Précaution/Chapitre XXXIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 238-248).



CHAPITRE XXXIV.


Quoi ! ma nièce, tout de bon, il vous faut un milord !
FordLa femme galante.


Les Moseley et leurs nouvelles connaissances continuèrent à se voir presque tous les jours, et l’intimité qui s’était établie entre eux augmenta de plus en plus. Dans le commencement, Émilie éprouvait un embarras qu’elle ne pouvait surmonter ; et, lorsque lady Laura parlait de son mari, le changement de couleur et le tremblement d’Émilie ne prouvaient que trop qu’elle n’avait pu encore triompher d’un sentiment qui était devenu coupable. Cependant, comme sa famille se plaisait beaucoup dans cette nouvelle société, et que sa tante pensait que le meilleur moyen de vaincre un reste de faiblesse était d’entendre souvent parler de Denbigh et de s’accoutumer à l’idée qu’il était le mari d’une autre, Émilie réussit à surmonter sa répugnance. Bientôt la tendresse de lady Laura pour Denbigh, et la haute opinion qu’elle avait de lui, et que son cœur ingénu exprimait de mille manières, inspirèrent à sa jeune amie le plus vif intérêt. Elle eût voulu épaissir encore le bandeau qui couvrait les yeux de la jeune épouse, et la retenir sur le bord de l’abîme où elle la voyait suspendue.

Egerton évitait soigneusement de se trouver avec les Moseley. Une seule fois, il essaya de renouveler connaissance avec John ; mais une réponse froide et dédaigneuse lui ôta pour toujours l’envie de tenter encore un raccommodement.

Nous ne savons ce qu’il avait pu dire à sa femme ; mais elle évitait comme lui la famille du baronnet, quoique, dans le fond de son cœur, elle eût bien désiré paraître sur le pied de l’intimité avec des personnes qui étaient liées avec des ducs et des marquis. Son incorrigible mère, qu’aucune considération ne pouvait retenir, était parvenue à forcer lady Henriette et la douairière à la saluer. Elle se targuait de cette distinction avec sa maladresse ordinaire, et lorsqu’elle les rencontrait dans les salons de réunion, elle ne faisait que passer et repasser devant elles, et devenait une connaissance extrêmement fatigante pour les deux dames.

Le duc cherchait toutes les occasions possibles de se rapprocher d’Émilie, et Mrs Wilson remarqua que sa nièce paraissait le voir avec plus de plaisir que les autres jeunes gens qui lui faisaient la cour. D’abord elle fut surprise de cette préférence, mais bientôt elle en découvrit le motif secret.

Le duc ressemblait d’une manière frappante à Denbigh ; le son de la voix, la démarche, les manières étaient les mêmes. Aussi, au premier coup d’œil, était-il facile de s’y méprendre ; mais, en l’observant avec plus d’attention, on découvrait des nuances assez marquées qui le faisaient aisément reconnaître. Le duc avait un air de hauteur et de fierté qu’on ne voyait jamais à son cousin. Il ne cherchait pas à cacher son admiration pour Émilie, et comme il ne lui adressait la parole qu’avec ce ton respectueux que Denbigh avait avec les femmes, et auquel le son de sa voix prêtait tant de charme, Mrs Wilson vit bientôt que les restes de son attachement pour l’un étaient les seules causes du plaisir avec lequel elle semblait écouter l’autre.

Le duc de Derwent était loin de posséder toutes les qualités solides que Mrs Wilson trouvait indispensables pour un mari ; mais comme elle savait que le cœur d’Émilie était encore trop malade pour concevoir un nouvel attachement, et que d’ailleurs elle avait une confiance entière dans les principes de sa nièce, elle ne voulut point éloigner d’elle un homme aimable qui pouvait la distraire.

— Votre nièce sera un jour duchesse, Mrs Wilson, lui dit tout bas lady Laura, un matin que Derwent et Émilie étaient occupés à parcourir ensemble un nouveau poëme. Derwent en lut un passage avec un feu et des inflexions de voix qui rappelaient tellement à Émilie la dernière lecture que Denbigh lui avait faite, qu’involontairement sa physionomie expressive trahit un sentiment qu’elle eût voulu se cacher à elle-même.

Mrs Wilson soupira en voyant la force d’un attachement que ni les principes les plus solides, ni les efforts les plus constants, ne pouvaient détruire, et elle répondit :

— Je ne crois pas du moins que ce soit la duchesse de Derwent ; et, entraînée par le cours de ses idées, elle ajouta imprudemment : — Mais c’est étonnant à quel point le duc ressemble par moments à votre mari !

Lady Laura parut un peu surprise et répondit : — Mais oui… un peu ; ils sont enfants de frères, comme vous savez ; et presque tous les membres de cette famille ont ce même son de voix qu’on n’oublie jamais dès qu’on l’a entendu. Pendennyss l’a également, quoiqu’il ne leur soit parent qu’à un degré plus éloigné, et on le retrouve aussi chez Henriette. Il faut qu’il y ait eu jadis quelque syrène dans la famille.

Sir Edward et lady Moseley voyaient avec le plus grand plaisir les attentions du duc pour Émilie ; sans attacher trop de prix au rang et à la fortune, ils trouvaient que ces qualités ne gâtaient rien ; de plus, lady Moseley était persuadée qu’un second attachement pour un objet qui en fût plus digne serait le seul remède aux chagrins de sa fille ; et c’était surtout cette considération qui l’avait portée à répondre aux avances de la famille du duc.

Le colonel Denbigh, cependant écrivit à sa femme qu’il lui était impossible de penser à quitter son oncle dans l’état précaire où il se trouvait ; et lady Laura partit pour le rejoindre, escortée de lord William.

Denbigh paraissait guidé par ce même sentiment de dévouement et de tendresse qui l’avait porté à entourer des soins les plus touchants un père sur le bord de la tombe. — Cela nous prouve, pensait M. Wilson, que le meilleur cœur ne nous empêche pas de nous égarer, et qu’une conduite irréprochable ne peut être le fruit que de principes solides.

Caroline Harris était de toutes les parties de plaisir, de toutes les promenades et de tous les dîners qui se donnaient à Bath ; et, comme le marquis d’Eltringham avait paru un jour faire attention à elle, elle résolut de tenter un dernier effort pour parvenir jusqu’à la Pairie, avant de condescendre à examiner s’il y aurait moyen de faire quelque chose du capitaine Jarvis. La mère du capitaine avait persuadé à Caroline que son fils était un Apollon ; elle lui avait confié qu’elle avait l’espoir de le voir un jour lord, et que son fils et elle mettaient tous les trois mois une somme en réserve pour lui acheter un titre ; expédient ingénieux que le capitaine avait imaginé pour se mettre en possession d’une partie de la pension de sa mère.

Eltringham avait naturellement un esprit caustique, et sans se compromettre lui-même, il trouvait toujours moyen d’amener miss Harris à lui faire quelques avances et à se mettre en scène pour ses menus plaisirs et ceux du duc, qui s’amusait beaucoup de cette mystification, sans vouloir y prendre part.

Une semaine se passa à faire usage, d’un côté, des ruses mal déguisées, et de l’autre, des sarcasmes plus mal déguisés encore ; mais Caroline était sous le charme, le marquis aurait pu lui en dire cent fois plus avec impunité ; son imagination ne lui retraçait que la gloire du triomphe, lorsqu’un gentilhomme campagnard, ami de son père, vint lui demander sa main. Quelques jours auparavant elle eût accueilli avec plaisir les vœux de cet homme respectable, mais maintenant elle ne rêvait plus qu’à la pairie, et elle rejeta ses offres avec dédain.

Un jour, chez le baronnet, lady Laura s’écria tout à coup : — Le mariage est une loterie, et je crois que ni sir Egerton ni sa femme n’ont pris un bon billet. En entendant ce préambule, Jane quitta le parloir.

— Une loterie, ma sœur ! s’écria la marquise, je ne suis pas de votre avis, et je crois que tout homme de goût qui voudra se donner la peine de chercher saura maîtriser la fortune et faire tourner toutes les chances en sa faveur.

— Il me semble, dit Mrs Wilson, que le goût seul est une base bien faible pour recevoir l’édifice du bonheur conjugal.

— Et qui voudriez-vous donc consulter, madame ? demanda lady Laura.

— Le jugement.

Laura sourit en disant : — Vous me rappelez tout à fait Pendennyss ; il veut tout soumettre, même les passions, à l’influence du jugement et des principes.

— Et trouvez-vous qu’il ait tort, lady Laura ? demanda Mrs Wilson, charmée d’apprendre que son jeune favori eût des idées aussi correctes.

— Je ne trouve pas qu’il ait tort, mais je crois ses maximes impraticables. Qu’en pensez-vous, marquis ? seriez-vous d’avis de choisir une femme d’après vos principes et sans consulter votre goût ?

Mrs Wilson, en riant, voulut entreprendre de lui expliquer que ce n’était pas ainsi qu’elle l’entendait ; mais le marquis, qui ne pouvait souffrir une discussion sérieuse, l’interrompit gaiement en disant :

— Oh ! mon goût est ma seule loi ; et le monde entier fût-il réuni contre elle, la femme que je trouverais à mon goût aurait toujours la palme en dépit de mon jugement.

— Et pourrait-on connaître le goût de Votre Seigneurie ? demanda Mrs Wilson, qui voyait Émilie rêveuse et qui voulait la distraire par ce badinage. Dites-nous un peu quelles conditions vous exigez d’une femme pour qu’elle puisse aspirer à vous plaire, et, d’abord, de quelle taille doit-elle être ? Faut-il qu’elle soit grande ou petite ?

Le marquis n’était pas préparé à subir un interrogatoire en forme. Il jeta les yeux autour de lui, et, rencontrant ceux de Caroline, qui écoutait la conversation avec le plus vif intérêt, il répondit avec un air de sincérité qu’il savait prendre à merveille :

— Mais à peu près de la même taille que miss Harris.

— Et de quel âge ? demanda encore Mrs Wilson.

— Oh ! pas trop jeune, Madame. J’ai trente-deux ans, ma femme doit en avoir au moins vingt-cinq ou vingt-six ; et se penchant à l’oreille de Derwent, il lui dit tout bas : — Ne pensez-vous pas que ce soit à peu près l’âge de miss Harris ?

— Mais, oui, à quelques années près, répondit Derwent sur le même ton.

Mrs Wilson continua : — Vous tiendrez, je suppose, à ce que votre femme sache lire et écrire ?

— Par ma foi, madame, je ne suis pas amateur de ces femmes qui sont toujours fourrées dans des livres, et encore moins d’une pédante.

— Vous devriez épouser miss Howard, lui dit sir William à voix basse ; elle n’a pas le défaut d’être trop jeune, elle ne lit jamais, et elle est précisément de la taille que vous aimez.

— Oh ! pour celle-là, William, elle porte toutes ces perfections jusqu’à l’excès. Je veux d’ailleurs que ma femme ait confiance en elle-même, qu’elle ait quelque usage du monde ; je voudrais même, s’il était possible, qu’elle eût déjà été à la tête d’une maison avant de se charger de la mienne.

Caroline enchantée ne tenait plus sur sa chaise ; elle s’agitait, se tournait de tous côtés, baissait la tête, puis la relevait, puis la rehaussait encore ; enfin, ne pouvant se contenir plus longtemps, elle s’écria :

— Vous exigeriez sans doute, milord, qu’elle fût d’une noble extraction ?

— Moi ? point du tout. Je crois que les meilleures femmes se trouvent dans la classe mitoyenne. Je voudrais que la mienne me dût son élévation… la fille d’un baronnet, par exemple.

Lady Jarvis, qui était entrée pendant ce dialogue et qui y prenait un vif intérêt, s’aventura à demander s’il ne se contenterait pas de celle d’un chevalier. Le marquis ne s’attendait pas à cette attaque, et, craignant qu’on ne projetât quelque nouvelle tentative contre sa personne, il répondit gravement qu’il craindrait qu’une telle alliance ne l’exposât aux reproches de ses descendants.

Lady Jarvis poussa un soupir, et miss Harris, se tournant vers le marquis, le pria d’une voix douce de sonner pour qu’on fît approcher sa voiture. Comme il l’y conduisait, elle se hasarda à demander si Sa Seigneurie avait jamais rencontré une femme selon son cœur.

— Oh ! miss Harris, balbutia-t-il d’une voix qu’il cherchait à rendre tremblante, au moment où elle montait en voiture, comment pouvez-vous me faire une telle question ? En vérité, vous êtes trop cruelle… Partez, cocher.

— Cruelle !… Comment ! milord, s’écria miss Harris vivement. Arrêtez, John !… Cruelle, milord ! Je ne vous entends pas ; et elle mettait la tête à la portière pour entrer dans de nouvelles explications, lorsque le marquis, après lui avoir baisé la main, dit de nouveau au cocher de partir, en ajoutant : — N’entendez-vous pas ce que vous dit votre maîtresse, monsieur ?

Lady Jarvis les avait suivies par suite de son désir de tout voir et de tout entendre. Le marquis la conduisit aussi à sa voiture, et elle lui demanda s’il n’honorerait pas d’une visite sir Timo et sir Henry Egerton. Après lui en avoir fait la promesse, Eltringham rentra dans le salon.

— Quand pourrai-je saluer une marquise d’Eltringham, lui demanda lady Laura, une surtout qui soit conforme au modèle que vous venez de tracer, et qui remplisse toutes les conditions requises ?

— Aussitôt que miss Harris pourra se résoudre à me faire le sacrifice de sa liberté, répondit-il gravement ; et je rends grâce au Ciel qu’il existe pour les gens timides des personnes de votre sexe qui encouragent la modestie et la réserve du nôtre.

— Je vous souhaite beaucoup de bonheur, milord, s’écria John Moseley. Miss Harris daigna jeter les yeux sur moi pendant une quinzaine de jours ; je crois même, Dieu me pardonne, que j’allais me laisser captiver, lorsqu’un vicomte vint me sauver du danger de tomber dans ses filets.

— Je crois réellement, Moseley, dit le duc en parlant avec feu, et sans se douter qu’il touchât une corde aussi sensible, que s’il doit exister une intrigante dans une famille, il vaut mieux encore que ce soit la mère que la fille.

Toute la gaieté de John s’évanouit un moment, et il répondit à voix basse : — Beaucoup mieux sans doute. Grace jeta un coup d’œil sur le front soucieux de son mari. Elle vit qu’il songeait à sa mère, et elle le regarda tendrement. Ce front si sévère se dérida aussitôt ; les souvenirs fâcheux s’éloignèrent en même temps, et il ajouta : — Je vous conseille, milord, de prendre garde à vous ; il y a longtemps que Caroline Harris s’occupe de semblables spéculations ; elle doit avoir de l’expérience, car dès sa plus tendre jeunesse elle avait les plus belles dispositions pour l’intrigue.

— John, John, dit Edward d’un ton sérieux, sir William est mon ami, et vous devez respecter sa fille.

— Eh bien ! baronnet, dit le marquis, voilà du moins un mérite que je ne lui connaissais pas, et je me tais ; mais comment sir William n’apprend-il pas à sa fille à se respecter elle-même ? Ces femmes qui vont partout quêtant des maris sont de vrais pirates sur l’océan de l’amour ; et d’anciens corsaires comme moi ne peuvent se faire scrupule de leur lâcher quelques bombes. D’abord, j’étais assez simple pour me retirer à mesure que je voyais s’avancer en louvoyant ces petits lougres de mer. Mais vous savez, dit-il, en se tournant vers Mrs Wilson du ton le plus plaisant, que la fuite ne fait qu’encourager à la poursuite, et maintenant je livre bataille pour ma défense personnelle.

— J’espère que vous remporterez la victoire, répondit Mrs Wilson ; miss Harris paraît combattre en désespérée, et ses attaques sont beaucoup moins masquées qu’elles ne l’étaient jadis. Je crois que lorsqu’une jeune personne s’écarte une fois de la réserve et de la modestie qui doit toujours caractériser son sexe, elle s’égare de plus en plus dans la fausse route qu’elle a prise. Si elle ne réussit point, elle en prend de l’humeur, son caractère s’aigrit, elle devient insupportable pour tous ceux qui l’entourent ; ou bien, si elle persévère dans ses efforts, elle finit par abjurer toute pudeur, et court à son but avec une effronterie qui l’en éloigne plus que jamais.

Jane s’était retirée dans sa chambre pour s’y abandonner en liberté à ses larmes ; et craignant de laisser apercevoir son dépit à tous les yeux, elle formait la résolution désespérée de quitter pour toujours un monde qui ne lui offrait plus que dégoûts. En effet, y avait-il rien de plus mortifiant pour son amour-propre que de voir l’homme que son cœur s’était plu à parer de toutes les perfections, assez déchu dans l’estime générale pour que sa conduite devînt l’objet d’une censure publique ? C’était tout à la fois un reproche fait à son goût, à sa délicatesse et à son jugement.

Elle se mit à pleurer amèrement sur ses espérances trompées, en se promettant bien de ne plus s’exposer à un danger que la moindre prudence lui eût fait éviter. — Émilie avait remarqué la sortie de Jane, et elle attendait avec impatience que le départ des personnes qui étaient venues leur rendre visite lui permît de la suivre. Dès qu’elle se trouva libre, elle courut à la chambre de sa sœur ; mais elle frappa deux ou trois fois avant d’obtenir une réponse.

— Jane, ma chère Jane, dit Émilie du ton le plus doux, ne voulez-vous pas m’ouvrir ? Jane ne put résister plus longtemps aux instances de sa sœur ; elle ouvrit sa porte, mais dès qu’Émilie voulut lui prendre la main, elle la retira froidement en disant :

— Je m’étonne que vous, qui êtes si heureuse, vous consentiez à quitter le monde où vous vous plaisez, pour venir trouver une infortunée qui ne sait où cacher son humiliation. En finissant ces mots, elle fondit en larmes.

— Heureuse ! dit Emilie avec angoisse. Ah ! Jane, si vous connaissiez mes souffrances, vous ne me parleriez pas avec cette cruauté.

Jane la regarda un moment d’un air de compassion ; mais revenue bientôt à ses propres chagrins, elle s’écria avec énergie :

— Oui, Émilie, vous êtes heureuse auprès de moi, car, quel que puisse être le motif de la conduite de Denbigh, on l’honore, on le respecte généralement ; et si vous l’avez aimé, il était digne de votre tendresse. Mais, hélas ! j’ai laissé surprendre mes affections par un misérable, un fourbe insigne, et je suis malheureuse pour jamais.

— Non, ma chère Jane, dit Émilie en essayant ses larmes, non, vous n’êtes point malheureuse pour jamais ; il vous reste encore bien des sources de bonheur, même en ce monde. Nos affections… nos affections les plus chères peuvent céder au sentiment de notre devoir. Oh ! combien je désirerais vous voir faire cet effort sur vous-même ! Pendant un moment, la voix de notre jeune moraliste s’affaiblit ; mais le désir d’inspirer à sa sœur un peu de courage lui donna celui de maîtriser son émotion.

— Émilie, dit Jane avec obstination, vous ne savez pas ce que c’est que de nourrir une passion sans espoir, de supporter le mépris du monde, et de voir l’homme que vous avez été sur le point d’épouser marié à une autre femme qui prend plaisir à faire devant vous trophée de son triomphe.

— Écoutez-moi, Jane, et vous jugerez entre nous. Émilie s’arrêta un instant pour réunir les forces nécessaires à l’accomplissement de la tâche pénible qu’elle s’était imposée, et raconta à sa sœur étonnée l’histoire de ses cruels chagrins. Elle n’affecta pas de cacher son attachement pour Denbigh, et avoua en rougissant que tous ses efforts avaient à peine été capables d’imposer silence à son cœur. Elle conclut en disant : — Vous voyez, Jane, si je n’ai pas aussi mes peines. Vous voyez que, connue vous, j’ai été cruellement trompée dans mes affections. Mais est-ce un motif pour me laisser aller à un sombre désespoir, et me rendre indigne des consolations qu’il peut plaire à la Providence de me réserver ?

— Indigne ? oh non ! vous n’avez pas de reproche à vous faire, vous. Si M. Denbigh a eu l’art de vous cacher sa perfidie, tout le monde a été sa dupe ainsi que vous, et il a du moins fait un choix honorable, et vous pouvez regarder sans rougir celle qu’il vous a préférée. Mais moi, quelle différence ! Je le sens, Émilie, je ne me consolerai jamais.

— Allons, Jane, du courage, lui dit sa sœur avec la tendresse la plus touchante ; réunissons nos efforts pour adoucir mutuellement nos douleurs. J’ai besoin de votre amitié, ma sœur ; ne repoussez pas la mienne. Songez que nous avons des devoirs à remplir. Serons-nous assez égoïstes pour ne songer qu’à nous seules ? Nous avons des parents, Jane, des parents dont le bonheur dépend de celui de leurs enfants. Pourquoi donc les affliger dans ce qu’ils ont de plus cher ? Pourquoi ne pas faire un effort sur nous-mêmes pour reprendre notre train de vie habituel, et leur cacher du moins ce que nous souffrons ?

— Ah ! s’écria Jane, comment voulez-vous que je paraisse de nouveau dans le monde, lorsque je sais que tous les yeux sont fixés sur moi avec une curiosité maligne, pour voir comment je supporte mon désappointement ? On ne vous soupçonne pas, vous, Émilie ; on ne connaît pas votre situation. Il vous est facile d’affecter une gaieté que vous ne ressentez pas.

— Je n’affecte point de gaieté, répondit Émilie avec douceur ; mais n’y a-t-il point quelqu’un qui nous regarde, et dont le jugement est pour nous d’une tout autre importance que celui du monde ? Nous avons été trompées toutes deux, ma pauvre sœur, efforçons-nous du moins de n’être pas coupables.

— Je donnerais tout au monde pour quitter Bath à l’instant même, s’écria Jane ; la ville, ses habitants, tout m’y est odieux.

— Soyons plus charitables, ma chère Jane, et ne rejetons pas sur tous les hommes les torts de quelques-uns d’entre eux.

Jane ne fut pas convaincue, mais cependant elle sortit plus calme de cet entretien. Émilie éprouvait aussi une sorte de soulagement d’avoir ouvert son cœur à son amie ; et depuis ce moment les deux sœurs cherchèrent avec plus d’empressement les occasions de se trouver ensemble : la sympathie les avait rapprochées, et se prêtant un appui mutuel, elles éprouvaient moins de gêne et d’embarras dans les sociétés où les convenances les obligeaient de paraître.

Malgré son courage et ses résolutions, Émilie ne craignait rien tant que de revoir Denbigh. Ce fut donc avec le plus grand plaisir qu’elle apprit que lady Laura venait de partir avec son frère pour aller rejoindre le colonel chez son oncle, dont la santé continuait à donner de vives inquiétudes.

Mrs Wilson et Émilie soupçonnèrent que la crainte de les rencontrer l’avait empêché de venir à Bath, comme il l’avait projeté, et elles lui surent gré du moins d’une délicatesse dont Egerton ne paraissait pas susceptible. Il peut encore revenir sur ses erreurs et faire le bonheur de sa femme, se dit Émilie ; puis tout à coup, sentant que l’image de Denbigh se présentait à son imagination, entourée de toutes les vertus domestiques, elle courut auprès de sa mère partager les soins du ménage, pour échapper à des réflexions dont elle sentait tout le danger.