Pour qu’on lise Platon/Les haines de Platon : Les Athéniens

Boivin et Cie (p. 13-22).

I

LES HAINES DE PLATON : LES ATHÉNIENS.



Les natures fortes subissent l’influence de leur temps tout comme les natures faibles. Seulement elles la subissent à contre-fil. Elles la subissent, non pour y céder, mais pour se révolter contre elles ; ou plutôt, non pour s’y conformer, mais pour la bien connaître et pour s’en rendre compte, si bien qu’elles sont amenées à la corriger, à la redresser et à l’épurer.

Platon était un Athénien dans la pleine acception du mot et dans la plus noble. Il était extrêmement civilisé extrêmement loin de ce que l’on se figure, sans se tromper évidemment beaucoup, comme la nature primitive. Il était de race noble, longtemps affinée de générations en générations ; il était beau, à ce qu’on assure ; il était artiste. Il avait reçu une éducation gymnastique et aussi « musicale », c’est-à-dire littéraire et artistique. Il avait fait des vers dans sa jeunesse, à ce que l’on a toujours affirmé, et en tout cas il s’était nourri, comme on le voit par ses œuvres, de tous les poètes grecs et par conséquent il avait dû faire des vers lui-même. Il était métaphysicien et avait lu, probablement dès sa jeunesse, tous les philosophes grecs des temps passés. Tout porte à croire qu’il avait eu une jeunesse, élégante et amoureuse, ce qui était presque un devoir de condition dans la classe à laquelle il ppartenait. La complaisance avec laquelle il parle d’Alcibiade si souvent, indique qu’il l’avait pendant un assez long temps pris pour modèle.

Mais il arriva à l’âge de jeune homme fait, au moment où les Athéniens inclinaient décidément vers la démocratie, au moment où les jeunes Athéniens de distinction s’abandonnaient sans réserve au culte des poètes et à la direction des sophistes et au moment où Socrate prêchait à tout venant une morale très simple avec le mépris de la métaphysique, de l’éloquence, de la poésie et de la théologie.

Cette manière de moine pauvre, sinon de moine mendiant, intéressa Platon comme une nouveauté curieuse. Il le suivit, il l’écouta, il l’interrogea, il le fit parler ; il le fit écrire même, en ce sens qu’il s’amusa à mettre en quelque petit livre un écho, déjà agrandi, paraît-il, de sa doctrine et de sa prédication populaire.

Rien de plus jusqu’à présent ; et Platon aurait pu être un simple sophiste amateur, le plus grand des sophistes, sans être un batailleur, un conquérant et un fondateur, si un très grand événement ne fût survenu.

Socrate, pour toutes sortes de raisons restées assez obscures, sous la pression d’une coalition politique et religieuse, sous les coups d’adversaires dont les uns étaient conservateurs et les autres novateurs, surtout parce qu’il s’était moqué de beaucoup de gens et que jusqu’à la fin il garda une attitude de défi, Socrate fut condamné à mort et exécuté.

Platon a représenté l’humanité tout entière en ceci qu’il ressentit jusqu’à la plus affreuse douleur cette insulte d’Athènes au genre humain. La mort de Socrate fit de Platon tout ce qu’il a été. Elle créa le Platon que nous connaissons. Platon est un Athénien bien doué qui a vu mourir Socrate et que la mort de Socrate a poursuivi et hanté jusqu’au tombeau et que la mort de Socrate a fait sentir et a fait penser toute sa vie et à qui la mort de Socrate a inspiré tous ses sentiments, toutes ses passions et toutes ses idées, et qui n’a presque rien vu dans le monde des idées morales, des idées philosophiques et des idées politiques qu’à travers la mort de Socrate. Platon c’est la coupe de Socrate vidée par Platon jusqu’à la lie.

La mort de Socrate a inspiré à Platon toutes ses haines.

Les haines de Platon lui ont inspiré toutes ses idées, et parce que Platon se trouvait être intelligent, les idées de Platon furent des choses très considérables.

Pour commencer par les haines, la mort de Socrate inspira à Platon la haine des Athéniens, la haine de la Démocratie, la haine des Poètes, la haine des Sophistes, la haine des prêtres de la mythologie et des Dieux.

Platon ne peut pas souffrir les Athéniens et, comme on le verra assez plus tard, le fond de sa politique n’est pas autre chose que l’horreur des Athéniens. Sans doute il a son patriotisme. Il rappelle avec complaisance les exploits de l’Athènes antique et surtout de l’Athènes légendaire. Sans doute, et il a ses raisons pour cela ; car enfin Socrate est d’Athènes et Platon aussi ; il déclare que ceux des Athéniens qui sont bons sont les meilleurs des hommes, et il fait dire à un Spartiate : « J’ai toujours conservé pour Athènes toute sorte de bienveillance. Votre accent me charme, et ce qu’on dit communément des Athéniens que quand ils sont bons ils le sont au plus haut degré, m’a toujours paru véritable. Ce sont en effet les seuls qui ne doivent point leur vertu à une éducation forcée : elle naît en quelque sorte avec eux ; ils la tiennent des Dieux en présent ; elle est franche et n’a rien de fardée… »

Mais quand il ne parle ni des Athéniens légendaires ni des Athéniens d’exception, dès qu’il en arrive aux Athéniens, même les plus illustres, de son temps ou de l’époque précédente, il est extrêmement dur et il n’est point de raillerie qu’il épargne aux Thémistocle et aux Périclès, ces gens qui, avec tout leur talent, ignoraient profondément l’art de rendre meilleurs leurs compatriotes, leurs contemporains et leurs fils.

Par mille allusions qui, à travers tous les dialogues et même les plus sublimes, percent et éclatent à chaque instant, Platon se plaît à railler la frivolité, l’inconséquence et, ce qui peut paraître singulier, mais ce qui est exact, l’esprit borné des Athéniens.

Il faut même prendre garde à ceci pour ne pas s’étonner des incartades, des outrances, des paradoxes de Platon. On ne se tromperait pas extrêmement en prenant toutes les œuvres de Platon comme des satires contre les Athéniens, leurs mœurs, leurs institutions et leur politique. Dès lors, ce qui paraît, quelquefois, une singularité ou une aberration, devient naturel si l’on n’y voit qu’une hyperbole satirique, une raillerie aristophanesque, une manière de contredire violemment et une façon de prendre furieusement à contre-pied ce qui était cher aux Athéniens ou ce qui leur était ordinaire.

Je ne donnerai qu’un exemple de ce dont je pourrais donner cent. Voici, sous prétexte de rechercher quel est le meilleur gouvernement, tout simplement un portrait satirique des Athéniens et une vive parodie de leur gouvernement et de leurs mœurs et institutions politiques : « Revenons encore une fois à ces images auxquelles il faut comparer les chefs et les rois : l’habile pilote, le médecin. Figurons-nous les dans un cas particulier et observons-les dans ce cas. Le cas le voici : nous croyons tous avoir à souffrir de leur part les plus terribles traitements. Celui d’entre nous qu’ils veulent conserver ils le conservent ; celui qu’ils ont résolu de tourmenter, ils le tourmentent, en coupant, en brûlant ses membres, en se faisant remettre comme une sorte d’impôt, des sommes d’argent, dont ils emploient une faible partie ou même rien au profit du malade et détournent le reste à leur propre profit, à eux et à leurs serviteurs. Enfin ils reçoivent des parents ou des ennemis du malade un salaire et le font mourir. Voilà, n’est-ce pas, ce que nous croyons des médecins. De leur côté, les pilotes font mille actions semblables ; abandonnent à terre de parti pris les passagers quand ils lèvent l’ancre, commettent toutes sortes de fautes dans la navigation, jettent les hommes à la mer et leur font souffrir des maux de toute espèce. Croyant tout cela nous décidons après délibération que ces deux arts ne pourront plus commander en maîtres ni aux esclaves ni aux hommes libres ; qu’une assemblée se formera, ou de nous seuls ou de tout le peuple, ou des riches exclusivement, que les ignorants et les artisans auront droit d’émettre leurs avis sur la navigation et les maladies, sur l’usage à faire des remèdes et des instruments de médecine dans l’intérêt des malades, des navires et des instruments de marine pour la navigation, sur les dangers que nous font courir les vents, la mer, la rencontre des pirates, sur le point de savoir si dans un combat naval il faut à des vaisseaux longs opposer d’autres vaisseaux semblables. Après quoi nous inscrirons sur des tablettes les jugements de la multitude… et ces règles présideront pour l’avenir à la navigation et à la thérapeutique. Puis, chaque année, nous tirerons au sort des chefs, des magistrats, et ces chefs ainsi établis, réglant leur conduite sur les lois ainsi instituées, dirigeront les navires et soigneront les malades. Ensuite, lorsque ces magistrats auront atteint le terme de l’année, il nous faudra établir des tribunaux dont les juges seront choisis parmi les riches ou tirés au sort parmi le peuple entier, et faire comparaître les magistrats à l’effet de rendre compte de leur conduite : quiconque le voudra pourra les accuser de n’avoir pas, pendant l’année, dirigé les navires suivant les lois écrites ou suivant les coutumes des ancêtres. Et pour ceux qui seront condamnés, les mêmes juges décideront quelle peine ils devront subir ou quelle amende payer… Il faudra, en outre, établir une loi portant que, s’il se trouve quelqu’un qui, indépendamment des lois écrites, étudie l’art du pilote et la navigation, l’art de guérir et la médecine et se livre à des recherches approfondies sur les vents, le chaud ou le froid, on commence par le déclarer, non pas médecin ni pilote, mais rêveur extravagant et inutile sophiste. Ensuite, quiconque le voudra l’accusera de corrompre les jeunes gens, en leur persuadant de pratiquer l’art du pilote et l’art du médecin sans se soucier des lois écrites et de diriger, comme il lui plaît, vaisseaux et malades et le citera devant qui de droit, c’est-à-dire devant un tribunal. Et s’il parait qu’il donne, soit aux jeunes gens, soit aux vieillards, des conseils opposés aux lois et aux règlements écrits, il sera puni des derniers supplices. Car il ne doit rien y avoir de plus sage que les lois ; car personne ne doit ignorer ce qui concerne la médecine et la santés l’art de conduire un vaisseau et de naviguer attendu qu’il est loisible à tout le monde d’apprendre les lois écrites et les coutumes des ancêtres… »

Ce terrible morceau d’ironie donne le ton qui est toujours, plus ou moins vif, celui de Platon toutes les fois qu’il songe aux Athéniens et à la mort de Socrate ; et il est assez rare qu’il songe à autre chose.

Platon était beaucoup plus poli que Voltaire, et il n’a jamais dit des Athéniens ce que Voltaire disait des Welches, à savoir que c’était une nation de singes et de tigres ; mais tenez pour certain qu’il l’a pensé et du reste qu’il l’a dit, moins brutalement. L’Athénien, l’homme qui a condamné Socrate à mort, l’homme qui pratique l’ostracisme de père en fils, l’homme de la démocratie pure, l’homme qui livre les magistratures au hasard, ou à l’élection, qui est un autre hasard, l’homme surtout qui est persuadé que tout Athénien est aussi savant en toutes choses que le plus grand savant de la terre ; l’Athénien paraît à Platon un simple sot, gonflé d’orgueil, merveilleusement impertinent et étourdi, et capable, comme tous les sots orgueilleux, de devenir cruel, à l’occasion, le plus doucement et le plus nonchalamment du monde. — On ne se trompera guère en assurant que Platon a détesté cordialement les Athéniens, et il faut s’en souvenir pour s’expliquer et pour juger avec discernement toute une partie de son œuvre.