Précaution/Chapitre XXX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome premierp. 202-210).



CHAPITRE XXX.


Serais-je fidèle aux hommes si je trahissais la foi que je dois à mon Dieu ?
Recueil de poésies religieuses des Méthodistes.


Un jour se passa entre le départ de Denbigh et le retour d’Émilie au milieu de ses amis. Un observateur indifférent l’aurait trouvée plus grave et moins animée que de coutume. Une grande pâleur avait remplacé les brillantes couleurs qui paraient ses joues ; mais la même douceur, la même bienveillance se faisaient remarquer dans sa conduite et jusque dans ses moindres paroles. Il n’en était pas de même de Jane : son orgueil avait souffert plus que sa sensibilité ; son imagination avait été trompée plus que son jugement, et, quoique trop bien élevée et d’un caractère trop doux pour devenir maussade ou querelleuse, son amitié et sa confiance avaient fait place à la froideur et à la réserve. Ses parents remarquaient cette altération dans son humeur avec d’autant plus de peine, qu’ils ne pouvaient se dissimuler qu’ils auraient pu prévenir ses chagrins par plus de soins et plus de prévoyance.

Francis et Clara étaient revenus de leur petit voyage, si heureux l’un par l’autre, et si contents de leur sort, que la vue de leur bonheur allégeait un peu le poids qui oppressait tous les cœurs. Le récit des incidents de leur voyage vint distraire un moment leurs amis ; et une douce mélancolie remplaça la gaieté et le bonheur qui animaient naguère les traits de tous les habitants de Benfield-Lodge. M. Benfield, depuis quelques jours, avait un air de mystère dont personne ne devinait la cause. On le trouvait toujours feuilletant d’anciens papiers, et paraissant occupé de préparatifs qui annonçaient qu’il se disposait à quelque action importante.

— Le quatrième jour après le départ de John, toute la famille venait de finir de déjeuner, lorsque le vieil intendant entrouvrit modestement la porte, et se glissa dans le parloir. À l’instant tous les yeux furent fixés sur lui dans l’attente des nouvelles qu’il apportait, et chacun paraissait craindre de rompre le silence, de peur qu’elles ne fussent point heureuses. Pendant ce temps Peter, qui avait laissé respectueusement son chapeau à la porte, s’occupait à dépouiller tous les vêtements de surplus dont sa prudence l’avait engagé à se couvrir pour se défendre de l’inclémence de la saison. Son maître se leva, et étendit la main pour recevoir la réponse qu’il attendait. Johnson parvint enfin à tirer son portefeuille de cuir noir, et il y prit une lettre dont, suivant sa coutume, il lut l’adresse à haute voix.

— À Roderick Benfield, écuyer, à Benfield-Lodge (Norfolk). Confié aux soins de M….. Ici la modestie de Peter l’empêcha de continuer. Jamais il n’avait été appelé monsieur par personne. Tout le voisinage le connaissait depuis bien des années comme Peter Johnson, et dans son empressement à remplir ce qu’il regardait comme un devoir, il avait été au moment de se rendre coupable de la témérité de s’arroger un titre en présence de ceux qu’il respectait le plus. M. Benfield prit la lettre avec un empressement qui indiquait assez le vif intérêt qu’elle lui inspirait, tandis qu’Émilie, tremblante d’émotion et d’une voix mal assurée, disait au vieux serviteur en lui apportant un verre de vin :

— Prenez, Peter, cela vous fera du bien.

— Je vous remercie, miss Emmy, dit Peter en promenant alternativement ses regards sur elle et sur son maître, qui, dès qu’il eut fini de parcourir sa lettre, s’écria avec un mélange singulier de chagrin et de bonté :

— Johnson, changez d’habits sur-le-champ, ou vous prendrez du froid ; vous ressemblez maintenant au vieux Moïse, le juif mendiant.

Peter soupira profondément en entendant cette comparaison, et il y vit une confirmation de toutes ses craintes ; car il fallait qu’il eût été porteur de bien mauvaises nouvelles pour que son maître eût trouvé qu’il ressemblait au vieux Moïse, qui était l’objet de son aversion.

Le baronnet suivit son oncle dans sa bibliothèque, et il y entra en même temps que l’intendant, que son maître avait appelé à la conférence. Après avoir montré une chaise à son neveu, M. Benfield dit :

— Peter, vous avez vu M. Denbigh ; comment l’avez-vous trouvé ?

— Comme à l’ordinaire, Monsieur, dit Peter laconiquement et un peu piqué de sa ressemblance avec le vieux Moïse.

— Et qu’a-t-il dit de mon offre ? A-t-il fait quelques commentaires ? Il n’en a pas été offensé, j’espère ?

— Il n’a rien dit de plus que ce qu’il a écrit à Votre Honneur, répondit Peter, oubliant la petite mortification qu’il venait d’éprouver, en voyant l’inquiétude de son maître.

— Puis-je vous demander en quoi consistait votre offre ? demanda le baronnet à son oncle. Celui-ci le regarda un moment en silence, et lui dit : — Certainement : vous devez vous intéresser à son bien-être ; votre fille… Le vieillard s’arrêta, chercha dans ses papiers, et remit à son neveu la copie de la lettre qu’il avait écrite à Denbigh.


« Mon cher monsieur Denbigh,

« Votre départ subit d’une maison que je commençais à espérer que vous regarderiez comme la vôtre, m’a donné beaucoup à penser. Après en avoir cherché longtemps le motif, je me suis rappelé ce que j’éprouvai moi-même lorsque lady Juliana hérita de tous les biens de son neveu, et je suis persuadé que vous avez été guidé par les mêmes sentiments ; mon expérience et celle de Peter Johnson, qui vous remettra cette lettre, m’ont appris qu’ils accompagnent toujours un amour véritable. Oui, mon cher Denbigh, j’honore votre délicatesse ; un homme ne doit pas recevoir de sa femme un rang et des richesses ; c’est elle, au contraire qui doit les tenir de lui. C’est pour cette raison que lord Gosford n’épousa pas la comtesse ; son amour-propre se révoltait à l’idée de s’unir à une femme qui était beaucoup plus riche que lui, comme il me le dit bien des fois lui-même, quoique les envieux assurassent que le mariage n’avait manqué que parce que la comtesse préférait M. Claworth. Ainsi, mon cher ami, pour tranquilliser votre délicatesse, j’ai trois propositions à vous faire : la première, de vous faire recevoir membre du parlement pour mon bourg à la prochaine élection ; la seconde, de venir prendre possession de Benfield-Lodge le jour de votre mariage avec Émilie ; je me retirerai pour le peu de temps qui me reste encore à vivre, dans la petite maison bâtie par mon oncle ; et la troisième, de vous donner dès à présent votre legs de dix mille livres sterling.

« Comme je suis sûr que votre délicatesse seule vous a forcé de nous quitter, je ne doute pas que cette lettre ne lève toutes vos objections, et que Peter ne nous rapporte l’heureuse nouvelle de votre retour dès que vous aurez terminé vos affaires.

Votre futur oncle,

« Roderick Benfield. »

N. B. « Comme Johnson n’a jamais été à Londres, je vous prie de guider son inexpérience, et surtout de le mettre en garde contre les intrigantes ; car Peter a toujours la bourse bien garnie. »

— Eh bien ! mon neveu, dit M. Benfield au baronnet dès que celui-ci eut fini de lire sa lettre, n’est-il pas déraisonnable de refuser mes offres ? Maintenant lisez sa réponse. Le baronnet lut à haute voix.


« Les expressions me manquent pour peindre les sentiments de reconnaissance dont la lettre de M. Benfield m’a pénétré ; je ne mérite pas les marques de bonté qu’il me prodigue, et je n’abuserai point de sa générosité ; mais le souvenir en restera éternellement gravé dans mon cœur, ainsi que celui de toutes ses vertus. Qu’il soit bien persuadé que, si mon bonheur dépendait de quelqu’un, ce serait à lui qu’il me serait doux de le devoir. »


L’intendant écoutait de toutes ses oreilles ; mais lorsque le baronnet eut fini, Peter était à peu près aussi avancé qu’auparavant ; il voyait bien que ce billet était défavorable à leurs désirs, mais il n’en comprenait pas une seule phrase, et il attribua son ambiguïté à l’étrange conférence dont il avait été témoin entre Denbigh et le militaire étranger.

— Mon maître ! s’écria Peter tout fier de sa découverte, je sais pourquoi ce billet est si difficile à comprendre, et je vais vous en dire la cause. Pendant que M. Denbigh lisait votre lettre, il y avait chez lui un homme qui lui parlait en grec…

— En grec ! s’écria sir Edward étonné.

— En grec ! dit M. Benfield ; lord Gosford lisait le grec, mais je ne crois pas qu’il l’ait jamais parlé.

— Oui, sir Edward, oui, Votre Honneur, c’était bien en grec, et cela peut seul expliquer qu’un homme refuse des offres telles que celles de mon maître ; miss Emmy, Benfield-Lodge et dix mille livres ! En disant ces mots, l’intendant regarda autour de lui, enchanté de sa pénétration.

Sir Edward sourit de la simplicité de Johnson, et ne pouvant soutenir l’idée qu’on avait pu refuser sa fille, il dit : — Peut-être après tout mon oncle, y a-t-il eu entre Émilie et Denbigh quelque malentendu qui aura porté ce dernier à partir précipitamment.

M. Benfield et son intendant échangèrent des regards significatifs ; la même idée les avait frappés subitement. Tous deux ils avaient aimé des ingrates, et, après tout, Émilie était peut-être celle qui renversait des plans si bien combinés. Cette impression une fois prise fut indélébile, et le conseil se sépara, M. Benfield pensant alternativement à lady Juliana et à sa nièce, tandis que Peter, après avoir soupiré profondément au souvenir de Patty Steele, se rendait à ses occupations ordinaires.

Mrs Wilson, persuadée qu’Émilie saurait se posséder et cacher son émotion, profita d’un beau jour pour aller rendre une visite avec sa nièce à Mrs Fitzgerald. Cette dame les reçut avec son affabilité ordinaire, mais elle ne put s’empêcher d’être frappée de la pâleur d’Émilie. Elle n’osa en demander la cause, et Mrs Wilson ne crut pas que la prudence lui permît de la lui expliquer. Julia remit à son amie une lettre qu’elle avait reçue la veille, et la pria de l’aider de ses conseils et de lui dire ce qu’elle devait faire.

Comme Émilie pouvait en connaître le contenu, la tante la lut devant elle :


« Ma chère nièce,

« Votre père et moi nous avions été portés à croire que vous meniez une vie scandaleuse avec l’officier aux soins duquel votre mari vous avait confiée. En effet, apprenant votre captivité, j’étais accouru à la tête d’une bande de guérillas, à l’endroit où vous aviez été délivrée le matin même, et j’y appris de quelques paysans vos infortunes et votre fuite. L’ennemi nous pressait trop pour qu’il nous fût possible alors de nous écarter de notre route ; mais les instances de votre père, et en même temps l’affection que je vous porte, m’ont engagé à faire le voyage d’Angleterre pour éclaircir nos doutes et sortir d’une anxiété aussi terrible. Je vous ai vue ; je n’ai recueilli dans les environs que les rapports les plus favorables sur votre compte ; enfin, après de longues recherches j’ai découvert l’officier en question, et je suis convaincu maintenant que votre conduite a toujours été à l’abri de tout reproche. Aussi je viens vous apporter des paroles de paix et de consolation. Consentez seulement à embrasser la foi de votre pays, et votre père est prêt à vous recevoir dans ses bras ; il vous rend toute sa tendresse, vous fait son héritière, et vous pourrez prolonger encore longtemps sa vie. Adressez-moi votre réponse par l’entremise de notre ambassadeur et croyez que si vous vous rendez à nos désirs, vous trouverez en moi le plus affectionne des oncles.

« Louis Maccarthy Harrison. »


— Sur quel point désirez-vous mon avis ? dit Mrs Wilson avec bonté, après avoir achevé la lecture de cette lettre, et quand croyez-vous voir votre oncle ?

— Dois-je accepter la proposition de mon père, ma chère dame, ou bien me faut-il vivre à jamais séparée de lui, et, peut-être par mon refus abréger son existence ? Mrs Fitzgerald était suffoquée par les larmes en faisant cette question à son amie, et elle attendit sa réponse dans un morne silence.

— Le changement de religion est-il une condition indispensable ? demanda Mrs Wilson d’un air pensif.

— Oh ! oui sans doute, s’écria Julia en frissonnant. Au reste, ce n’est qu’une juste punition de ma première désobéissance, et je me soumets sans murmurer à la volonté de la Providence. Je sens tout ce que l’apostasie a d’horrible et de révoltant. Je suis née protestante, et je mourrai telle.

— Ce sont des principes que je ne puis qu’approuver, dit Mrs Wilson ; je ne suis pas exclusive, et je regarde comme un malheur que, dans la position où vous vous trouviez, vous n’ayez pas été élevée dans la religion catholique. On vous aurait épargné bien des peines, et votre père n’eût pas été abreuvé d’amertumes sur la fin de ses jours ; mais à présent, changer de religion, lorsque votre croyance embrasse des doctrines si opposées à celles de l’Église romaine, ce serait commettre une offense que rien ne saurait justifier. Je suis sûre que votre oncle se rendra à vos raisons, lorsque vous les lui exposerez avec franchise ; et, comment peut-il exiger que vous professiez des principes que vous croyez faux, et que vous pratiquiez des cérémonies que vous condamnez comme inconvenantes ! Ne doit-il pas lui suffire que vous soyez chrétienne, sans qu’il vous force à embrasser sa religion ?

— Ah ! Madame, s’écria Mrs Fitzgerald du ton du désespoir, vous connaissez peu les préjugés de mes compatriotes sur cette matière !

— Mais, s’écria Mrs Wilson, l’amour paternel n’est-il pas plus fort que tous les préjugés ?

Mrs Fitzgerald la regarda d’un air d’incrédulité, puis, rassemblant toutes ses forces, elle dit : — Le combat qui se passe dans mon âme est terrible ; mais le devoir le plus sacré l’emportera ; je resterai fidèle à ma croyance.

— Très-bien, ma chère amie, repartit Mrs Wilson avec douceur, et soyez sûre que cette pieuse résignation recevra sa récompense. Redoublez d’efforts pour attendrir le comte, tâchez de mettre votre oncle dans vos intérêts, et soyez sûre que la nature finira par triompher.

— Ah ! je n’ose embrasser de si douces espérances ! Voilà donc les funestes conséquences d’une seule démarche inconsidérée dans ma jeunesse. Quel coup ma réponse va porter aussi à mon pauvre oncle, qui autrefois m’aimait si tendrement !

— Quand l’attendez-vous ? demanda Émilie, qui jusques alors n’avait osé prendre part à la conversation. Julia lui répondit qu’elle l’attendait à chaque instant : craignant qu’à la lecture de la lettre qui lui apprendrait sa résolution, il ne repartît à l’instant même pour le Portugal, elle lui avait demandé en grâce une entrevue qu’il ne lui avait pas refusée.

Mrs Wilson promit en partant de revenir aussitôt que le général serait arrivé. Elle serait plus à même, dit-elle à son amie, de lui donner des conseils lorsqu’elle connaîtrait le caractère de ses parents.

Un jour se passa, et le lendemain Mrs Fitzgerald lui annonça l’arrivée du général Maccarthy. Aussitôt Mrs Wilson retourna la voir avec sa nièce, espérant que la scène dont elles allaient être témoins empêcherait Émilie de s’abandonner à des réflexions aussi dangereuses pour son repos que contraires à son devoir.

Nos lecteurs ont sans doute déjà deviné que le compagnon de voyage de John Moseley dans la diligence n’était autre que le général espagnol, qui avait pris sur la conduite de sa nièce des renseignements dont le résultat avait été de la justifier complètement à ses yeux. Il paraît qu’il ignorait encore l’attentat dont elle avait failli être la victime, avant d’arriver à Lisbonne ; autrement son entrevue avec Denbigh aurait eu sans doute une issue toute différente de celle que nous avons rapportée.

Lorsque Mrs Fitzgerald présenta son oncle à ses deux amies, Mrs Wilson crut apercevoir, à travers l’air rigide et inflexible du général, une certaine expression de bonté dont peut-être il serait possible de tirer parti en faveur de Julia. On voyait qu’il cherchait à maîtriser ses sentiments jusqu’à ce que la décision de sa nièce pût lui permettre de s’abandonner à sa tendresse pour elle, tendresse qui se manifestait dans ses yeux, malgré la froideur apparente qu’elle affectait.

Il fallut un grand effort de courage de la part de Julia pour qu’elle se décidât à instruire son oncle de sa détermination ; mais le moment était venu d’accomplir son pénible sacrifice. Et, après que Mrs Wilson eut défendu quelque temps son attachement pour une religion dans laquelle elle avait été élevée, Mrs Fitzgerald déclara qu’il lui était impossible de souscrire à la condition que lui imposait son père, et que sa résolution était inébranlable.

Le général l’écouta patiemment, sans colère, mais avec une surprise évidente ; il avait cru qu’elle n’avait demandé à le voir que pour lui apprendre qu’elle était prête à partir avec lui, et à se soumettre aux volontés du comte. Il ne montra néanmoins aucune émotion. Il lui dit positivement qu’elle n’avait d’autre moyen de revoir son père que de renoncer à son hérésie, et que c’était à cette seule condition qu’il la reconnaîtrait pour sa fille et pour son héritière. Julia exprime les regrets qui déchiraient son cœur ; mais elle n’en persista pas moins dans ce qu’elle avait dit, et ses deux amies se retirèrent pour la laisser jouir en liberté du plaisir de revoir un si proche parent.

Julia, restée seule avec son oncle, s’empressa de lui raconter son histoire, et ce récit dissipa tous les doutes qui auraient pu lui rester encore sur sa conduite. À peine l’eut-il entendue, qu’il témoigna le désir de repartir sur-le-champ pour Londres, dans l’espoir d’y retrouver un certain monsieur qu’il y avait vu, et auquel il n’avait pas rendu la justice qu’il méritait. Quel était ce monsieur ? quels rapports son oncle pouvait-il avoir avec lui ? c’est ce que Julia ne put découvrir, la taciturnité et le mystère formant la base du caractère du général.