Pour qu’on lise Platon/Préface

Boivin et Cie (p. 1-12).

POUR QU’ON LISE PLATON




Car on ne le lit plus du tout et il est de ceux que l’on ne connaît que par ce que les professeurs de philosophie en disent dans leurs cours ou en écrivent dans leurs manuels. Il n’est plus que scolaire.

La scolarité est d’abord le triomphe, puis le tombeau des auteurs. Elle les consacre d’abord comme étant de ceux qui doivent entrer dans l’entretien et comme dans l’aliment de l’humanité, et c’est la plus illustre et la plus chère récompense qui puisse stimuler l’ambition d’un homme et la satisfaire. — Un temps vient ensuite où la scolarité enterre un auteur. Comme il n’est plus qu’à moitié dans les préoccupations intellectuelles du public, chacun n’y prend garde qu’au cours de ses études, et, quittés les bancs, on ne le lit plus parce qu’on croit l’avoir lu et qu’on se tient quitte envers lui. Quand ce moment arrive pour un écrivain, il vaudrait mieux pour lui que les professeurs le laissassent de côté, moyennant quoi, après avoir quitté le collège, le curieux irait à lui comme à quelque chose d’inconnu, de non touché et d’imprévu. — Platon n’est plus lu qu’en classe, très partiellement, très superficiellement, par acquit de conscience, c’est-à-dire peu consciencieusement et avec le commencement du ferme propos de n’y plus revenir.

Et quand on y revient, je le sais par moi-même et par d’autres, il faut reconnaître qu’il nous donne quelques excuses pour le quitter, sinon très vite, du moins au bout de quelque temps. Il est long et il aime passionnément à être long. Il est causeur intarissable et causeur à répétitions et à retours sur lui-même. On lui a fait un grand mérite de ce que ses dialogues donnent absolument l’impression d’une conversation. Il est vrai ; mais il n’est que trop vrai ; et l’on ne songe point, quand on l’en loue, qu’une conversation, même de gens très intelligents, sténographiée, serait quelque chose de très pénible à lire et très fastidieux.

Il abuse de la dialectique minutieuse et pointilleuse et qui donne comme la sensation d’une hache divisant un porte-plume en allumettes et une allumette en aiguilles, ou plus encore d’un marteau frappant toujours sur le même clou avec la précaution de ne point renfoncer. Le parodiste ne serait pas trop injuste qui lui ferait dire : « Le tout, n’est-ce pas, Calliclès, est plus grand que la partie ?

— Sans doute.

— Et la partie est plus petite que le tout ?

— Assurément !

— Mais, si la partie est plus petite que le tout, c’est donc que le tout est plus grand que la partie ?

— Je le crois.

— Et si le tout est plus grand que la partie, c’est donc que la partie est plus petite que le tout ?

— Évidemment.

— Est-ce si évident que cela ? Concevrais-tu une partie qui contiendrait le tout ?

— Nullement.

— Mais tu conçois un tout qui contient une partie ?

— Il me semble.

— Donc la partie, étant contenue dans le tout, est plus petite que le tout ?

— À coup sûr.

— Et le tout, contenant la partie, est plus grand qu’elle ?

— Oui.

— Par conséquent les philosophes doivent être les chefs de l’État.

— Comment donc ?

— Sans doute. Reprenons. Le tout est plus grand que la partie… »

Au bout de vingt pages il faut convenir que les gens de notre siècle sont un peu énervés.

Il semble bien qu’il ait eu conscience de ce défaut, évidemment sensible, même pour les Grecs ; car il écrit quelque part : « … je dis que nous devons, toi et moi, nous souvenir de ce qui vient d’être dit et avoir soin désormais de donner l’éloge ou le blâme à la brièveté ou à la longueur de nos discours en prenant pour règle de nos jugements non pas la longueur relative, mais cette partie de l’art de mesurer que nous avons dit qu’il faut toujours avoir présente à l’esprit et qui repose sur la considération de la convenance. Cependant nous ne rapporterons pas tout à cette règle. Nous ne nous interdirons pas une longueur agréable, à moins qu’elle ne soit un hors-d’œuvre. » — Et certes on ne peut guère, à la fois mieux s’excuser d’un défaut, mieux exprimer la crainte d’y retomber, mieux s’en défendre, et plus y être. Platon est un de ces hommes qui font frémir quand ils disent : « J’abrège. »

À la longueur des préliminaires et des « apprêts », à la subtilité souvent très inutile et toute gracieuse des argumentations, il faut bien reconnaître qu’il joint quelquefois une véritable incohérence, soit que les textes ne soient pas encore bien établis, soit que nous ne sachions pas bien les comprendre, soit que Platon, réellement, ne soit pas toujours maître de la suite de sa pensée. Il y en a bien des exemples. Je signale surtout les contradictions presque perpétuelles entre les différentes parties de la République contradictions qui indiquent très bien (et c’est un renseignement précieux) que Platon ne possède nullement, ou écrit, ou fortement dessiné dans son cerveau et arrêté dans sa mémoire, un plan de son gouvernement, de sa cité, de sa ville idéale ; mais qu’il improvise et cause sur sa ville idéale, conformément à deux ou trois idées d’ensemble ; mais, du reste, avec si peu de précision d’esprit ou de parti arrêté relativement au détail, et au détail important, que quand une question déjà traitée se présente à nouveau, ce qui arrive souvent, il lui donne une solution très différente de celle qu’il lui a précédemment donnée.

Tenez compte encore, soit pour dresser la liste des défauts de Platon, ce à quoi je ne tiens aucunement, soit pour continuer à expliquer pourquoi on le lit moins, qu’il a une véritable manie qui consiste à ne pas conclure. Toutes ses méthodes, car il en a plusieurs, sa maïeutique, sa dialectique, son éristique, sa polémique, aboutissent généralement à ne conclure pas et sont, surtout, soit des moyens de ne pas conclure, soit des excuses à ne conclure point.

Sa maïeutique consiste à tirer d’un prétendu interlocuteur une idée que cet interlocuteur avait sans le savoir et qu’il est tout étonné et effrayé de produire. Matremque suus conterruit infans. Cela dispense de conclure soi-même ; parce que cela fait une petite comédie qui satisfait le lecteur par un dénouement non par des conclusions et qui l’éloigne du désir devoir conclure.

Sa dialectique, qui du reste se confond souvent avec sa maïeutique, consiste, quand elle se distingue de celle-ci, en une pluie de petits arguments cinglants et aigus, qui souvent, reconnaissons-le, sont dans la question ou dirigent droit sur la question ; mais souvent aussi en éloignent et ne paraissent destinés qu’à la faire oublier et à étourdir celui qui s’en préoccupe.

Et ainsi, soit malice, soit impuissance déguisée en adresse, c’est presque toujours quand on touche au point, que Platon fait donner sa garde d’arguments déployés en tirailleurs, pour nous en écarter brusquement et nous faire battre les buissons creux.

Le plus souvent du reste, on le sent, toute sa méthode est polémique et critique et ne vise qu’à confondre des ennemis intellectuels et à emporter sur eux des triomphes d’esprit.

Toutes ses méthodes ne laissent pas de se ramener un peu à cette méthode d’engourdissement de l’adversaire, de paralysation de l’adversaire, qu’il a si joliment définie dans le Ménon : « J’avais ouï dire, Socrate, avant que de converser avec toi, que tu ne savais autre chose que douter de toi-même et jeter les autres dans le doute ; et je vois à présent que tu fascines mon esprit par tes charmes, tes maléfices et tes enchantements, de manière que je suis tout rempli de doutes. Et, s’il est permis de railler, il me semble que tu ressembles parfaitement, pour la figure et pour tout le reste, à cette large torpille marine qui cause de l’engourdissement à tous ceux qui l’approchentet qui la touchent. » En vérité presque toujours Platon est trop complètement satisfait quand il a réduit ses adversaires au silence, ce qui du reste lui est assez facile, puisque c’est lui qui les fait parler ; et il se soucie peu d’arriver lui-même à des conclusions fermes et arrêtées. La plupart de ses dialogues, ceux-là mêmes qui touchent aux questions les plus importantes, se terminent sur une digression, sur un point de détail, sur une affaire assez étrangère, quelquefois, à ce qui faisait le fond du débat. Il est très fuyant avec des prétentions presque arrogantes à la précision. Personne ne s’est plus dérobé en raillant les autres de fuir.

Ce n’est point timidité. Il fut, et on verra à quel point je le proclame, extrêmement courageux. C’est goût naturel, ou habitude d’école une fois prise, ou coquetterie et désir de montrer aux sophistes qu’il est aussi capable qu’eux de sophistique et qu’il est vraiment aussi sophiste qu’eux, ce qui me paraît démontré au delà du nécessaire.

Il ne faut évidemment pas le prendre à la lettre, ni, quelquefois, aller jusqu’où il va, ni, souvent, s’arrêter où il s’arrête sans qu’on sache pourquoi il s’y arrête en effet. Il semble bien avoir surtout voulu être suggestif. Il veut laisser au lecteur beaucoup à deviner et beaucoup à imaginer. Il est de ceux qu’il faut compléter, non certes parce qu’il ne peut pas se compléter lui-même ; mais parce qu’il veut qu’on le complète. En attendant, suivre attentivement tant de raisonnements difficiles pour ne pas arriver à une conclusion et marcher péniblement et si lentement dans tant de sentiers pour n’aboutir souvent nulle part, cela ne laisse pas d’être une déception.

Et si à tout cela vous ajoutez des obscurités de mythes et des obscurités d’allusions à des choses connues des Grecs et que nous ne connaissons pas et des plaisanteries dont le sel n’existe plus pour nous ; et trop de conversations prolongées sur la pédérastie, institution que Platon finit par condamner énergiquement, mais dont il a eu tort de nous entretenir, sinon avec une complaisance, du moins avec une insistance qui nous est insupportable ; et ces comparaisons tirées des métiers de cordonnier, de cuisinier et de foulon, fabulas tabernarias, destinées à peindre au vif la prédication de Socrate, mais dont nous nous passerions et qui paraissent avoir ennuyé les Athéniens eux-mêmes : vous comprendrez assez que la lecture de Platon est quelquefois méritoire.

On aurait le plus grand tort, cependant, de ne plus le lire. Avec tous ses défauts, c’est d’abord un très grand poète, le plus grand peut-être que la mère des poètes ait connu. — C’est un très grand artiste et un des hommes qui ont eu le plus vivement, le plus profondément, le sentiment de la beauté. — C’est un très grand orateur et sa belle langue, fluide et souple, est un merveilleux vêtement, pour la pensée, élégante toujours et souvent forte. C’est un artiste, un poète et un orateur que Socrate, qui n’était rien de tout cela, a enivré, et cela fait une rencontre très curieuse et originale. L’homme qui, parce qu’il était athénien, poète, artiste et orateur, était peu destiné à être moraliste, s’enivre de la parole de Socrate, strictement et uniquement moraliste et ramenant tout à la morale. Il en résulte un moraliste très convaincu, passionnément convaincu, mais qui n’a du moraliste que le fond, si je puis dire ainsi, qui n’en a pas l’air, qui n’en a pas les enveloppes et les surfaces ordinaires, qui n’est ni austère, ni pédantesque, ni grave, ni ennuyeux, qui mène à la morale (et même au sacrifice de tout à la morale) par les chemins qui d’ordinaire sont plutôt pour en détourner ; par des conversations abandonnées, des propos souriants, des discussions brillantes, des joutes, des passes d’armes, des rêves, des tableaux, des mythes, des fables, des romans, des citations de poètes, des descriptions voluptueuses, des propos de dilettante et de sceptique. Renan, en petit, car relativement à Platon, Renan est petit, fait songer à lui. Il est l’homme, ce qui à certains égards et tout respect gardé, est un mérite appréciable, qui ressemble le moins à Kant. On peut, sans forcer le trait et sans trop s’alourdir sur cette idée, se le figurer comme un Nietzsche qui n’aurait pas voulu s’insurger contre Socrate et qui aurait fait la gageure d’être socratique, étant né Nietzsche ; ou qui aurait pris un plaisir de contradiction contre lui-même à prêcher Socrate, étant né Nietzsche, et à mettre toutes les ressources d’un Nietzsche, du reste supérieur, à prouver Socrate, d’ailleurs en l’altérant, mais encore en l’imposant à ses contemporains et à lui-même, bon gré mal gré qu’ils en eussent et bon gré mal gré qu’en une région de son for intérieur il en eût lui-même.

C’est au moins très curieux, et comme c’est moitié tour de force, moitié conviction, ou, si l’on veut et c’est mon avis, trois quarts conviction, quart gageure et tout d’artiste, c’est à la fois très sain et un peu pervers ; et donc c’est à la fois un ambigu plein de ragoût et un très bon aliment de l’esprit.

Il me semble que, pour le lire avec fruit, il faut ne pas s’attarder trop à tout son fatras de dialectique, de maïeutique et de polémique ; le lire posément et tranquillement, sans le discuter aussi minutieusement et pointilleusement qu’il discute lui-même ; recevoir l’impression générale de chaque dialogue, qui, tout compte fait, est souvent très forte ; se faire ainsi un système platonicien très simple et à grandes lignes, en transformant en lignes droites ses lignes sinueuses et ses zigzags ; contrôler et vérifier ce système ainsi obtenu sur les passages les plus élevés de tous et les plus affirmatifs que nous offre le texte ; et se donner ainsi un Platon d’ensemble, qui sera peut-être contestable, mais qui aura des chances de n’être pas trop éloigné du Platon véritable et qui en sera comme le portrait simplifié ou comme le plan à vol d’oiseau.

Ce plan tracé, on ne fera pas mal de se remettre à relire Platon en s’aidant du souvenir de ce plan et de ce portrait ; et alors, peut-être, on l’entendra mieux et on le goûtera davantage. Pour mon compte, quand j’aurai fini ce volume que je commence, je ne manquerai pas de relire Platon tout entier, ce qui sans doute me dégoûtera de mon livre, mais me fera prendre un tout nouveau plaisir aux siens. Si cette étude vous procure le bénéfice que je compte en retirer pour moi, je n’aurai pas perdu mon temps ; si elle ne le procure qu’à moi, ce qui est assez probable, je ne l’aurai pas perdu non plus.