simmel. Plus l’évolution avance, plus elle multiplie autour de l’individu les cercles sociaux et les influences sociales ; plus par là elle favorise son originalité et son indépendance. Et l’on arrive à ce fait paradoxal en apparence que l’indépendance de l’individu est en raison directe du nombre des cercles sociaux auxquels il participe.

Souvent il y a antinomie entre le progrès de la société et le progrès de la conscience individuelle. Mais lorsque le progrès de la société est en contradiction avec le progrès de l’individu, ce n’est qu’une apparence de progrès ; c’est un progrès faux et éphémère. C’est souvent un recul. Une société tend à enfermer l’individu dans la gangue de ses institutions stationnaires. Elle est essentiellement misonéiste et antiprogressiste. La conscience individuelle est la mère du Progrès ; elle est le germe mystérieux qui porte en lui l’avenir, semblable à la première cellule élémentaire, éclosion obscure et inquiète de la vie, qui portait en elle la genèse immense des vies futures. Toutes les fois qu’un progrès a été accompli, il l’a été par la conscience individuelle. « Les hommes, disait Galilée, ne sont pas semblables à des chevaux attachés à une voiture et qui tirent tous : ils sont comme des chevaux libres en train de courir et dont l’un gagne l’enjeu. »

La conscience individuelle l’emporte en clarté et en sincérité sur la conscience sociale.

En sincérité d’abord. La conscience sociale d’une époque donnée est un tissu de mensonges conventionnels, de mots d’ordres imposés et lâchement subis[2].

En clarté ensuite. La conscience sociale est un tissu de contradictions qu’une réflexion un peu pénétrante met à nu. Elle est pour ainsi dire la partie obscure, non pensante, des consciences individuelles. Elle n’est pas une pensée, mais une pseudo-pensée collective. Il y a dans une organisation sociale toutes sortes de principes qu’on invoque comme des vérités évidentes et dont on serait incapable de réaliser le contenu psychologique dans une pensée réelle. Ce sont de purs psittacismes.

C’est la conscience individuelle qui perce ces mensonges. C’est elle qui armée d’une ferme logique, résout les contradictions et met à néant les psittacismes sociaux. La conscience sociale, synthèse d’égoïsmes étroits, manque de l’esprit de finesse, de la force de pénétration et de l’indépendance avec laquelle un esprit individuel peut aborder les problèmes de la vie et de la société. Les jugements émis par les groupes sont forcément grossiers, massifs et tout d’une pièce. Un groupe juge les choses et les hommes d’une manière unilatérale. J’entends par là qu’il les voit uniquement sous l’angle de l’utilité actuelle du groupe. Si sur un seul point l’attitude d’un homme a été ou a paru être en contradiction avec le conformisme plus ou moins conventionnel du groupe, cet homme n’a à attendre aucun égard, aucune intelligence même dans les jugements qu’on portera sur lui. Cet on, cette force impersonnelle et anonyme, on, l’a condamné sans appel et sans danger aucun, car les jugements des groupes jouissent de l’irresponsabilité chère à la lâcheté. La responsabilité de chaque membre du groupe est noyée dans l’impunité de la collectivité.

Tels sont les jugements de groupe, de corps, de classe, etc. Fondés sur un égoïsme étroit, sur des intérêts présents et prochains, ils sont caractérisés par le manque du sens de la vie et de la mouvance des choses. Ils sont frappés au coin du plus parfait philistinisme. La conscience individuelle peut planer au-dessus de l’intérêt social actuel ; elle a le sens dynamique de la vie et du devenir, car elle est harmonieuse et artiste comme la vie elle-même. « Que de fois j’ai constaté, écrivait Guy de Maupassant, que l’intelligence s’agrandit et s’élève dès qu’on vit seul, qu’elle s’amoindrit et s’abaisse dès qu’on se mêle de nouveau aux autres hommes ! Les contacts, tout ce qu’on dit, tout ce qu’on est forcé d’écouter, d’entendre et de répondre, agissant sur la pensée. Un flux et reflux d’idées va de tête en tête, et un niveau s’établit, une moyenne d’intelligence pour toute agglomération nombreuse d’individus. Les qualités d’initiative intellectuelle, de réflexion sage et même de pénétration de tout homme isolé disparaissent dès que cet homme est mêlé à un grand nombre d’autres hommes[3] »

La réaction du groupe ravale l’intelligence comme la moralité de l’individu. « De nombreuses réunions d’hommes, dit M. Sighele, ravalent toujours, par une loi fatale de psychologie collective, la valeur intellectuelle de la décision à prendre[4]. » Quant à la nature de l’influence morale exercée par le groupement sur l’individu, voici une observation très juste de M. Sighele : « Regardez les enfants quand ils se trouvent ensemble, ils deviennent plus méchants et plus cruels que jamais. La niche un peu hardie, le petit vol, l’escalade d’un mur, qu’aucun n’aurait osé faire ou même méditer tout seul, ils y songent, et ils le font quand ils se trouvent plusieurs ou beaucoup ensemble. Nous-mêmes, nous autres hommes, nous devons reconnaître que s’il y a un cas où nous pouvons faillir aux lois de la délicatesse ou à celles de la pitié, c’est justement alors que nous sommes plusieurs ensemble ; car le courage du mal s’éveille en nous, et nous jugeons à la légère l’action peu correcte que seuls nous n’aurions jamais accomplie[5]. »

D’après Schopenhauer, la conscience sociale semble être l’incarnation du vouloir-vivre pur, séparé de l’intellect, du vouloir-vivre stupide, férocement et brutalement égoïste. La conscience individuelle est le foyer mystérieux où jaillit la petite flamme de l’intelligence libératrice qui soulève l’être au-dessus des égoïsmes et des férocités du vouloir-vivre. Qu’on interprète cette vue de Schopenhauer dans le sens pessimiste ou dans tout autre sens, peu importe ; cette vue est incontestable comme constatation d’un fait. La conscience sociale envisageant tout du point de vue statique, c’est-à-dire du point de vue des intérêts immédiats du groupe, est forcément oppressive et bornée ; la conscience individuelle qui concentre en elle les influences intellectuelles et morales qui composent ce dynamisme social qui se développe de génération en génération a devant elle des horizons illimités. Elle est la mère de l’Idéal, le foyer de lumière et de vie, le génie de libération et de salut.


  1. Paulhan, Physiologie de l’Esprit, p. 176 (Paris, F. Alcan)
  2. Voir le livre de M. Max Nordau, Les Mensonges conventionnels (Paris, F. Alcan).
  3. Guy de Maupassant, Sur l’Eau.
  4. Sighele, Psychologie des Sectes, p. 201.
  5. Sighele, op. cit., p. 215.