Félix Alcan (p. 164-167).
Livre V. Chapitre III.

CHAPITRE III

DE LA REFORMATION DES SOCIÉTÉS — DE LA REFORMATION DES CLASSES. — LA QUESTION DES ÉLITES

L’état d’amorphisme qui suit la destruction d’une société n’est que provisoire. Quand une société disparaît, les éléments laissés en liberté par cette destruction se réunissent bientôt sous l’empire des circonstances dans un ordre nouveau où toutefois quelque chose subsiste des formes anciennes.

Cette loi s’applique à ces sociétés spéciales qu’on appelle des classes. Détruites, elles renaissent sous une autre forme, avec un personnel différent, avec un esprit et une discipline sociale différente : mais elles renaissent toujours. Cette loi semble inéluctable. Sans doute, sous l’influence de la croissance des idées égalitaires, l’esprit de classe, l’esprit de hiérarchie subissent un affaiblissement. Mais ils ne disparaîtront vraisemblablement jamais. Il y aura toujours des classes et des hiérarchies moins fermées et moins rigides que par le passé, mais il y en aura toujours.

Le socialisme lui-même qui semble l’incarnation des idées égalitaires ne supprimera pas complètement les hiérarchies ni les classes.

Certains théoriciens établissent, il est vrai, une distinction entre deux idées : celle de la division du travail et celle de hiérarchie. Ils disent que le travail social peut être divisé sans que cette division comporte une hiérarchie. Tous seraient socialement égaux dans l’exercice de fonctions différentes.

Cet idéal, quand on y réfléchit, semble difficile à réaliser. — Le fait même qu’il y aurait des administrateurs et des administrés, des travailleurs et des organisateurs du travail, n’établirait-il pas entre eux une inégalité sociale ?

Il semble qu’aujourd’hui le socialisme subit une évolution et qu’il renonce à l’idée ancienne de l’absolue égalité sociale.

Un courant socialiste nouveau se dessine, qui insiste surtout sur les idées de différenciation et d’inégalité individuelles. Un socialiste allemand, M. S. Gystrow, dans un article récent publié à propos de la mort de Nietzche dans les Socialistische Monatshefte[1], s’exprime ainsi : « La conquête de la puissance économique est pour les ouvriers une tache de longue haleine, qui s’offre à eux comme elle s’est offerte autrefois à la bourgeoisie, laquelle n’a pas mis la main sur des fabriques et sur des maisons de commerce toutes faites, mais les a elle-même progressivement créées. C’est ainsi que s’est accomplie une immense différenciation dans la bourgeoisie primitivement homogène. Or, qui dit différenciation dit aristocratisation.

» En fait, la démocratisation économique est une aristocratisation de la masse. Ce que Bernstein a prophétisé se réalisera : le prolétariat ne restera pas un concept unitaire. Cela se vérifiera dans la mesure où les coopératives de consommation croîtront en étendue et par suite en responsabilité économique, et plus encore cela se verra avec les coopératives de production. Le mot salarié aura des sens aussi différents que le mot bourgeois aujourd’hui. Rien ne sculpte mieux la personnalité et ne le fait mieux émerger de la masse que la participation à la responsabilité économique. C’est d’abord sur ce terrain qu’est possible un développement de l’individualité intellectuelle et morale. » Le même auteur dit que dans le socialisme, il y a une question aristocratique au sein de la question sociale (Das ist die aristokratiache Frage innerhalb der sozialen)[2].

Beaucoup de démocrates français sont du même avis. Citons MM. G. Rénard et Izoulet. Ce dernier dit « que la démocratie tend à rendre à l’aristocratie personnelle sa place et son rôle usurpés par l’autre… La Révolution est venue substituer à une fausse élite l’élite vraie[3] ».

Cette question des élites sociales est une des plus délicates et des plus difficiles que l’on puisse aborder. Ainsi il est bien difficile de distinguer par un critérium sûr la vraie et la fausse élite. M. Izoulet, d’autre part, ne se fait-il pas illusion quand il croit à l’infaillibilité de mécanismes sociaux de sélection dans la démocratie ? Les aristocraties falottes qui émergent de notre démocratie d’aujourd’hui, toutes fondées sur le népotisme et le favoritisme ont-elles beaucoup plus de valeur que les aristocraties d’autrefois ? — C’est ce qu’il est bien malaisé de décider.

Une distinction propre peut-être à jeter quelque lumière sur la question est la suivante : Suivant nous, il n’y a pas de supériorité sociale, de supériorité de classe : il n’y a que des supériorités individuelles. L’idée de classe est vaine, mais l’idée d’élite (en entendant par là qu’il y a des inégalités intellectuelles et morales entre les individus) est indestructible. Suivant nous, même il y a antinomie entre l’idée de classe et l’idée d’élite. Par le fait qu’un homme accepte de faire partie d’une classe, même dirigeante ou soi-disant telle, par le fait seul d’adhérer à ses maximes convenues et à sa discipline sociale, il abdique dans une certaine mesure son individualité ; il se grégarise, il épouse les préjugés de classe de ses pairs ; il se domestique et tombe dans cette diminution intellectuelle et morale qu’on appelle l’esprit de corps ou l’esprit de classe.

En admettant que, par un fait exceptionnel, il soit capable de maintenir au sein de sa classe son indépendance intellectuelle et morale, ses descendants dégénéreront, ils se grégariseront. Ils jouiront de la situation acquise. Lui aura été peut être un créateur de vérité ou de richesse. Eux seront des parasites.

Comme nous l’avons dit, rien de plus difficile que de dire à quel signe on reconnaîtra l’élite, c’est-à-dire la supériorité individuelle ; car la prétendue supériorité sociale n’a aucune signification. Une seule chose est sûre : c’est que la supériorité intellectuelle et morale est chose essentiellement individuelle. Elle réside dans un individu, non dans une famille, ni dans une classe. Il n’y a pas de classe d’élite, il n’y a que des individus d’élite.

Par suite, si un régime social de l’avenir, qu’il s’appelle socialisme ou autrement, veut fonder une élite, qu’il jette par-dessus bord la notion de classe et même celle d’élite collective ; mais qu’il cultive, qu’il intensifie le sentiment de l’individualité et de la valeur individuelle. Qu’il fasse des hommes qui sachent être eux-mêmes.

Qu’il prenne pour devise l’aphorisme de Nietzche : « Vous ne devez pas seulement vous élargir, vous devez surtout vous grandir (Nicht nur fort sollt Ihr euch pflanzen, sondern hinauf). » Et nous ajouterons : Vous ne devez point vous grégariser, mais au contraire vous individualiser.


  1. Socialistische Monatshefte, octobre 1900 : Dr  Ernst Gystrow, Etwas über Nietzche und uns Sozialisten.
  2. Gystrow, Etwas über Nietzche und uns Sosialisten.
  3. Izoulet, La Cité moderne, introduction (Paris, F. Alcan).