Précaution/Chapitre XXXVI

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 257-260).



CHAPITRE XXXVI.


Un nouveau lord va paraître à Bath ; c’est un nouveau rival pour les amoureux.
Anstey. Le Guide de Bath


Les lettres de lady Laura avaient appris à ses amis qu’elle était décidée, ainsi que le colonel Denbigh, à rester auprès de son oncle jusqu’à ce qu’il fût tout à fait rétabli, et à se rendre alors à Denbigh-Castle, où ils espéraient voir le duc de Derwent et lady Henriette.

Émilie se sentit soulagée d’un grand poids en apprenant que l’entrevue qu’elle eût désiré éviter toute sa vie était du moins éloignée ; et sa tante remercia le ciel qui lui donnait le temps de combattre des sentiments que la pauvre enfant cherchait en, vain à arracher de son cœur.

Le caractère de Denbigh paraissait estimable sous tant de rapports, ses amis parlaient de lui avec un si vif enthousiasme, les lettres du bon docteur Yves respiraient tellement l’affection qu’il portait à son jeune ami, qu’Émilie se surprenait souvent occupée à peser et à examiner toutes les preuves de son crime, et cherchait à se persuader qu’une combinaison de circonstances avait pu la tromper. Mais bientôt l’idée de son mariage venait la tirer d’une dangereuse illusion ; elle se reprochait amèrement sa faiblesse et cherchait à rassembler toutes les preuves qui s’élevaient contre lui, afin de s’en faire une sauvegarde contre de trop chers souvenirs.

Derwent cependant contribuait puissamment à les lui rappeler ; et comme lady Henriette ne semblait se plaire que dans la société des Moseley, il ne se passait pas un jour sans que le duc trouvât l’occasion indirecte de faire sa cour à Émilie.

Celle-ci était loin de se douter de la conquête qu’elle avait faite ; elle se livrait avec ardeur aux distractions que lui offrait la société pour échapper à ses pensées, et elle avait du moins la consolation de voir que la peine qu’elle avait causée bien innocemment à son cousin Chatterton s’effaçait tous les jours, tandis qu’un nouvel amour se glissait insensiblement dans son cœur.

Lady Henriette ne pouvait être comparée à Émilie, ni pour l’esprit ni pour la figure ; cependant elle avait presque effacé l’impression que cette dernière avait faite sur le cœur de son cousin.

On peut se rappeler que Chatterton, au désespoir du refus d’Émilie, avait quitté B***, accompagné de Denbigh.

En arrivant à Londres, il apprit que c’était par la protection du duc de Derwent qu’il avait obtenu la place qu’il sollicitait depuis longtemps. Ne sachant à quoi attribuer l’intérêt que Sa Grâce avait bien voulu prendre à lui, mais pénétré de reconnaissance, il s’empressa de se rendre dans le Westmoreland, où le duc résidait alors, pour la lui exprimer.

Son air triste, si différent de celui qu’ils croyaient voir à un homme qui venait d’obtenir un des plus brillants emplois de la cour, frappa également le duc de Derwent et sa sœur. L’intérêt qu’il lut dans leurs regards, le besoin d’épancher ses chagrins, et sa franchise naturelle, le portèrent à leur en confier la cause ; et un double désir s’alluma dans le cœur de lady Henriette : celui de connaître la femme qui avait pu résister à l’amabilité de Chatterton, et bien plus encore celui de le consoler d’un amour sans espoir. Les manières de lady Henriette, quoiqu’elles n’eussent rien de trop décidé, étaient remarquables par cette aisance que donnent une éducation distinguée et l’habitude du grand monde.

Mrs Wilson avait remarqué que sa conduite avec Chatterton avait quelque chose de plus que l’amabilité qu’elle déployait avec ses autres adorateurs ; et elle pensait que son cœur pourrait bien faire pencher la balance en faveur du jeune baron. Celui-ci, de son côté, avait jugé que le moyen le plus sûr pour éloigner Émilie de ses pensées était de tâcher de les diriger vers une autre femme ; et, pendant le séjour qu’il fit dans le Westmoreland, la présence de lady Henriette, si douce, si compatissante et si aimable, l’avait puissamment aidé à l’exécution de son plan curatif.

Dans sa lettre à Émilie, Chatterton lui parlait des obligations qu’il avait à Denbigh, qui avait contribué à calmer les souffrances d’un amour malheureux ; mais il ne disait pas de quelle nature étaient ces obligations, ni si son ami avait employé d’autres arguments que ceux que devaient lui dicter la raison et le bon sens, et qu’il avait sans doute fait valoir avec la douceur et la persuasion qui le caractérisaient.

Chatterton n’avait point été formé par la nature pour aimer longtemps sans espérance, ni pour résister longtemps à ce qu’avait de flatteur la préférence d’une femme comme lady Henriette.

D’un autre côté, Derwent, quoiqu’il n’eût pas encore osé déclarer son amour à Émilie, en parlait ouvertement à ses amis ; et Mrs Wilson jugea prudent de sonder les dispositions de sa nièce, pour s’assurer si elle ne se trouvait pas de nouveau en danger de former une liaison que n’aurait pu approuver ni la religion ni la morale.

Derwent était un homme du monde, dans toute la force du terme ; mais il n’était chrétien que de nom, et la prudente veuve résolut de quitter Bath à l’instant où elle pourrait entrevoir le moindre fondement à ses craintes.

Environ dix jours après le départ de la douairière et de ses compagnes, lady Henriette, en arrivant un matin chez ses amies, leur dit avec gaieté : — Lady Moseley, j’ai maintenant l’espoir de vous présenter bientôt l’homme le plus estimable du royaume.

— Est-ce comme époux, lady Henriette ? demanda lady Moseley en souriant.

— Oh ! non, Madame, seulement comme cousin.

— Et il se nomme ?… Vous savez que nous sommes curieuses, ajouta Mrs Wilson en plaisantant, il se nomme ?…

— Pendennyss, ma chère dame ; de quel autre pourrais-je parler ? répondit lady Henriette.

— Et vous espérez voir arriver le comte à Bath ? s’écria vivement Mrs Wilson.

— Il nous en donne l’espoir, et Derwent lui a écrit aujourd’hui pour l’engager à hâter son départ.

— Je crains bien que vous ne soyez encore une fois trompée dans votre attente, ma sœur, dit le duc ; Pendennyss s’est pris tout à coup d’une si belle passion pour le pays de Galles, qu’il paraît bien difficile de l’en arracher.

— Sans doute, dit Mrs Wilson, il ira du moins à Londres cet hiver pour les séances du parlement ?

— Je l’espère, Madame, quoique pendant mon absence lord Eltringham ait sa procuration pour voter pour lui.

— Est-ce que Votre Grace se propose de prolonger aussi son absence ? dit sir Edward ; je comptais au nombre des plaisirs que je me promets à Londres celui de vous y voir.

— Vous êtes bien bon, sir Edward, répondit le duc en regardant Émilie ; je ne puis dire encore ce que je ferai : cela dépend de circonstances que j’ose à peine espérer.

Lady Henriette sourit, et tout le monde, à l’exception d’Émilie, comprit ce que son frère voulait dire.

— Lord Pendennyss paraît exciter l’admiration générale, dit Mrs Wilson.

— Et c’est à juste titre, s’écria Derwent : il a donné à toute la noblesse un exemple bien rare. Fils unique et possesseur d’une immense fortune, il a voulu ajouter un nouveau lustre au nom qu’il avait reçu de ses aïeux ; il a embrassé le parti des armes, et en peu d’années il s’est couvert de gloire. Mais ce n’était pas assez de montrer un courage à toute épreuve ; au milieu de ses nobles travaux, il n’a négligé aucun de ses devoirs comme homme.

— Ni comme chrétien, j’espère ? dit Mrs Wilson enchantée d’entendre ce pompeux éloge de son héros.

— Ni comme chrétien, continua le duc, du moins si je connais bien tous les devoirs qui sont attachés à ce titre.

— Votre Grace n’en est-elle pas bien sûre ? dit Émilie avec un sourire de bienveillance.

— Non, pas autant que je le devrais, répondit-il en rougissant un peu et en baissant la voix ; mais, avec de bons conseils, je crois que je pourrais tout apprendre.

Tout en parlant il avait attiré doucement Émilie dans l’embrasure d’une fenêtre. Lady Moseley ni lady Henriette ne le remarquèrent ; Mrs Wilson seule les suivit de l’œil. Elle vit Derwent parler à Émilie avec chaleur ; sa nièce avait l’air confus et embarrassé ; mais il lui fut impossible de saisir un mot de leur conversation.