Pour qu’on lise Platon/Les haines de Platon : La Démocratie

Boivin et Cie (p. 23-36).

II

LES HAINES DE PLATON : LA DÉMOCRATIE.



Il est à peu près inutile de dire que Platon a autant d’horreur pour la démocratie que pour les Athéniens. Il déteste même les Athéniens surtout parce qu’ils sont démocrates. Pour parler comme Bossuet, avec une variante, l’une de ces choses lui fait détester l’autre ; car s’il déteste les Athéniens comme étant le peuple où la démocratie s’épanouit le plus largement, il déteste aussi la démocratie comme achevant de pervertir les Athéniens et de les rendre plus absurdes. On l’a déjà vu, la démocratie, pour Platon, c’est l’incompétence. Elle consiste à confier le pouvoir non à ceux qui savent, et qui par conséquent pourraient diriger ; mais à ceux qui par définition ne savent rien et ne peuvent rien diriger du tout, si ce n’est au gré de leurs passions.

C’est même comme son caractère essentiel de mettre la passion où il faudrait le savoir, et de mettre exclusivement la passion là où la passion devrait être exclue. On peut appeler, si l’on veut, la politique la science du gouvernement ou la « science royale ». Cette science appartient sans doute à ceux qui l’ont étudiée. La démocratie consiste à ne pas tenir compte de ceux qui ont étudié cette science et à ne tenir compte que de tous les autres En effet, elle transporte la souveraineté des plus sages ou des plus instruits aux plus nombreux. Or les ignorants étant les plus nombreux, dans ce nombre les plus sages et les plus instruits sont comme s’ils n’étaient pas, et le résultat de l’opération a été de les exclure et de les supprimer comme si on les exilait.

La démocratie a donc pour objet et même pour objet unique de supprimer la compétence et de la remplacer par l’incompétence même. Elle fait, pour ce qui est de gouverner l’État ce qu’on ferait si pour monter une tragédie, on s’adressait et m’on se confiait à tous ceux qui s’y intéressent, sauf le chorège et le poète tragique. C’est une méthode qui peut paraître singulière ; mais il faut tenir compte de ceci que la démocratie a le culte et comme l’idolâtrie de l’incompétence et se défie de la compétence comme de son ennemi.

Il ne faut pas s’étonner de cela. On peut le déplorer ; mais il ne faut pas s’en étonner. Il en est d’un peuple comme d’un individu et d’une citéexactement comme d’une âme. Or ne voyez-vous pas qu’il y a des âmes, et nombreuses, et les plus nombreuses peut-être, qui méconnaissent la partie saine d’elles-mêmes, ou qui, plutôt, sans la méconnaître, ne peuvent point se résigner à lui obéir et en définitive aiment mieux être gouvernées par leur ignorance que par leur savoir ? — « Quelle est la plus grande ignorance ? La voici, à mon avis. C’est lorsque, tout en jugeant qu’une chose est belle ou bonne, au lieu de l’aimer on l’a en aversion, et encore lorsqu’on aime et embrasse ce qu’on reconnaît comme mauvais ou injuste. C’est cette opposition qui se trouve entre nos sentiments d’amour ou d’aversion et le jugement de notre raison que j’appelle une ignorance extrême. Elle est en effet la plus grande, parce que, si on envisage notre âme comme un petit État, elle en affecte la partie mobile, celle où résident nos plaisirs et nos peines et qu’on peut comparer à la multitude et au peuple. J’appelle donc ignorance cette disposition de l’âme qui fait qu’elle se révolte contre la science, le jugement, la raison, ses maîtres légitimes : elle règne dans un État lorsque le peuple se soulève contre les magistrats et les lois ; elle règne dans un particulier lorsque les bons principes qui sont dans son âme n’ont aucun crédit sur lui et qu’il fait tout le contraire de ce qu’ils lui prescrivent. Et je regarde cette espèce d’ignorance, soit dans le corps de l’État, soit dans chaque citoyen, comme la plus funeste. Posons donc comme certain et incontestable qu’il ne faut donner aucune part dans le gouvernement aux citoyens atteints de cette ignorance… »

Une ignorance qui se complaît en elle-même, c’est la définition de la démocratie ; et une ignorance qui se défie de tout ce qui ne lui ressemble pas, et une ignorance qui se croit supérieure à tout ce qui ne lui ressemble point, et une ignorance qui s’admire, qui se cultive, qui se perfectionne et qui se répand ; car ceux qui auraient quelque tendance à y échapper y reviennent vite, ou ne la quittent point, en considération des grands avantages qu’elle procure et de la défaveur, de l’ostracisme qui frappe ce qui n’est pas elle.

Et c’est ainsi que la démocratie fait tache d’huile avec une si prodigieuse activité dès qu’elle naît et, non seulement s’empare du gouvernement, mais absorbe et corrompt l’État tout entier.

La marche est la suivante, ou du moins elle a été telle à Athènes et elle doit être à peu près la même partout : «… chacun se croyant capable de juger de tout, cela produisit un esprit général d’indépendance ; la bonne opinion de soi-même délivra chaque citoyen de toute crainte, et l’absence de crainte engendra l’impudence ; et poussa l’audace jusqu’à ne pas craindre les jugements de ceux qui valent mieux que nous, c’est la pire espèce d’impudence ; elle prend sa source dans un esprit effréné d’indépendance. À la suite de cette espèce d’indépendance vient celle qui se soustrait à l’autorité des magistrats ; de là on passe au mépris de la puissance paternelle ; on n’a plus pour la vieillesse et pour ses avis la soumission requise. À mesure qu’on approche du terme de l’extrême liberté, on arrive à secouer le joug des lois, et quand on est enfin arrivé à ce terme, on ne respecte ni ses promesses ni ses serments, on ne connaît plus de Dieux ; on imite et l’on renouvelle l’audace des anciens Titans et l’on aboutit, comme eux, au supplice d’une existence affreuse qui n’est plus qu’un enchaînement de maux… »

Il y a une objection à ces assertions véhémentes. La démocratie est peut-être l’esprit d’indépendance impatiente ; elle est peut-être l’ignorance ; mais cependant, et elle l’a montré, elle sait choisir des chefs ; et ces chefs, eux, sont instruits et intelligents ; ils ont, eux, la « science royale » et parfois même ils ont du génie. — Platon a très souvent, sans doute, entendu, de ses oreilles, cette objection ; car il y répond souvent et avec vivavité et avec verve. J’entends bien, dit-il, que l’on me veut parler des Miltiade, des Thémistocle, des Périclès et des Cimon. Je respecte ces grands noms de l’histoire athénienne ; seulement, je fais deux remarques : la première que ces grands hommes ne semblent pas avoir amélioré beaucoup leurs concitoyens ; et la seconde que leurs concitoyens les ont tous accusés, reniés, condamnés, proscrits ; d’où il faut bien conclure de deux choses l’une, ou que ces grands hommes étaient des coquins dignes de châtiment, ou qu’ils étaient incapables d’améliorer leurs concitoyens, puisque c’est après avoir été gouvernés et dressés par eux pendant des années que leurs concitoyens avaient la perversité de les condamner ; d’où il faut en définitive inférer de trois choses l’une : ou que la démocratie se donne des chefs qui sont des scélérats et qu’elle est forcée de frapper ; ou qu’elle se donne des chefs si incapables qu’ils la rendent plus féroce au lieu de la civiliser ; ou que la démocratie, quand elle n’a pas été aveugle, s’empresse de devenir ingrate ; — et aucune de ces conclusions n’est à l’éloge de la démocratie, ni de nature à en faire prendre le goût.

« L’objet de l’homme d’État est de faire de bons citoyens… Or te semble-t-il que ces personnages dont tu parlais tout à l’heure, Périclès, Cimon, Miltiade, Thémistocle, aient été de bons citoyens ?… S’ils ont été bons citoyens, il est évident qu’ils ont rendu leurs compatriotes meilleurs, de pires qu’ils étaient auparavant… Or, c’est le contraire qui est arrivé. J’entends dire, en effet, que Périclès a rendu les Athéniens paresseux, lâches, babillards et intéressés, ayant le premier soudoyé les troupes. D’autre part Périclès s’acquit au commencement une grande réputation, et les Athéniens dans le temps qu’ils étaient plus méchants sans doute, n’ayant pas encore été améliorés par lui, ne rendirent contre lui aucune sentence infamante ; mais sur la fin de sa vie, quand ils furent devenus bons et vertueux par ses soins, ils le condamnèrent pour cause de péculat et peu s’en fallut qu’ils ne le condamnassent à mort, sans doute comme un mauvais citoyen… On tiendrait pour méchant gardien tout homme qui aurait des ânes, des chevaux, des bœufs à garder, et si ces animaux, devenus féroces entre ses mains, ruaient, frappaient de la corne, mordaient, quoiqu’ils ne fissent rien de semblable lorsqu’on les lui a confiés… »

Périclès est l’exemple le plus illustre de ce phénomène, qui, de quelque façon qu’on l’interprète, va contre la démocratie ; mais il n’est pas le seul. Voyez Cimon et les autres : « Le peuple, dont Cimon prenait soin, ne lui fit-il pas subir la peine de l’ostracisme afin d’être dix ans entiers sans entendre sa voix ? N’eut-il pas la même conduite à l’égard de Thémistocle et de plus ne le condamna-t-il pas au bannissement ? Pour Miltiade, le vainqueur de Marathon, ils le condamnent à être précipité dans la fosse et, sans le premier Prytane il y eût été jeté. Cependant, s’ils avaient été bons citoyens, comme tu le prétends, il me leur serait arrivé aucun mal. Il n’est pas naturel que les habiles conducteurs de chars ne tombent point de leurs chevaux dans les commencements et qu’ils en tombent après avoir rendu leurs chevaux plus dociles et être devenus eux-mêmes meilleurs cochers… »

Il faut conclure de tout cela que la démocratie, si l’on en juge par l’exemple d’Athènes, est un assez mauvais état politique, puisque ses plus illustres chefs sont toujours par elle jugés mauvais, ce qui condamne eux ou elle, et en dernière analyse elle toujours, étant clair que, si elle ne se trompe pas quand elle les renverse, c’est qu’elle s’était trompée quand elle les élut.

À la vérité, ce gouvernement se donne un beau titre : il se flatte d’être le gouvernement des Lois ; et il se donne un beau mérite : il affirme que sous son régime ce n’est aucun homme qui commande, mais la loi seule, et que personne n’y est sujet que de la Loi. Qui pourrait se plaindre, ou parler de tyrannie dans un état d’où le caprice et l’arbitraire sont bannis, puisque c’est la loi qui gouverne ?

Platon est peu ému de cette objection. Pour ce qui est du gouvernement d’un peuple par les lois, il y a deux cas, et en vérité il n’y en a pas un troisième. Ou les lois sont très fixes, très rarement changées, respectées en raison même de leur ancienneté, véritables reines inamovibles de la Cité ; — ou les lois sont faites et refaites continuellement, au jour le jour, par une manufacture législative sans cesse en exercice.

Dans le second cas il est bien évident que le peuple n’est nullement gouverné par des lois. Il est gouverné par des législateurs, qui donnent seulement le nom de lois à leurs volontés successives, d’hier, d’aujourd’hui, de demain. Il est gouverné par le corps législatif, Sénat, Oligarchie ou Peuple, qui a simplement la politesse d’appeler lois ses caprices. Il est gouverné capricieusement, arbitrairement, tyranniquement, avec mention du mot loi. Il est gouverné par un tyran qui nomme lois les actes de sa tyrannie. Il est gouverné légalement, selon les mots, tyranniquement, en fait ; il n’y a rien de plus clair.

L’autre cas, celui où les lois sont très fixes, très rarement changées et où un respect religieux s’attache aux lois anciennes est certainement ce qu’on peut appeler le gouvernement de la loi ou le gouvernement des Lois ; mais, chose remarquable, il n’inspire pas beaucoup plus de respect que l’autre à Platon et il excite tout autant sa verve, sa raillerie et cette ironie éloquente où il excelle.

Il ne faut pas que la fameuse Prosopopée des Lois dans le Criton nous trompe sur ce point. Platon dans le Criton a fait tenir par Socrate, sur le respect dû aux Lois et sur l’obéissance absolue due à la Loi, un très beau langage ; mais cela ne l’a pas empêché de se moquer du régime des Lois dans la Politique.

Si l’on tient à concilier ces deux textes (y tiendrait-il lui-même ?) on pourra dire que dans le Criton Platon veut affirmer simplement que, lorsqu’on a accepté de vivre sous le bienfait de la loi, on n’a point le droit de se dérober à elle au cas où elle vous frappe ou même vous tue, qu’il y a contrat entre elle et vous auquel vous ne pouvez pas vous soumettre quand il vous est favorable et vous soustraire quand il vous lèse (et en effet, il n’y a rien de plus dans la Prosopopée des Lois) — tandis que dans la Politique Platon s’attaque à la Loi elle-même, en soi, et se demande, non pas s’il faut obéir à la Loi dans les États gouvernés par les Lois ; mais si de faire gouverner un État par les Lois, est une chose raisonnable.

Quoi qu’il en soit, Platon doute beaucoup que ce soit très raisonnable de faire gouverner un État par des lois fixes, arrêtées, anciennes et qui ne changent point tous les jours. En effet, si les lois faites au jour le jour sont tyranniques et ne peuvent même mériter le nom de lois, les lois anciennes et fixées, les lois inamovibles, ont ceci contre elles qu’elles sont quelque chose d’inflexible qui se propose de régler l’activité souple et variée et variable des hommes ; qu’elles sont quelque chose d’un qui se propose dérégler le multiple ; qu’elles sont quelque chose d’identique à soi qui se propose de régler le changeant ; et enfin quelque chose de mort qui se flatte de régler et de gouverner la vie.

C’est absolument irrationnel, et c’est même comique. Figurez-vous un maître de gymnase ou un médecin qui part pour un voyage et qui laisse à ses élèves ou à ses malades ses instructions écrites ; puis qui revient et qui se croit obligé à ne pas s’écarter des instructions écrites qu’il a laissées et à abdiquer devant elles et qui préfère cette règle insensible et presque aveugle à sa propre intelligence, à son diagnostic ou à son observation, à ce qui lui permettrait de varier ses instructions selon les caractères et à proportionner ses conseils et avis aux tempéraments et complexions.

C’est faire de même que de mettre la loi à la place d’un homme sage. La loi peut être sage ; mais elle l’est sans flexibilité et sans nuances, et c’est une extrême flexibilité et de multiples nuances qu’il faut sans doute pour gouverner l’être divers et ondoyant. Par définition la loi est bonne pour une moyenne, elle est faite en vue de cette moyenne et comme prise à sa mesure. Et c’est à tous qu’on l’applique : donc on est sûr de se tromper en l’appliquant.

« Ce qui est applicable à la plupart des individus et la plupart du temps, le législateur en fera une loi et l’imposera à toute la multitude, soit qu’il la formule par écrit, ou qu’il la fasse consister dans les coutumes non écrites des ancêtres. » — Cette loi blessera, inutilement pour la société, et même dangereusement pour la société, tous ceux-là, et ils seront nombreux, qui seront un peu en dehors de la moyenne ; elle s’opposera aussi à toute idée nouvelle, soit en fait d’organisation sociale, soit en fait de discipline ; elle ressemblera à un maître impérieux, borné et têtu.

La loi-reine ressemble à un vieux tyran qui n’aurait jamais été très intelligent, mais qui serait un peu affaibli et qui répéterait avec l’obstination des vieillards les risibles maximes de gouvernement et les vieilles décisions du temps de sa jeunesse sans vouloir rien entendre à personne : « La loi ne pouvant jamais embrasser ce qu’il y a de véritablement meilleur et de plus juste pour tous à la fois, ne peut non plus ordonner ce qu’il y a de plus excellent, car les différences qui distinguent tous les hommes et toutes les actions et l’incessante variabilité des choses humaines toujours en mouvement, ne permettent pas à un art, quel qu’il soit, d’établir une règle simple et unique qui convienne à tous les hommes et dans tous les temps. Et c’est pourtant là, nous le voyons, le caractère de la loi, pareille à un homme obstiné et sans éducation qui ne souffre pas que personne fasse rien contre sa décision et qui ne s’inquiète de rien, non pas même s’il venait à quelqu’un, une idée nouvelle et préférable à ce que lui-même a établi. »

Il faut donc reconnaître que la Démocratie est un bien mauvais gouvernement, puisque, même sous sa meilleure forme, il est détestable. La démocratie déréglée, la mauvaise démocratie consiste à faire continuellement des lois, aujourd’hui contre une personne, demain contre une autre, aujourd’hui contre une classe de personnes, demain contre une autre ; — la « bonne démocratie », la meilleure, consiste à faire gouverner des vivants par des statues, des esprits par des lettres inflexibles, rigides, sourdes et aveugles.

Et il n’y a pas un troisième cas ; mais il y a une sorte de combinaison de ces deux régimes, appel étant fait, selon les besoins, soit à des lois nouvelles, circonstancielles et personnelles qui ne sont que des gestes du tyran à mille têtes ; soit à des lois anciennes que l’on fait revivre contre les novateurs pour les réprimer et contre les esprits libres pour les emprisonner, les proscrire ou les mettre à mort ; — et cette combinaison, c’est la démocratie athénienne elle-même, de quoi il n’y a pas lieu peut-être que la ville d’Athènes se glorifie.

Il ne faut jamais oublier, et Platon ne l’oublie jamais, que c’est cette démocratie-là, victorieuse et enivrée de sa victoire après la chute des Trente Tyrans, s’appuyant sur des lois surannées qu’elle faisait revivre comme armes de proscription, qui a tué Socrate. Anytus était un des chefs de la démocratie.